"Dansons la Jaspucine, y'a du plaisir chez nous. On pleure chez la voisine, on rit toujours chez nous !" (D'après la comptine).

Publié le 19 mai 2014 par Christophe
Les fées se sont-elles penchées sur votre berceau ? Vous aimeriez bien, j'en suis sûr... Des fées Disneyennes, genre marraine de Cendrillon ou Clochette, avec les ailes qui scintillent et poudroient... Si vous voulez. Apparemment, les fées qui se sont penchées sur le berceau de Karim Berrouka n'appartenaient pas vraiment à cette catégorie. Elles sont un peu... différentes ? Déjantées ? Désagréables ? Insupportables ? Drôles ? Oui, un peu tout ça à la fois, en fait. Dans "Fées, weed et guillotines" (en grand format aux éditions ActuSF), les fées sont omniprésentes et pourrissent joyeusement la vie d'un pauvre détective et de ses camarades policiers dans une enquête pas croyable. Un roman noir mâtiné de fantasy urbaine, passé à la moulinette pour en faire un livre hors normes, qui vous fera rire par son inventivité intarissable.

Marc-Aurèle Abdaloff est détective privé à Paris. Oui, oui, un privé, un vrai de vrai, qui tire le diable par la queue, attend que les enquêtes se présentent, les traite de son mieux, chapeau mou, flingue, imper et tout le toutim. Marc-Aurèle, c'est Marlowe made in Paris, j'exagère à peine, un enquêteur fiable et efficace à qui il ne faut quand même pas demander la lune...
Voilà que débarque dans son bureau une dame gentiment excentrique, si l'on en croit sa tenue légèrement extravagante, qui voudrait l'engager. Que demande-t-elle ? Que Marc-Aurèle retrouve une femme. Jusque-là, rien que du très classique. Qui est-elle ? A quoi ressemble-t-elle ? C'est là que ça se corse un brin...
La cliente ne donne pas d'identité et, pour toute description, produit au détective des portraits. Pas photographique, non, des peintures... Je passe sur les propos un peu incohérents que tient cette femme, pourtant apparemment charmante, quoi qu'un peu autoritaire... Elle semble évoquer la période de la Révolution comme si c'était hier et lorsqu'elle lâche enfin son nom et qu'elle lui verse un premier règlement en assignats, Marc-Aurèle, qui en a pourtant vu d'autres, reste cloué à son siège...
Qu'à cela ne tienne, cette cliente est déterminée à ce que ce soit lui qui retrouve son "amie", sa "proche", comment dire ? Et elle va trouver de quoi s'offrir ses services (et à peu près tout l'immeuble abritant les bureaux du Groupement National de Détectives Privés) et lui demander de s'y coller fissa. Apparemment, retrouver cette mystérieuse femme est très urgent...
Marc-Aurèle, très professionnel, se lance alors dans son enquête. Et, pour cela, il va faire jouer ses contacts dans la police. Y travaille son ami Etienne Petiot, don juan invétéré et pourtant si malheureux en amour, qui est le chef de service du Bureau des Crimes Extrêmes. Ceux qu'on appelle quand le sang à bien giclé partout, qu'il y a de la tripaille à foison et que l'auteur est certainement un psychopathe de la plus belle eau.
Etienne est épaulé dans sa lourde tâche (ou tache ?) par un duo de choc, deux hommes aussi différents que complémentaires, les muscles et le cerveau, mais pas ensemble : Bugnard, une espèce de brutes qui n'a peur de rien, surtout pas de transformer toute situation en baston, et Premier de la Classe (personne ne sait son véritable nom), frais émoulu de l'école, insondable puits de science, homme de bureau et exclusivement de bureau, au vocabulaire encyclopédique et aux phrases interminables, encore plus que les miennes, si, si, je vous assure que c'est possible, même que la phrase que vous êtes en train de lire, là, à côté des siennes, c'est juste sujet-verbe-complément...
