Jean-Honoré Fragonard (Grasse, 1732-Paris, 1806),
L'orage, c.1759
Huile sur toile, 73 x 97 cm, Paris, Musée du Louvre
(photographie © RMN-GP/Daniel Arnaudet)
Ses trois Concertos pour violoncelle font sans doute partie des pages de Carl Philipp Emanuel Bach les plus
régulièrement servies par le disque et il est fort probable que cette année anniversaire nous apportera son lot de lectures nouvelles. Il revient à Ophélie Gaillard, à la tête de son orchestre
Pulcinella, d'être la première à nous en proposer non pas l'intégralité, mais deux, enchâssés dans un programme que l'on peut aborder comme l'esquisse d'un portrait du compositeur.
Trois des œuvres enregistrées ici ont été composées autour de l'année 1750, alors qu'Emanuel Bach était employé en qualité de
premier claveciniste de l'orchestre de la cour de Frédéric II à Berlin, un poste qui, s'il lui assurait un revenu, n'était guère exaltant, le style assez ébouriffé et parfois déconcertant de la
musique du cadet des fils du Cantor de Leipzig ne trouvant que très modérément grâce aux yeux d'un roi de Prusse aux penchants affirmés pour la fluidité galante et l'opéra italien. Cette
sous-exploitation de ses capacités par un employeur qui montrait plus d'intérêt pour ses talents de virtuose et d'improvisateur que pour ses aptitudes créatrices, l'incita rapidement à déployer
une activité débordante en dehors de ses fonctions officielles, tant sur le plan de la composition que sur celui de la théorie. Composée en 1749, la Sonate en trio en ut mineur Wq. 161
(H.579) est la seule œuvre ouvertement programmatique de son auteur, qui y présente la confrontation entre un Sanguineus et un Melancholicus, deux caractères tout droit issus
de la théorie des humeurs et représentés musicalement, pour le Mélancolique, par la sombre tonalité d'ut mineur et des phrases souvent plaintives, le Sanguin héritant naturellement de son
relatif majeur, mi bémol, et de passages débordants d'énergie. Tels Héraclite et Démocrite, sujet très en vogue dans la peinture septentrionale du XVIIe siècle, les deux personnages s'affrontent durant tout le premier mouvement et une partie du deuxième pour finir par s'accorder dans le dernier, un peu
comme, chez Händel, Il Moderato vient montrer le chemin du juste équilibre à L'Allegro et à Il Penseroso
qui s'étaient opposés durant la majeure de cette ode
pastorale, qui demeure une des partitions les plus singulières et les plus inspirées du compositeur, écrite moins de dix ans avant la sonate d'Emanuel Bach. En 1750, ce dernier
adapta, en conservant la tonalité d'origine, son Concerto pour clavier en la mineur (Wq. 26/H.430) pour le violoncelle (Wq. 170/H.432), et reprit le même procédé pour les deux
suivants, en si bémol majeur (Wq. 28/H.434 engendrant Wq.171/H.436, 1751, non gravé sur ce disque) et en la majeur (Wq. 29/H.437 devenant Wq.172/H.439), daté de 1753. On ignore pour quel
virtuose de l'instrument il produisit ces transcriptions, mais on peut avancer le nom de Christian Friedrich Schale (1713-1800), violoncelliste avec lequel il travailla au sein de l'orchestre
de Frédéric II et qui dirigeait, le lundi, une Musikalische Assemblée privée à Berlin. Complémentaires et reflétant parfaitement les recherches du compositeur dans le domaine de la
traduction musicale des passions, les Concertos en la mineur et en la majeur mettent à rude épreuve tant les capacités techniques que celles de caractérisation du soliste et
de l'orchestre, la première œuvre sur un mode orageux, passionné, irréductiblement préromantique, la seconde d'une façon plus enjouée voire conquérante qui n'exclut pas des moments assombris,
le plus étreignant étant le Largo central en la mineur, déploration à laquelle l'utilisation des sourdines aux cordes confère une atmosphère voilée encore plus prenante. Les foucades,
l'inventivité débridée, l'art consommé des ruptures de ton et des silences sont aussi très présents dans la Sinfonia en si mineur Wq. 182/5 (H.661), cinquième de la série de six
commandée en 1773 à Carl Philipp Emanuel Bach, alors installé à Hambourg depuis cinq ans, par le baron Gottfried van Swieten dont la seule consigne donnée au musicien était « de se laisser
complètement aller. » Les attentes du commanditaire furent, comme on peut s'en douter, comblées par ce cycle fourmillant de surprises, tant du point de vue structurel qu'harmonique, dont
les audaces font encore sursauter aujourd'hui et dont le Presto haletant, parfois presque brutal, qui conclut la Sinfonia offre un exemple aussi édifiant que détonant.
