Quand foire un piston ...

Publié le 21 mai 2014 par Dubruel

LE PROTECTEUR (d'après Maupassant)

Fils d’un huissier, Jean Marin

Faisait son droit au quartier Latin.

Dans les différentes brasseries

Qu’il fréquentait, il était devenu l’ami

De nombreux étudiants de la Faculté.

Six années plus tard, l’un d’eux fut élu député.

Marin devint son chien fidèle,

Celui qui fait les corvées

Et les démarches inusuelles.

Ce député fut nommé ministre. Un mois après,

Marin, qui était avocat,

Siégeait au Conseiller d’État.

Dès lors, il avait plaisir à se montrer.

Il disait aux marchands chez qui il entrait :

-« Je suis Conseiller d’État…

Si vous avez un problème délicat,

Alertez-moi, je peux vous être utile.

Des lettres de recommandation,

Il en écrivait des milles.

Il offrait son appui avec générosité.

Quand il rencontrait une relation,

Il s’informait de sa santé.

Puis, sans attendre, il déclarait :

-« Je suis Conseiller d’État, vous savez.

Dans ma position,

On a le bras long.

Si vous êtes, un jour, dans l’embarras,

Ayez recours à moi. N’hésitez pas.

Un matin qu’il se rendait au Conseil d’État,

Il pleuvait dru.

Il héla un fiacre qui ne s’arrêta pas.

Il s’en fut donc à pied par les rues.

Un vieux prêtre marchait devant lui.

Il l’abrita sous son parapluie :

-« Je suis Conseiller d’État.

Je me rends au Conseil d’État.

Où allez-vous, monsieur l’abbé ? »

Le curé semblait hésiter :

-« Je vous remercie.

Je vais par là aussi. »

-« Vous venez à Paris pour vous distraire ? »

-« Non. J’ai une démarche à faire.

Une petite difficulté avec…

Avec mon évêque. »

-« Mais justement, c’est le Conseil d’État

Qui règle ses choses-là.

Usez de moi, dans ce cas. »

-« Vous êtes trop bon ;

Je vais en effet au Conseil d’État.

J’ai à voir MM Giroud et Savon

Et peut-être aussi M. Petitpas. »

Marin l’arrêta :

-« Mais ce sont des amis,

Mes meilleurs amis,

Des collègues excellents,

Des gens charmants.

Je vais vous recommander à tous les trois

Et chaudement.

Comptez sur moi. »

Le curé se confondit en remerciements.

Marin était aux anges :

-« Ah ! Vous avez une fière chance,

Monsieur l’abbé. Vous allez voir,

Votre affaire va se régler grâce à moi.

Vous allez voir.

Comptez sur moi. »

Au Conseil d’État, Marin menait

Le prêtre dans son cabinet

Et rédigea ces trois mêmes lettres :

Mon cher collègue, permettez-moi

De vous recommander un vénérable prêtre,

Des plus méritants, M. l’abbé…

Il s’interrompit pour lui demander :

-« Votre nom…? »

-« Abbé Dormoy. »

Dormoy qui a besoin de votre intervention

Pour régler

Une affaire dont il va vous parler.

Mon cher collègue, je vous prie…

Quand il eut écrit

Les trois lettres,

Il les remit au prêtre

Qui le remercia chaudement

Et prit congé, tout content

Besogne accomplie,

Marin rentra chez lui, dormit en paix,

Se réveilla tout à fait reposé.

Il se fit apporter le journal, l’ouvrit

Et lut avec émoi :

Un prêtre nommé Dormoy,

Ayant conspiré

Contre le gouvernement, a été appelé

Au Conseil d’État

Pour s’expliquer.

Par ailleurs, il vient d’être cassé

Par son évêque, Mgr Costa.

Or, hier matin

Il a trouvé un ardent défenseur,

En la personne du Conseiller Marin,

Qui a donné à ce malfaiteur

Les appuis les plus pressants

Auprès de trois collègues du Conseil d’État.

L’attitude inqualifiable, et cetera

Marin se précipita chez Giroud

Qui lui dit vertement

-« Vous êtes fou

De me recommander

Un tel conspirateur.»

-« J’ai été trompé…

Il n’avait pas l’air d’un comploteur.

Il m’a indignement joué.

Faites-le condamner sévèrement,

Très sévèrement.

Je vais écrire…

Dites-moi à qui dois-je écrire

Pour le faire condamner.

J’irai trouver

Le Procureur et l’Archevêque.

Oui, l’Archevêque… »

Et tout d’un coup,

Marin s’assit devant le bureau de Giroud,

Et écrivit : Monseigneur, j’ai l’honneur

D’informer votre Grandeur

Que je viens d’être victime de la fausseté

Et des mensonges d’un certain abbé…

Puis se tournant vers Giroud, il lui dit :

-« Mon cher ami,

Que cela vous serve de leçon.

Ne faites jamais de recommandation ! »