Vue de loin, la mondialisation technologique conduit à l’uniformisation, rappelle Frédéric Martel. Or, les pays, gouvernements et populations modèlent Internet et ses usages à leur façon.
Entretien avec Frédéric Martel, chercheur, journaliste et écrivain dans le cadre de l’émission L'Atelier numérique sur BFM Business . "Smart, enquête sur les internets" est son dernier ouvrage (Editions Stock). Cette enquête, menée dans une cinquantaine de pays décrit la manière dont les différents acteurs vivent la transition numérique. Elle met en lumière les spécificités de différents écosystèmes.
L’Atelier: Smart signifie "Intelligent" en anglais. Dans votre livre, ce terme est quasiment un synonyme d’Internet. C’est-à-dire?
Frédéric Martel: On parle de smartphone, de Smart city. La télévision est devenue "smart" et communique non seulement avec Internet mais aussi avec les réseaux sociaux. C'est cette perspective que j’essaie de décrire; à savoir un monde sinon "smart" disons "smarter", plus intelligent, plus connecté et plus relié à Internet.
Smart est non seulement un synonyme d’Internet mais je dirais même un synonyme des internets. La globalisation ne se traduit pas par une uniformisation mais au contraire par une fragmentation. D’où la nécessité d’utiliser le pluriel et parler des internets.
Internet n'a-t-il pas été conçu pour être global?
Non, Internet n’abolit pas les frontières. Au contraire, il les consacre. Les contenus culturels et l’information ne voyagent pas facilement sur Internet. Certes, de nombreux contenus globaux circulent sur la Toile de façon transfrontalière, depuis la vidéo de « Gangnam Style » en passant par je ne sais quel évènement lié à Beyoncé ou Lady Gaga. Ces contenus permettent à des millions de personnes de se retrouver sur Internet au même instant pour visionner et écouter des contenus identiques. Mais cela n’est qu’un infime partie des contenus que nous consommons. Aujourd’hui, dans une grande majorité de pays, Internet s’appuie essentiellement sur des contenus reliés à un territoire, une langue, une culture. Internet est fragmenté.
Autrement dit, il y a autant d’Internets qu’il y a de pays? D’ailleurs, parmi les exemples que vous citez, vous évoquez le cas de pays soumis à une forte violence où Internet est un axe de politique sociale. De quelle manière ?
Je ne pense pas qu’on puisse dire qu’il y a autant d’internets que de pays. C’est plus complexe. Prenons l’exemple des communautés : les Otakus, les Femens, les gays, les lanceurs d’alerte. Ils émettent des contenus globaux mais sur des sujets spécifiques à destination de publics distincts dans un cadre national ou international.
S’agissant de l’utilisation d’internet dans des pays dangereux, certaines villes de l’est du Mexique ou frontalières avec les États-Unis ont un usage des réseaux sociaux et d’internet très lié à la situation locale (manque d’informations, contrôle par les narcotrafiquants,…) Ainsi, certains mots-clés ou "hashtag" sur Twitter font directement référence à la situation locale. De même dans les Favelas au Brésil ou dans les Townships en Afrique du Sud ou encore dans les bidonvilles en Inde, Internet et le Smartphone permettent des usages nouveaux et extrêmement originaux. Ces usages contribuent au développement économique de la région en question.
Vous décrivez en long et en large l'écosystème de la Silicon Valley et ce qui en a fait son succès. Vous citez aussi beaucoup d’autres initiatives comme les "Smart cities". Y croyez-vous?
Tout le monde dans la plupart des pays que j’ai visités veut recréer une Silicon Valley à domicile. Prenons l’exemple du projet Skolkovo, une ville située à une trentaine de kilomètres de Moscou. C'est une ville numérique, une "Smart city" construite dans le froid glacial de la Russie. Ou bien encore Konza City, dans la savane à une heure de route de Nairobi au Kenya. Les seuls résidents de cette future ville numérique ne sont pour l’instant que des girafes et des zèbres… Le Brésil a aussi sa "smart city", Porto Digital, ville numérique du nord du pays, reconstruite sur un ancien port.
