La connectivité des objets s’est emparée du quotidien pour étendre les fonctions des produits et des services au consommateur. Les industries s’en trouvent de facto bouleversées.
En janvier 2014, Smokio lançait sur le marché français une cigarette électronique connectée. Si l'élément peut paraître anodin, le fait qu'un produit relativement jeune sur le marché ait déjà opéré sa mutation en objet connecté démontre la dynamique enclenchée par le développement de la connectivité. En effet, l’Internet des Objets ou IdO (traduction du concept anglo-saxon "Internet of Things" ou IoT) est un mouvement global qui se matérialise par des objets équipés de capteurs, d’un ordinateur interne et d’une connexion afin de collecter des données. Celles-ci analysent ainsi un comportement et informent l’utilisateur qui les a produites.
Le marché, on le sait, est en plein essor, avec près de 15 milliards d’objets connectés dénombrés aujourd’hui selon le cabinet Idate. Un chiffre qui devrait atteindre environ 80 milliards d’ici à 2020. Des prévisions assez variables d’un cabinet d’études à l’autre puisque IDC table pour sa part sur quelques 212 milliards d’unités d’ici 6 ans. Pour Anne-Sophie Bordry, présidente du Think Tank Objets Connectés & Intelligents de France, quelles que soient les estimations, "ces chiffres montrent qu’il y a une évolution exponentielle de ces objets et que nous nous dirigeons vers un environnement tout connecté". Faut-il dès lors, pour les fabricants, lancer dès aujourd'hui leur propre ligne de produits en mode connecté ? Ne risque-t-on pas l'overdose ?
L’Internet des Objets attire startups et investisseurs
Pour le moment, les entreprises à l’origine de ces objets sont pour la plupart des startup ayant construit leur business model autour de la connectivité. En témoigne Nest, rachetée par Google pour 3,2 milliards de dollars. Celle-ci, à l’origine du thermostat connecté, permet de contrôler à distance la température de son domicile pour optimiser sa consommation d’énergie. Idem pour Withings : le spécialiste du tensiomètre et du pèse-personne connectés se place comme la troisième entreprise ayant levé le plus de fonds avec 22 millions d’euros, d’après les investissements en capital-risque français du second semestre 2013, Pas mal pour une entreprise qui fête seulement ses six ans.
Pour ces startup, il était évident de rajouter une couche de connectivité et donc de service à ces objets, à un moment où les moyens de générer et d'exploiter des données devient accessible à tous. Le but étant de ne plus considérer l'objet initial comme une finalité, mais comme une possibilité de bénéficier d'un service. Il en est ainsi de Withings, toujours, qui mesure le poids mais aussi le rythme cardiaque tout en proposant les conseils d’un coach. Ou bien de Kolibree, qui développe une brosse à dents connectée, remarquée lors du CES de Las Vegas. "La promesse de Kolibree, c’est d’être capable d’améliorer sur le long terme l’hygiène bucco-dentaire des gens grâce à l’accès aux informations sur leur brossage” précise Loïc Cessot, co-fondateur de la marque. Leur campagne Kickstarter actuelle a pour but de sonder le marché et la réaction du public face à cette brosse à dents innovante. A terme, l’entreprise souhaite "devenir une plateforme de prévention et d'amélioration de l'hygiène dentaire globale qui rassemblerait tous les acteurs du domaine : dentistes, hygiénistes, utilisateur et fabricants".
Smokio illustre également ce mouvement du produit vers le service. Grâce à l’application sur smartphone liée à la cigarette électronique, l’utilisateur peut suivre sa consommation. Mais pas seulement. L’application mesure également l'impact qu’aurait eu sur la santé de l’utilisateur une consommation équivalente de cigarettes réelles. L’application ajoute une dimension collaborative et communautaire puisque les résultats obtenus peuvent évidemment être publiés sur les réseaux sociaux. "On a beau savoir qu'arrêter de fumer fait gagner en espérance de vie et améliore la santé, il est difficile d'en voir les effets dans les premiers temps. Le but est donc de réellement accompagner le fumeur vers l'arrêt complet de la cigarette, classique comme électronique, en lui offrant un tableau évolutif de sa santé" développe Alexandre Prot, co-fondateur de Smokio. On l'a bien compris : on tend vers un système où ce n'est plus tant l'objet qui a de la valeur, mais l'ensemble des solutions qu'il permet d'atteindre, pour améliorer son bien-être, son quotidien. "Il est plus que possible que le hardware laisse la place au software dans l'approche client, pour passer vers un modèle uniquement axé sur le paiement du service." considère Olivier Mével, pionnier des objets connectés avec l'entreprise Violet, co-fondée avec Rafi Haladjian.
Les fabricants traditionnels testent le marché
Révolution du coup pour les entreprises dont le modèle est basé sur la fabrication simple des objets qui nous entourent aujourd'hui ? Pour certaines marques, oui. Babolat, par exemple, est un fabricant historique d’articles de sport de raquette. Au CES 2014, il a présenté la première raquette de tennis connectée, Babolat Play Pure Drive. Celle-ci permet de mesurer les performances du joueur (puissance du coup droit, nombre de revers, vitesse de déplacement, etc.) grâce à des capteurs intégrés au manche. Pour le fabricant, il s'agit là d'un geste fort, et d'un moyen de tester le marché et de voir si la mise en place de tout un écosystème basé sur la data doit être dupliqué sur d'autres gammes de ses produits.
