Après Les Vieux Fourneaux que Michel avait dévoré avec un plaisir communicatif, la Bande dessinée continue, chez Dargaud du moins de nous parler social et lutte des classes.
En effet, une BD - enfin plutot un roman graphique -- Lip, des héros ordinaires, publié courant du mois de mars se charge de nous rafraichir la mémoire sur une affaire qui a tenu en haleine toute la France en 1973, et qui nous a vraiment emballé, Michel et moi. La bonne idée des auteurs c'est de raconter ces 329 jours de lutte à travers le prisme d'une ouvrière, Solange, d'abord réticente puis partie prenante... Un roman graphique de 176 pages – dont un cahier supplémentaire inédit – idéal pour se rafraichir la mémoire pour les générations de l'époque, ou pour les nouvelles pour découvrir la lutte des ouvriers dont le leitmotiv était : "On fabrique, on vend, on se paie !"
Et le récit est admirablement tissé par Laurent Galandon, le dessinateur Damien Vidal est au diapason en adoptant un trait simple et une mise en noir et blanc des plus sobres qui rendent parfaitement crédible l’histoire de Solange et de cette lutte si emblématique.
Et comme Damien Vidal est lyonnais -et carrément du même quartier que moi- on a pu le rencontrer autour d'un café ce samedi et on lui a posé toutes les questions qui nous brulaient les levres :
Rencontre et interview exclusive avec Damien Vidal, l'illustrateur de la BD "Lip, des héros ordinaires"
Baz'art : Tout d'abord, merci beaucoup Damien d'avoir accepté de nous rencontrer pour répondre à nos questions pour les lecteurs de Baz'art, et bravo pour votre magnifique travail sur Lip des héros ordinaires. Notre première question est toute simple, nous aimerions connaitre quelles ont été vos motivations pour mettre en image ce combat ?
Damien Vidal : Au départ, c’est une volonté de Laurent (Galandon), qui avait déjà travaillé dans ses œuvres précédentes sur la question sociale à travers l’Histoire (avec notamment son album Vivre à en mourir sur l’affiche rouge) d’aborder ce combat par le prisme de la « docu fiction », un terme qu’il revendique pleinement.
Il était important de donner un coup de projecteur aux ouvriers, cette frange de la population, pourtant majoritaire, qui est trop souvent écartée d’une grande partie de ces œuvres, qui n’ont jamais la parole. Et le titre « héros ordinaires » va complètement dans cette volonté de redonner un peu de dignité à ces personnes ordinaires mais dotés d’un courage hors du commun.
Il nous a semblé que ce combat des LIP était emblématique de ce courage dont les ouvriers ont fait preuve (NDLR : LIP fut l'une des toutes premières usines à engager un bras de fer avec le gouvernement) et qu’il était vraiment intéressant de mettre l’accent sur cette lutte là.
Par ailleurs, Laurent Galandon se définit avant tout comme un raconteur d’histoires et, avait très envie d’élaborer une « docu fiction » (un terme qu’il revendique) mélangeant documentaires et approche fictionnelle et romanesque.
Ce combat des LIP, nous semblait dès lors, en terme de rebondissements et de potentiel romanesque, idéal pour qu’une telle docu fiction puisse y trouver sa place. Il y avait dans cette lutte un vrai « climax », une matière évidente pour y raconter une belle histoire.
Si certains ont tendance à considérer uniquement la bande dessinée comme un loisir, il est important aussi, à mes yeux, que la BD aborde des thèmes plus profonds et qu’on aborde frontalement la question sociale, ce qu’on a essayé de faire avec cet album.
Baz'art : Pourriez- vous revenir sur l’origine de cette collaboration entre Laurent Gallandon et vous-même ? Est-ce que vous vous connaissiez avant de travailler sur cet ouvrage ensemble ?
Damien Vidal : Non, nous ne nous connaissions pas du tout avant d’entreprendre ce travail en commun. En fait, Laurent Gallandon, qui dans la lignée de ses précédentes BD, s’était engagé auprès de Dargaud et avait prévu d’élaborer « Lip les héros ordinaires » avec Jeff Pourquié, un autre illustrateur, un très bon ami à moi.