Marc-Aurèle pense que Premier de la Classe saura retrouver qui est la femme sur les peintures remises par sa cliente. Et là, il va encore être sacrément surpris... Une histoire de dingues ! Mais pas autant que la nouvelle enquête qui a échu à Etienne. Pas d'hectolitres de sang façon film d'horreur de série Z, non, mais un vaste appartement parisien dans lequel il se passe des trucs bizarres...
On y a appréhendé un gamin d'une dizaine d'années tout au plus, fringué comme un milord. Il s'y trouvait en compagnie de trois dames d'un âge certain, tout a fait honorables, sauf qu'elles étaient enfermées dans des cages... Enfin, dans l'appartement, des sacs bourrés de pierres précieuses, de l'argent et de l'herbe en quantité, ceci expliquant sans doute cela...
Pas ordinaire tout ça. Les deux amis, qui ont l'habitude de partager leurs expériences, ont de quoi alimenter leur discussion autour d'une (bonne ?) table. Mais voilà, ni l'un ni l'autre ne sait par quel bout prendre son affaire, tant les faits et le contexte paraissent étranges. Complètement dingues serait une expression plus juste.
Et ils ne sont pas au bout de leurs surprises, quand les masques vont tomber, que les véritables dessous de ces affaires vont leur apparaître et qu'ils vont se retrouver embringués dans une série d'aventures plus folles et rocambolesques les unes que les autres, en compagnie, je ne dévoile rien, tout est dans le titre, de fées...
Mais quelles fées, mes amis lecteurs ! Ah ça, ce sont de sacrés numéros. Pas commodes, mal embouchées, pas respectueuses des humains pour un sou, caractérielles, rancunières, irascibles... En un mot, insupportables ! Pourtant, je suis injuste avec elles. Je leur applique une vision humaine. Or, dans plusieurs chapitres, qui sont des correspondances, on comprend bien qu'il y a un monde entre la société féerique et la société humaine...
Jamais les fées ne s'abaisseront à la cupidité, l'ambition, la soif de pouvoir, la violence, la vengeance, la colère... Toutes ces émotions tellement humaines qu'elles en sont indissociables de notre espèce et de son imperfection. Non, tout cela est si loin des pensées des fées dont l'univers est régi si différemment... Jamais ? Vraiment ?
Karim Berrouka s'amuse à déconstruire d'un côté le roman noir (le choix des couleurs de la couverture, jaune, noir et blanc, rappelle celles de la Série Noire) et de l'autre les contes de fées. Ensuite, il assemble ces deux appareils, les mélange, les malaxe, les amalgame. Un mortier, un pilon, une grosse dose d'ironie et d'esprit potache pour lier tout ça, et voilà "Fées, weed et guillotines".
J'ai parlé (volontairement) rapidement de la Révolution. Son évocation est secondaire dans le roman, il y a des raisons, et elles sont importantes, quelques passages qui la relatent à travers le regard des personnages du monde des fées, mais l'essentiel de l'intrigue se déroule bien de nos jours. Disons que son souvenir hante l'une des fées pour une raison qu'on comprend bien vite et une autre que l'on va découvrir au fur et à mesure.
Les fées, là encore, j'ai choisi de ne pas entrer trop dans les détails, excepté leur caractère, pour que vous compreniez bien de quoi il retourne. Certains auront peut-être remarqué mon détournement, en titre de ce billet, d'une célèbre comptine. Jaspucine est le nom d'une de ces fameuses fées. Un autre se nomme Zhellébore et toutes celles que l'on croise ont droit à ces petits noms charmants.
Karim Berrouka en fait donc des personnages pas franchement agréables, même si elles n'y sont pour rien, elles ont été éduquées ainsi... Il en fait aussi des anachronismes ambulants qui ont bien du mal à comprendre certaines évolutions du monde des humains, comme la mode ou la technologie. Et, sur ces ressorts comiques, il bâtit gags et situations décalées. Sans même parler des notions de propriétés et d'argent, assez floues dans leur esprit...
