Magazine Culture

[note de lecture] Gilles Plazy, "Les mots ne meurent pas sur la langue", par Anne Malaprade

Par Florence Trocmé

 

Plazy
Les mots vivent dans le livre, courent sur les pages, animent l’inerte, cristallisent le sens. Gilles Plazy leur fait signe, et nous fait signe, en choisissant d’interroger leur valeur, leur matière, leur apparition et leur don de réalité. Il questionne, en quatre moments indéfinis (trois des quatre titres de cet opus sont prolongés par des points de suspension), leur résurrection immanente d’autant plus incroyable qu’elle doit tout à la matière. Une première section veut s’approcher de la poésie tout en jouant son abandon — « Larguant les amarres… » : la définir humblement (comme le prouve l’emploi liminaire du conditionnel), la distinguer à partir de ce qu’elle n’est pas (la prose), en recourant à des images traditionnelles (flamme, flux, débordement), tout en renvoyant à un espace social qui la cadre et que pourtant elle ne cesse d’excéder. Dans un deuxième moment intitulé « Taraudé, laminé… », la tonalité se fait plus sombre et plus inquiète : interjections, questions qui ouvrent à l’abîme, souhaits exprimant l’impossible tout autant que l’irrémédiable, fragments désenchantés qui pourtant veulent encore croire en l’effraction possible d’un « je ». On retrouve, à nouveau, Orphée, dont le chant et le geste esquissent un mouvement et un choix qui ne cessent de nous réveiller à nous-mêmes et à l’exigence d’une langue traversée d’une pensée expérimentale. « Entre extase et déroute » rappelle, à partir de ce moment de crise qu’expérimentent les poétiques de Baudelaire, Mallarmé et Rimbaud, comment la poésie doit, à partir d’un bouleversement qui n’en finit pas de s’annuler, se décrire et se figurer contre elle-même, résister à ce qu’elle ne peut plus être, ce qu’elle ne veut plus soutenir, ce qu’elle se refuse d’affirmer : forme, registre, pose, posture, thèmes. Cette dernière court alors jusqu’au vertige (vestige ?) d’elle-même ; elle se heurte au plus extrême de ce qu’il est possible d’affirmer par la négation. Par là elle frôle et convoque ce vide dont elle veut rendre compte. Elle parvient néanmoins, par une langue étreignant la parole, à rendre le processus créatif plus vivant, plus urgent, plus radical : intensité qui ébranle et bouscule les frontières de la lisibilité, et fait, conjointement, dériver le poète et son frère lecteur vers des contrées inconnues. Désormais la technique poétique renvoie à une physique plus qu’à une métaphysique. Ainsi le verbe modèle un autre territoire, un lieu hors de tout lieu, une perspective qui flèche l’avenir depuis un présent instable et précaire. Rien n’est définitivement défini. Temps et espace, relations entre les sexes, liens entre signifié et signifiant apprennent la mouvance et côtoient l’insensé. La dernière section, sobrement intitulée « Le dire de l’être… », initie une perspective ontologique : malgré tout — malgré la fin, le néant, l’imposture et l’abîme — persiste dans le rien la vibration d’une chose —res — ou d’un sentiment qui veulent se faire entendre, qui doivent être dits, et s’entêtent à travailler l’articulation d’un sens-son, taches lumineuses hantées par les ténèbres. Les mots s’approprient le dire, tressent la parole, réaniment la langue. Ils esquissent la qualité en ne perdant jamais le contact avec l’émotion. Celle des sens et du corps bien sûr, mais celle, également, qu’émet toute pensée native. Car la poésie pense le monde quand la philosophie l’articule ; elle observe le temps à l’œuvre alors que la métaphysique le circonscrit. Elle accepte de se laisser dépasser et envahir par son objet, et joue des glissements qui délient le signifié du signifiant, le signe du référent. Souplesse et grâce, donc, d’une parole poétique qui assume l’ombre du doute, fréquente le mystère, se nourrissant d’une énigme que les mots ressuscitent lorsqu’ils habillent la voix de l’écrit. 
 
[Anne Malaprade] 
 
Gilles Plazy, Les mots ne meurent pas sur la langue, éditions Isabelle Sauvage, 2014, 36 p., 8 euros. 


Retour à La Une de Logo Paperblog

A propos de l’auteur


Florence Trocmé 18683 partages Voir son profil
Voir son blog

l'auteur n'a pas encore renseigné son compte l'auteur n'a pas encore renseigné son compte

Magazines