Dans le même mouvement, Oral B a également lancé sa brosse à dents connectée après celle de Kolibree. Tout comme Kolibree, ce produit mesure le temps et la qualité du brossage en identifiant les zones correctement brossées ou non. Son rôle est donc préventif et peut contribuer à réduire le temps passé chez le dentiste. "Cela signifie que même les plus gros acteurs du marché pensent que l’innovation dans l’hygiène bucco-dentaire passera par l’accès aux informations. Cela amène certes de la concurrence mais surtout, cela nous crédibilise !", approuve ainsi Loïc Cessot. De son côté, Anne-Sophie Bordry s’interroge sur l’évolution du marché de l’IdO : "Y aura-t-il un leader Internet suffisamment puissant qui n’aura rien à voir avec l’industrie classique, ou au contraire, cette dernière réussira-t-elle à implémenter dans son échelle de production tous les éléments nécessaires au développement d’un objet connecté afin de répondre à un usage?” Difficile de répondre dès aujourd'hui, en fait. La présidente du think tank encourage les startup et les grands groupes à collaborer de façon à créer des synergies avec les points forts de chacun : "La souplesse de la startup, alliée à un grand opérateur est une clé du succès pour l’industrie des objets connectés". Ce qui est sûr, c'est que là encore, les fameux "Barbares" obligent les entreprises à envisager un changement profond de leur business model.
Adopter des habitudes connectées
Un changement qui s'opérera sur le long terme. Pour le moment, et même si l'on en parle beaucoup, les objets connectés - sous la forme de wearable devices ou d'appareils connectés - sont loin d'être devenus une évidence pour tout un chacun, et sont utilisés par un public sensibilisé ou qui y a trouvé un intérêt immédiat. Mark Curtis, CCO chez Fjord, studio de conseil en design et innovation d’Accenture Interactive, pense ainsi que pour intégrer au mieux la technologie wearable, il faut la faire accepter par tous. Comment? En s’adaptant aux habitudes des utilisateurs et en instaurant des "rituels numériques". Optimiste, Mark Curtis estime même que l’évolution des “wearable” sera identique à celle du smartphone. Pour Nicolas Nova, co-fondateur et chercheur au Near Future Laboratory, laboratoire spécialisé dans les innovations de demain, le succès des objets connectés est dû à leur capacité à s’inscrire dans la continuité de nos pratiques existantes, ce qui facilite leur intégration dans notre vie de tous les jours. Ces objets du quotidien sont alors une source d’inspiration pour les entrepreneurs.
Ne pas dénaturer le produit originel mais plutôt lui apporter de nouvelles fonctions en restant discret, pour qu’il s’intègre dans le quotidien des utilisateurs. Tel est donc le credo à respecter. Selon Nicolas Nova, il faut ainsi s’interroger sur la valeur ajoutée de l’objet connecté par rapport au produit antérieur. Dans son livre blanc intitulé "Les nouveaux Eldorados de l’économie connectée", l’Institut G9+ évoque une dématérialisation de l’objet connecté, expliquant que "le design se met au service de l’usage". Le produit Mother de Sen.se en est un exemple marquant et se veut comme "la mère" des objets connectés. Le produit est capable de connecter n’importe quel objet en l’équipant d’un cookie spécifique à la marque, permettant le contrôle via une application dédiée. Mark Curtis parle aussi du concept du miroir connecté qui pourrait révolutionner les usages car "il n’y a rien de plus naturel que de se regarder dans le miroir pour se préparer le matin et c’est un objet devant lequel nous passons tous les jours" L’idée finale, selon Nicolas Nova, c’est que les objets soient inter-connectés entre eux, plutôt que d’être comme aujourd’hui seulement connectés à Internet. "C’est donc une étape logique mais il faudra d’abord adopter des standards techniques et également répondre à la question : connecter, mais pourquoi faire ?"
Cependant cette évolution des objets connectés et de l’accès permanent à l'information présente aussi des risques en terme de sécurité. Si celles-ci sont encore expressément protégées par les entreprises, l'apparition de nouveaux produits connectés pourrait aussi aller de pair avec une réduction des standards de sécurité. Olivier Mével explique ainsi que "dès que les objets vont devenir moins chers, les données vont être moins protégées". Laurence Allard, maîtresse de conférence à l’Université Paris 3 et Lille 3, et spécialiste des pratiques digitales estime que le marché des objets connectés est corrélé à celui du Big Data qui représente le réel business model : "Les objets connectés participent à un mouvement d’extension de la connectivité. Donc on adjoint de la connexion, de l’intelligence et du calcul pour traiter les données" Elle préconise de se poser les questions de la protection des données dès maintenant pour gérer les enjeux sociétaux et juridiques : "Il faut faire en sorte que ce soit accepté en toute connaissance de cause car l’acceptation de fait n’est pas le bon modèle. C'est pour cela que certains testent un marché du consentement, de la revente consentie des données". Laurence Allard évoque également le concept du transhumanisme, le rapport entre l’humain et la technologie, et pense qu’il faut adopter "une métaphore du vivre avec". À terme, les nouvelles technologies et les individus pourraient cohabiter sous forme de compagnonnage, à l’instar des animaux domestiques, sans pour autant que l’homme ne devienne lui-même une machine faite de capteurs.
Interview d'Anne-Sophie Bordry, présidente du think tank Objets Connectés & Intelligents de France: "Quand tous les objets pourront parler entre eux et parler à l’utilisateur, là nous serons complètement dans la révolution des objets connectés. Les grands industriels classiques ont un rôle à jouer pour l’économie en France et doivent s’ouvrir à une Recherche & Développement en intégrant des objets connectés produits par des startups qui ont plus de créativité et de culot."
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