Je suis à la fois intéressé et ému par cette volonté de créer des "Smart cities" partout dans le monde et en même temps un peu sceptique. Je ne crois pas qu’on va sauver le numérique russe en créant une ville autoritairement de toute pièce au milieu du grand froid continental. Je pense plutôt que le régime de Poutine devrait commencer par défendre les bloggeurs et les startups. Or, le pays ne prend pas cette voie. Idem pour le Kenya. Le pays a beau être doté d’un écosystème fort autour des startups, la création d’une ville un peu fantasmagorique au cœur de la savane n’est pas forcément une solution très pérenne. Il y a sans doute d’autres urgences pour aborder la transition numérique du pays.
La Chine a également une stratégie face à Internet qui lui est propre. Quels sont ses objectifs?
La Chine a en effet son Internet à elle. Ce n'est pas exactement un intranet mais ce n'est pas non plus l’Internet des autres. Sa singularité est d’avoir copié des modèles occidentaux. Citons par exemple des sites comme Renren, l’équivalent de Facebook, ou Baidu, le Google local, mais Alibaba copié sur le modèle d’Amazon, Paypal et eBay. Je précise qu’Alibaba a un volume de chiffre d'affaire supérieur à Amazon, Paypal et eBay réunis. Ce qui montre la puissance de cet Internet chinois. Mais la Chine a également reproduit Youtube avec Youku ou son Twitter avec Weibo. Après des interviews dans une dizaine de grandes villes chinoises avec des nombreux acteurs, j’en conclus qu’Internet n’est pas totalement fermé. Il est certes censuré mais il a une vraie vision expansionniste avec l’objectif d’affronter les Américains et offrir une alternative. C’est la raison pour laquelle la Chine vise des pays comme l’Iran, le Venezuela ou d’autres pays émergents comme l’Indonésie, l’Inde ou le Brésil. C’est intéressant mais aussi inquiétant quand on sait que la puissance économique chinoise repose notamment sur un système autoritaire à l’encontre de la liberté de la presse notamment.
Vous voulez dire que la stratégie d’utiliser la censure serait plus une stratégie protectionniste pour faire émerger des acteurs chinois de taille mondiale qu’une censure idéologique ?
Les deux sont vrais. Il y a évidemment une censure organisée par un régime autoritaire qui ne veut pas de liberté de la presse et qui refuse aussi les contenus des usagers, les fameux "user-generated contents" qui ne plaisent pas aux autorités chinoises. Et en même ils sont bien obligés vu la puissance de leurs réseaux sociaux (Weibo et Renren) De ce point de vue, je pense que lorsqu’Apple est menacé, lorsque Google est chassé de Chine et doit se replier sur Hongkong, c'est moins une logique de censure qu’une logique de patriotisme économique. Comme toujours en Chine, le régime autoritaire et le patriotisme économique sont liés.
A la fin de votre livre, vous dites que nous vivons le début du processus de transition numérique. Quelle est la suite ?
Oui, je fais partie de ceux qui pensent qu’on est juste au début de la transition numérique. On voit bien l’accélération des innovations. Le Smartphone est encore relativement récent, les applications, un certain nombre d’outils techniques, de sites, etc bougent sans cesse. Il faut donc se préparer à des évolutions sur la longue durée. D’une certaine manière, l’idée de progrès est revenue, cette grande idée du 19ème siècle qui a porté les foules et qui les a amenées vers l’industrialisation et aujourd'hui la post-industrialisation. De la même manière, Internet permet de croire à nouveau au progrès. Mais encore une fois ce progrès pour qu’il soit positif, qu’il se traduise de manière optimiste et qu’il change la vie des gens de manière souhaitable, salutaire, il faut qu’on s’approprie ces outils-là et qu’on ne soit pas passif ni qu’on se limite à craindre un déclin. On doit au contraire être actif dans le processus d’évolution parce qu’Internet au fond n’est ni bon ni mauvais en soi. Il va dépendre de ce qu’on est capable d’en faire.