Alors qu'on ne les attendait pas forcément dans ce répertoire, la prestation d'Ophélie Gaillard et de Pulcinella
y enthousiasme à chaque instant, à tel point que l'on déplorerait presque d'avoir eu à attendre le tricentenaire pour pouvoir en profiter. L'entente qui règne entre la soliste et ses musiciens
est évidente à chaque instant et peut-être d'autant plus perceptible qu'elle trouve à s'illustrer aussi bien dans le domaine de la musique concertante que de chambre ; il est manifeste que
tous ici s'écoutent avec la plus grande attention et le résultat est immédiat en termes de cohérence et d'impact. Il me semble qu'aucun des traits essentiels de l'art du cadet des fils Bach n'a
été laissé de côté dans cette lecture qui conjugue à merveille rigueur – carrures nettes, intonations précises, lignes parfaitement tendues et articulées – et fantaisie, qu'il s'agisse des
bondissements quelquefois hirsutes des mouvements les plus emportés ou de la poésie rêveuse de ceux où le temps semble suspendu, ainsi les mouvements lents des deux concertos, où la
violoncelliste sait trouver une ligne de chant assez idéale, à la fois parfaitement phrasée et très à fleur de peau, qui fait que même après vingt écoutes du disque, on s'arrête toujours pour
la suivre. En grand comme en petit effectif, Pulcinella se révèle un ensemble d'une discipline et d'une sensualité sonore remarquables ; il est particulièrement réjouissant d'entendre, entre
autres, la Sinfonia Wq. 182/5 (H.661) interprétée avec un panache que l'on croyait réservé à certains orchestres d'outre-Rhin (Akademie für Alte Musik Berlin, Freiburger Barockorchester), et par des musiciens qui ne confondent pas expressivité et hystérie gesticulante. Si la Sonate « Sanguineus
& Melancholicus » permet à certaines des belles individualités qui le composent et, en particulier aux violonistes Thibault Noally et Nicolas Mazzoleni, de s'illustrer sur le plan
de la virtuosité comme de l'éloquence, je tiens surtout à saluer la qualité des interventions de Francesco Corti qui, de son pianoforte, assure, tout au long de cet enregistrement, un continuo
très vivant, à la fois discret et d'une réactivité de tous les instants, qui confère à cette réalisation un supplément de personnalité sans lequel je gage qu'il n'aurait probablement pas été
aussi captivant. Voici un jeune claviériste dont on aura plaisir à suivre l'évolution.
Voici donc, à mon avis, un des meilleurs disques consacrés à Carl Philipp Emanuel Bach depuis le début de cette année
commémorative, et c'est sans hésitation que je vous en recommande l'acquisition. S'il m'est permis d'exprimer un souhait, ce serait qu'Ophélie Gaillard et Pulcinella reviennent sans trop
attendre à ce répertoire en nous donnant, pourquoi pas, le concerto pour violoncelle et les cinq autres symphonies de 1773 manquants ; il ne fait nul doute, pour peu que la même réussite
soit au rendez-vous, que nous aurions ainsi un diptyque des plus séduisants à conseiller à tous les Kenner et à tous les Liebhaber de cette musique.
Carl Philipp Emanuel Bach (1714-1788), Concertos pour violoncelle en la mineur Wq. 170 (H.432),
et en la majeur Wq. 172 (H.439), Sinfonia en si mineur Wq. 182/5 (H.661), Sonate en trio en ut mineur « Sanguineus & Melancholicus » Wq. 161
(H.579)
Pulcinella Orchestra
Ophélie Gaillard, violoncelle & direction
1 CD [durée : 71'58"] Aparté AP 080. Incontournable de Passée des arts. Ce disque peut être acheté sous forme physique
en
suivant ce lien ou au format numérique sur
Qobuz.com.
Extraits proposés :
1. Concerto pour violoncelle en la mineur Wq. 170 (H.432) :
[I] Allegro assai
2. Sinfonia en si mineur Wq. 182/5 (H.661) :
[III] Presto
Une belle vidéo de présentation du projet réalisée par Colin Laurent :
Un extrait de chaque plage du disque peut être écouté ci-dessous grâce à Qobuz.com :
Illustrations complémentaires :
Heinrich Eduard von Winter (Munich, 1788-1825), Carl Philipp Emanuel Bach, 1816. Lithographie sur papier, Vienne,
Österreichische Nationalbibliothek
La photographie d'Ophélie Gaillard, tirée de son site Internet, est Caroline Doutre.
La photographie de Francesco Corti, tirée de son site Internet, est de Marco Borggreve.