Et on comprend vite que c'est aussi l'improbable collaboration entre fées et humains qui va aussi provoquer bien des rebondissements. Les humains, avec les moyens limités dont ils disposent, et les fées qui se fichent bien des dommages collatéraux que leurs pouvoirs et leurs agissements peuvent avoir dans un monde dont elles se moquent comme d'une guigne, vont devoir oublier leurs différences et divergences pour atteindre un objectif commun (ou presque). Et combattre un ennemi bien particulier...
Je n'irai pas jusqu'à dire qu'un échange va se faire entre les protagonistes, que les fées vont devenir plus humaines (l'histoire montre que, par certains côtés, elles n'ont pas eu besoin d'aide), ni que les humains vont profiter d'une bonne bouffée de merveilleux, mais la barrière des espèces n'est peut-être plus si hermétiques qu'auparavant.
Quant à la weed, eh bien, je ne vais rien vous en dire. En tout cas, rien sur sa raison d'être dans l'histoire. En revanche, je peux vous dire que sa présence offre quelques passages d'une grande drôlerie. A croire que l'effet de cette plante, dont on fait un usage particulier dans le roman de Karim Berrouka, est capable de faire sentir ses effets au-delà des pages du livres (et même de l'écran de la tablette, puisque je l'ai lu en numérique), car je gloussais moi-même comme un nigaud en lisant ces passages...
Et ce n'est pas le seul passage qui m'a fait rire, sincèrement. Bien sûr, il faut accrocher à cet humour, moi, j'en suis friand, je m'en suis régalé dès les premières lignes et jusqu'aux dernières pages. Mais que ce soit les personnages, humains ou issus du monde des fées, les situations, l'intrigue, l'écriture de Karim Berrouka, tout cela concourt à une franche rigolade.
Avec une mention spéciale à... Premier de la Classe. Tiens, amusant de savoir chez les uns ou les autres, quel personnage vous aura le plus marqué dans ce livre. Oui, moi, je l'avoue, je le revendique, ce garçon m'a amusé, mais j'ai aussi apprécié la véritable révélation qu'il a au cours de cette histoire.
Lui qui ne quittait jamais son bureau, incapable de fréquenter les scènes de crime macabres dont hérite son service sans répandre tripes et boyaux, il va se découvrir des talents bien particulier, et surtout un courage dont il ignorait tout (à part la définition et l'étymologie, bien sûr). J'ai fini en le voyant en une espèce d'Egon Spengler, le personnage incarné par le regretté Harold Ramis dans Ghostbusters. En un tout petit peu plus exubérant, je le reconnais volontiers. J'ai de ces associations d'idées, quand je lis, moi...
J'avais eu un avant-goût de cet univers un peu particulier, pour ne pas dire franchement branque, dans l'anthologie du Festival Zone Franche de Bagneux, "Lancelot", où Karim Berrouka confrontait son équipe de choc, Marc-Aurèle, Etienne, Premier de la Classe et Bugnard à des chevaliers de la Table Ronde passablement excités.
J'avais très envie de retrouver ces personnages et de voir comment ils se dépatouilleraient de leur rencontre avec des fées. Je n'ai pas été déçu du résultat, bien au contraire, mais j'étais à mille lieues d'imaginer la folie dans laquelle je me lançais, une folie douce, qui fait du bien, parce que c'est bon de rire, parfois, et parce que trouver des livres drôles, ce n'est pas toujours évident.
Ce n'était pas la première nouvelle que je lisais de Karim Berrouka, mais, comme souvent avec un nouvelliste, j'étais curieux de voir comment se passerait le passage du format court au format long. Ici, le test est allègrement réussi, puisque "Fées, weed et guillotines" fait près de 400 pages, et on ne s'ennuie pas une seconde.
Je ne sais pas si l'auteur aura envie de poursuivre dans ce mélange de roman noir et de fantastique déjanté, s'il pense déjà à confronter son quatuor d'élite à de nouvelles rencontres déroutantes, je replonge volontiers. Il y a un large potentiel dans ce point de départ pour créer de nouvelles aventures bien délirantes. Mais, cela reste à l'appréciation de Karim Berrouka, qui saura, je pense, de toute façon nous surprendre encore à l'avenir.