Poezibao consacre cette journée du 19 mai à Raphaële George, à l’occasion de la parution toute récente de Double intérieur, précédé de L’Absence réelle (Raphaële George & Jean-Louis Giovannoni), aux Éditions Lettres Vives.
Cet article de Jean-Louis Giovannoni est complété par :
○des extraits inédits de son journal dans l’anthologie permanente
○une note de lecture d’Isabelle Lévesque
Du double intérieur ou comment s’établir
L’écriture est un oxygène pour certains écrivains, respirer leur demande alors de courir sans fin.
L’écriture, chez Raphaële George, avait pour mission de la sauver ; les mots créant autour d’elle une enveloppe protectrice qui devait éloigner menaces internes et externes.
Elle y croyait dur comme fer et ça bien avant qu’elle n’apprenne l’existence de la maladie qui allait l’emporter à trente-quatre ans.
« Il y a des moments de vide où l’on voudrait se sentir penser comme si la parole pouvait sauver » (Journal de 1983, pages inédites)
« Les mots deviennent peu à peu une sorte de toit, un lieu de paix, on s’imagine qu’on est ailleurs. On s’imagine que l’on peut tout. On s’imagine que tout est redevenu possible, on imagine, même grave, que l’on chante. » (idem)
L’écriture était surtout pour elle chargée de chasser ses fantômes et tout ce qui fomente dans l’obscur de notre psychisme et ça depuis les temps immémoriaux, de génération en génération ; les histoires de ceux et celles qui nous précédent et qui nous continuons à faire vivre en nous sans jamais leur trouver une fin. Roman familial, roman transgénérationnel dont nous n’occupons que quelques pages.
Comment fuir alors ce que l’on porte à l’intérieur de soi ?
« Je fuis en moi. Les choses du monde se refont, ne me laissant aucun répit, aucune incrédulité : la disparition est impossible et c’est intolérable, à cause de se pressentiment permanent de l’anéantissement et du vide » (Double intérieur, page 68)
Ce vide auquel Raphaële George fait souvent allusion dans son journal, ses textes, n’est pas à interpréter, de mon point de vue, comme un espace vacant, inoccupé, livré à la souffrance du rien, ouvert à tous vents, sans jamais pouvoir être comblé. Ce vide est plus à interpréter comme le constat d’un manque de place interne, tant le sujet se trouve alors occupé, surencombré par ceux de sa lignée, fantômes et ancêtres, qui ne lui laissaient aucune marge de manœuvre.
On est loin, dans ce cas de figure, d’un vide incomblable, d’un trou sans fond. Mais le résultat n’en est pas moins terrifiant : sous cette pression le sujet, vidé de lui-même, ne peut espérer s’occuper. Plein, trop plein, au point d’être expulsé de son intérieur. Une fois que l’on est externalisé, comment se tenir quelque part ? C’est de ce vide, il me semble, que Raphaële George souffre, d’un vide qu’elle ne peut s’approprier ; un vide qui ne la contient pas et ne la comprend pas.
J’ai toujours interprété le vide, dans ses écrits et son journal, comme étant le signe d’une saturation interne plus que d’un vide fondamental. Disons que c’est toujours entre vide et plein que ses textes circulent, d’un pôle à l’autre. À se demander si ces deux postures ne sont pas les deux faces d’une même figure, celle d’une déréliction à l’œuvre. Les textes de Raphaële George rendent compte de cela sans concession et de façon troublante.
Manifestement, Raphaële George ne pouvait trouver de zone intermédiaire, d’espace neutre où elle aurait pu demeurer, s’installer.
Comment faire alors lorsque votre héritage transgénérationnel ne vous quitte pas d’une semelle et anéantit en vous tout vécu interne ?
Il faut se rendre à l’évidence que le vide est en fait, pour chacun d’entre nous, un espace peuplé de fantômes, mais aussi de toutes ces projections psychiques que nous tenons en réserve et qui nous servent à nous défendre contre toutes les formes d’invasions qui ne cessent de nous hanter. Avant même d’avoir accès au moindre objet contenu dans ce monde, nous l’enveloppons à l’aide de mixtures internes que nous fabriquons en permanence afin de rendre acceptable sa représentation.
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La maladie c’est toujours la maladie d’un autre et non la nôtre. Le psychisme travaille à l’ignorer. La maladie, c’est toujours celle d’un corps étranger, d’un corps dont on ne veut pas. Qui n’est pas sien.
« Bien sûr mon écriture n’est pas de moi, ni la forme et ce qui se raconte de moi, simplement remonte. Je ne suis qu’un écho lointain pour de vieilles images englouties. Je n’habite pas ici. » (idem, page 72)
Notre seule défense : s’absenter.
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Dans cette perspective, changer de nom pour Ghislaine Amon, n’était pas un jeu, mais une façon de s’inscrire dans un autre ordre. Ce changement de nom n’était pas un recouvrement par un pseudonyme, ce changement lui donnait une nouvelle origine, un nouveau départ. Et ce pas Ghislaine Amon le franchit en intégrant le corps de l’écriture de Raphaële George.