Mais celui-ci était pris par ailleurs sur un autre travail et il m’a gentiment demandé si j’étais intéressé pour reprendre le flambeau et il m’a présenté à Laurent. Personnellement j’étais sur un autre projet abordant également le monde du travail, mais qui n’a pas trouvé d’éditeur et je n’ai pas hésité un seul instant pour saisir cette formidable opportunité. J’avais jusqu’à présent publié un seul ouvrage- le fil paru en 2011 chez Jarjille- composé d’une douzaine de pages, et plutôt modeste sur le fond et la forme, et évidemment LIP, les héros ordinaires » était d’une toute autre envergure.
Comment avez-vous appréhendé votre travail d’illustrateur sur cette BD ? Était ce un travail de longue haleine et quels étaient les impératifs de départ au niveau du format, du cadre ?
Damien Vidal : Oui, c’était un travail de longue haleine, on peut le dire… j’ai mis 19 mois environ à finaliser ce travail d’illustrations sur l’album, mais j’ai commencé j’avais une autre activité (professeur d’arts plastiques) à temps plein… L’idée, commune à Laurent et à moi était de faire de ce récit un one shot mais en même temps que l’album constitue un temps de lecture conséquent, au delà du format habituel de 46 pages de la BD traditionnelle. Il faut deux bonnes heures de lecture pour plonger dans cet album, et on tenait vraiment à cet investissement de la part du lecteur, eu égard à la force du sujet.
Et en outre, comme je l’ai déjà dit, il était vraiment important de souligner l’aspect fiction de cet album, seule la fiction nous permettait d’être le plus synthétique par rapport à la diversité des revendications de tel ou tel manifestants.
Avec Laurent Gallandon, la collaboration s’est très bien passée, il y a eu beaucoup de discussion notamment en amont, sur la base de nos discussions j’ai pu construire le « story-board « donnant le cadre général de l’album, et il y a apportait quelques modifications
Justement en parlant de cette fiction : il s’agit donc d’une mère célibataire qui avait réussi à se marier se devait d’être soumise « LIP »c’est aussi le récit d’une émancipation, Solange votre héroïne, en s’ouvrant au combat syndical acquiert une conscience politique dont elle-même se croyait incapable …. « LIP », une bédé féministe ?
Damien Vidal : Oh, féministe, je ne sais pas…j’ai tendance à me méfier de ces adverbes comme « féministes » ou « militants », car ce sont des mots pièges, fourre tout, dans lesquels chacun met ce qu’il veut.
Ce qui est certain dès de le départ de notre entreprise, c’est qu’on tenait à cœur de mêler deux histoires, la petite et la grande ; c’était la base du travail de docu fiction cher à Laurent Galandon : parallèlement à la description au plus proche des faits, de ce conflit social, nous voulions créer des personnages fictifs pour que le lecteur puisse avoir de l’empathie.
Et comme les années 70 sont aussi celles de l’émancipation des femmes, il nous a semblé naturel de prendre une femme comme personnage principal témoin d’abord passif puis acteur de cette lutte. Il nous a été également essentiel de ne jamais verser dans le manichéisme et de peindre des personnages tous attachants, tous humains, même dans leurs obstination et leurs idées préconçues. Même le mari de Solange, a priori le personnage le plus antipathique, on n’avait pas envie de le charger…
Il y a 10 ans Etienne Davodeau recueillait le témoignage de ses parents syndicalistes dans « les mauvaises gens » est-ce que le travail de cet auteur vous a influencé ? Par ailleurs, je suppose que vous avez vu le film « LIP l’imagination au pouvoir » de Christian Rouaud ( de 2007) pour vous documenter ?
Damien Vidal : Oui évidemment, le travail de Davodeau et celui de Rouaud ont été essentiels comme base de départ pour notre travail, mais ce ne sont pas les seules oeuvres de référence. Par exemples, entre autres, Lip, un été tous ensemble un autre film documentaire de Dominique Ladoge, celui d’Huguette Debaisieux et Pierre Lary « LIP, autoportrait par les ouvriers grévistes », ainsi que les films de Chris Marker et de Carole Roussopoulos, qui traitent également de ce sujet ont également été une base de travail non négligeables.
