« Un poème digne de ce nom fait ce qu’il dit. Il forme l’écart dans son propre ajointement. Dit autrement : il délie le lié que pourtant il propose. Il aménage du discontinu dans sa passion (prosodique et écholalique) de continu. Il laisse jouer le déchaîné dans le fondu rythmique qu’il enchaîne.
La balistique chaloupée de la forme est fonction de cette dialectique du lié et du délié. La spécificité du geste « poétique » réside dans ce jeu entre un effet de continu-enchaîné et un effet de discontinu-déchaîné. D’une part : une articulation de liants formels modulés ; d’autre part : une éclipse des significations réflexes. Ce que « représente » le poème, c’est cela – quel que soit ce qu’il « figure » (des scènes, des affects, des sites, des « sujets »). Soit : le poème représente toujours la source de la poésie en lui. C’est-à-dire la cause qui a fait que, sous la pression du hors-sens, il s’est écrit autrement que ne s’écrivent la prose narrative ou le discours intellectuel. Un poème « sérieux » remonte toujours vers la cause qui fait qu’il y a aussi « de la poésie » – plutôt que seulement l’ensemble des récits et des discours : « retour amont », comme disait René Char […] ».
Christian Prigent, « Hiéroglyphe des différences (explication de texte) », in Jude Stéfan, le festoyant français, actes du colloque de Cerisy (5-12 septembre 2012), textes réunis et présentés par Béatrice Bonhomme et Tristan Hordé, Paris, Honoré Champion, collection Poétiques et esthétiques XXe-XXIe siècles, 2014, p. 129-130.
[Choix de Matthieu Gosztola]