Le fait de disparaitre en Raphaële George, de se fondre en elle, de devenir sa voix intérieure, est à interpréter, à mon avis, comme une tentative pour Ghislaine Amon de trouver une posture psychique qui lui permettrait de cloisonner son psychisme, un double fond, afin d’échapper ainsi à aux menaces directes des maladies, de la souffrance ou de la solitude. Demeurer en Raphaële George lui permettait alors de ne plus figurer en premier lieu à l’adresse indiquée et de ne plus ainsi avoir à rendre de compte à quiconque, pas même aux exigences de la réalité. Et comme Raphaële George n’avait pas non plus de consistance réelle, ce tour de passe-passe d’illusionniste leur permettait de s’inscrire toutes deux aux abonnés absents tout en gardant une adresse possible formée du nom de celle qui signe. C’est celui qui dit qui est. Enfantillage ? Ou judicieux effort de protection ?
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L’acte de naissance de Raphaële George, écrit de la main gauche de Ghislaine Amon (droitière) est suffisamment explicite :
« Quelques mots avant l’endormissement comme si j’avais à la fois trop parlé et rien dit. Je change de nom pour renaître Raphaële George. Tout est à refaire entièrement – je dois aller jusqu’à changer d’équilibre. Je ne veux être pour personne. Seulement me cultiver dans un silence relatif, puisque tous ceux que je suis déjà et malgré moi, me regardent encore. Je voudrais pouvoir contempler mon silence comme une durée éternelle de la lenteur et sans fatigue. » (p. 64, in Double intérieur, Ed. Lettres Vives.)
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« Je change de nom pour renaître Raphaële George ».
Le nom que nous portons nous fonde, nous inscrit dans une continuité, ainsi que dans une logique de l’écoulement. Raphaële George opère, en fait, à travers ce changement de nom, un pas de côté, pour renaître en dehors de tout poids, de toute nécessité, devenant alors son propre commencement et sa fin.
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Double intérieur n’est pas à entendre comme une manifestation interne d’un dédoublement de la personne ; il n’est pas non plus un simple reflet intériorisé d’une figure du double abondamment présente dans la littérature romantique. Chez Raphaële George/Ghislaine Amon, le mot double est la clef d’un dispositif réel : un nom pour deux afin de ne pas à avoir à prononcer le nom du clandestin. Seule l’écriture permet de telles opérations.
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En chacun de nous cohabitent des contraires, sans nécessité de se supprimer, de s’annuler les uns les autres ; aucune de ces instances n’est soumise au temps. Le passé se tenant dans le présent et ce dernier faisant déjà mémoire... Freud a nettement mis en évidence, dans ses travaux sur l’inconscient que celui-ci ne connaissait pas la mort. Pas plus qu’il ne connait le temps, l’écoulement du temps. L’inconscient est toujours dans un hors-temps et ne sait différencier l’avant d’un après. Seule la conscience sait les partager.
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Parler d’une autre voix est un sport possible et cela d’autant que notre propre voix, la singulière, est truffée d’une multitude de voix internes (la réminiscence de la voix des autres, peut-être ?) qui s’expriment, en sous-main, à travers le canal officiel de notre voix.
Pas facile alors de savoir qui parle à qui ? Qui est le locuteur de ce qui se dit ? Et qui entend quoi dans tout cela ?
« Qui peut dire à qui je m’adresse ? » (p.120)
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Ghislaine Amon occupe en fait, dans Double intérieur, la place de l’adresse, d’une adresse vers qui tous les textes Raphaële George vont se tourner désormais. Une adresse comme un lieu inatteignable… un horizon. Un lieu qui attire.
« Toutefois, il est dangereux de vouloir être soi et l’autre à la fois dans le même temps » (page 75)
Dans ces quelques lignes, on retrouve toute l’angoisse qui taraude Ghislaine Amon/Raphaële George. Car aucune position ne tient dans le temps. À peine fixée : elle court à sa perte. Se transforme, se disperse. Involue.
« L’intériorité n’est que fantomatique ; présence des miroirs comme seules traversée possible qui mène au lieu indiscernable de la vraie scène… » (p.120)
On pourrait interpréter cette position comme un comble du pessimisme. L’écriture de Raphaële George a souvent une tonalité grave, un régime d’énonciation où le lecteur est entrainé à se consumer avec elle, à voyager dans des espaces méconnus où peu se hasardent. Mais il sent aussi en la lisant que cette voix est authentique et porte en elle sa vérité. Une vérité brûlante. Incandescente. Et cela le lecteur ne peut l’oublier.
Une écriture qui attendrait son lecteur pour le cueillir au détour d’une phrase, rejoignant ainsi Joë Bousquet qui aimait tant à dire :
« Je voudrais entrer tout entier dans la personne d’un autre homme sans l’empêcher d’être lui »
[Jean-Louis Giovannoni]
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