Pour en revenir plus précisemment à Etienne Davodeau, évidemment ses œuvres et son habileté à mener portrait d’une lutte sociale et fiction très bien menée ne peuvent qu’être une source d’inspiration pour tous ceux qui ont une approche un peu similaire dans les intentions.
Qui a eu l’idée de proposer Mélenchon pour la préface, par ailleurs plutôt fine et émouvante quand on connait le côté très rentre dedans du personnage médiatique ?
Damien Vidal :En fait, Laurent Galandon a un ami qui est membre du Front de Gauche, le parti de Jean Luc Mélenchon et comme on cherchait un observateur témoin de cette lutte, l’éclairage d’un militant, mais pas un acteur de premier plan, pour qu’il y ait une certaine mise à distance.
Ainsi, comme nous avons appris que Jean Luc Mélenchon était à Besançon à cette époque et qu’il a ait vécu les événements de très près, nous lui avons proposé et il l’a accepté sans hésiter. La seule consigne qu’on lui avait donné c’était de ne pas utiliser cette préface pour en faire une tribune politique, ce qu’il a respecté et bien au delà, puisqu’il a livré cette préface chargé d’humanité et de souvenirs.
Étonnamment la post face écrite par Claude Neuschwander, le Directeur de LIP en 1974 à la fin de la grève est bien plus agressive et revendicative que celle de Mélenchon.
Avez-vous voulu rencontré des acteurs de ce conflit pour votre travail de documentation et d’élaboration du livre ?
Damien Vidal : Non, pas du tout, au contraire, c’était une des interdictions que nous nous sommes posées, Laurent et moi. Comme cette lutte a impliqué 1300 agents et que nous ne voulons pas éclairer des employés et des catégories plutôt que d’autres, nous avons préféré d’une part créer ces personnages fictifs de Solange, Ariel et les autres d’autre part ne rencontrer personne avant la publication de ce livre. Nous n’avons voulu travailler qu’à partir de témoignages trouvés dans les lectures, les documentaires, les films et les articles de presse.
Mais ensuite, une fois que notre travail fut achevé, que ce soit en allant directement sur Besançon présenter le livre ou bien grâce à la page Facebook de l’album), nous avons reçu plein de témoignages d’acteurs de ce conflit qui sont intervenus et qui ont généralement approuvé l’authenticité des faits que nous utilisons dans l’album.
C’est ainsi que Patrice Barbier, le photographe militant (NDLR : personnage présent dans l’album) nous a contacté et nous a transmis tout un tas de photos que l’on retrouve à la fin de la BD et qui apportent un nouvel éclairage à la BD.
Avez-vous présenté votre ouvrage à Besançon ? et si oui, comment a-t-il été reçu ?
Damien Vidal : Oui, nous l’avons présenté à Besançon et les gens étaient vraiment ravis de cette BD, les retours étaient très positifs.
Nous avons notamment eu contact avec Charles Piager (un des syndicalistes les plus actifs lors de cette bataille) qui était plus que satisfait de la justesse des faits relatés dans la BD, ce qui nous a évidemment soulagé.
Question qui est moins centrée sur le sujet mais qui nous a bien interpellé : on voit à un moment le fils de Solange lire un tome de la cultissisme BD Philemon de Fred…est ce un hommage à l’artiste décédé récemment ?
Damien Vidal: Oui, tout à fait, c’est marrant que vous l’ayez remarqué. Nous avons appris la mort de Fred pendant que nous étions sur l’album et du coup, j’ai eu envie de lui rendre ce petit hommage tant ce dessinateur a forcément compté pour moi dans ma passion pour le dessin.
Question intemporelle et incontournable : êtes vous plus Spirou ou Tintin ? Franquin ou Hergé… ?
Damien Vidal : Sans l’ombre d’une hésitation aucune, je suis Franquin…
Merci beaucoup Damien pour cette longue entrevue et pour votre gentillesse, et bon vent pour vos projets futurs ..