Maria TRONEA (Association Roumaine des Professeurs de Français)
1. La génétique du texte
Albert Camus, l’un des plus célèbres écrivains français du XXe siècle, est né à la veille de la Première Guerre mondiale (le 7 novembre 1913), guerre au cours de laquelle son père, l’Algérois Lucien Auguste, perd la vie (le 11 octobre 1914). Affecté dans un régiment de zouaves intégré à l’armée française, celui-ci est atteint par des éclats d’obus pendant la bataille de la Marne et meurt à l’hôpital de Saint-Brieuc. À sa mort, Albert Camus n’a pas atteint l’âge d’un an. L’orphelin en témoignera dans le manuscrit d’un roman inachevé portant le titre Le Premier Homme, manuscrit trouvé dans sa serviette le 4 janvier 1960, lorsqu’il disparaît dans un tragique accident de voiture. Le roman posthume Le Premier Homme paraît aux Éditions Gallimard, en 1994, grâce aux soins de Catherine Camus, la fille de l’écrivain, qui en établit le texte à partir du manuscrit original.
Dans ses Carnets (publiés en trois volumes chez Gallimard en 1962, 1964, 1989 et repris aux tomes 2 et 4 de la nouvelle édition des Œuvres complètes, dans la collection de la Pléiade, en 2006 et 2008) où l’on retrouve la trace de ce futur roman, on rencontre une phrase-clé illustrant le credo de l’écrivain : « L’œuvre est un aveu, il me faut témoigner. » (Camus, 1962, p. 16). Dans Le Premier Homme, Camus témoigne du père qu’il n’a pas connu, victime de l’absurde boucherie décrite déjà dans les Carnets (1935-1937) :
« La bataille de Charleroi vue par Marcel.
« Nous autres les zouaves, on nous avait fait mettre comme ça en tirailleurs. Le commandant y dit "à la charge". Et puis on descendait, ça faisaitcomme un ravin avec des arbres. On nous dit de charger. Y avait personne devant nous. Alors on marche, on marche en avant comme ça. Et puis tout d’un coup des mitrailleuses y commençaient à nous taper dedans. Tous, on tombe les uns sur les autres. Y avait tellement de blessés et de morts que dans le fond du ravin y avait tellement de sang qu’on aurait pu traverser avec une pastera. Alors y en avaient qui criaient "Maman" que c’était terrible. » (Ibid., p. 52).
On y parle aussi des médailles et des diplômes gagnés par Marcel à la guerre : « "Les diplômes" concernent le régiment tout entier dont Marcel faisait partie. » (Ibid., p. 53) L’ironie de l’auteur à l’égard de ces vains signes de reconnaissance se reflète dans le texte par leur mise en exergue.
Une réflexion concernant les relations humaines et la guerre apparaît dans les Carnets (1937-1939) :
« La seule fraternité maintenant possible, la seule qu’on nous offre et qu’on nous permette, c’est la sordide et gluante fraternité devant la mort militaire. » (Ibid., p. 115).
2. « Dévoré par un feu universel
C’est le sort du père d’Albert Camus, la citation extraite du Premier Homme mettant en évidence la métaphore de la guerre, greffée sur le symbole négatif du feu qui consume et détruit, tout comme chez Barbusse et D’Annunzio.
« Et plus rien ne restait, ni en elle ni dans cette maison, de cet homme dévoré par un feu universel et dont il ne restait qu’un souvenir impalpable comme les cendres d’une aile de papillon brûlée dans un incendie de forêt. » (Camus, 1994, p. 86).
Le narrateur impersonnel se fait souvent le porte-parole du personnage principal du roman, Jacques Cormery. Le nom de Cormery illustre la valeur d’autofiction de cette œuvre inachevée, parce qu’il est le nom de jeune fille de la grand-mère paternelle de l’écrivain. Ce nom relie symboliquement le père (Lucien Auguste, représenté par le personnage d’Henri Cormery) et le fils (Albert Camus, qui emprunte le masque de Jacques Cormery).
La relation affective du fils avec le père inconnu, victime de la Grande Guerre, s’établit devant la tombe de ce dernier, au bout d’un voyage d’initiation, décrit dans le chapitre « Saint-Brieuc » de la première partie du roman, intitulée RECHERCHE DU PÈRE. En lisant les dates inscrites sur la tombe de son père (1885-1914), « le voyageur », âgé de quarante ans, a la révélation douloureuse d’un père plus jeune que lui, fait qui déclenche son émotion :
« Et le flot de tendresse et de pitié qui d’un coup vint lui emplir le cœur n’était pas le mouvement d’âme qui porte le fils vers le souvenir du père disparu, mais la compassion bouleversée qu’un homme fait ressent devant l’enfant injustement assassiné – quelque chose ici n’était pas dans l’ordre naturel et, à vrai dire, il n’y avait pas d’ordre naturel mais seulement folie et chaos là où le fils était plus âgé que le père. » (Ibid., p. 44).
Henri Cormery n’est plus qu’un nom sur la liste du gardien du cimetière d’un village de Bretagne : « Cormery Henri, dit-il, blessé mortellement à la bataille de la Marne, mort à Saint-Brieuc le 11 octobre 1914. » (Ibid., p. 42). Dans le calendrier de guerre, la bataille de la Marne contre l’invasion allemande, en septembre 1914, marque une victoire, mais les statistiques en montrent le prix de sang versé. Du côté français, on enregistre 21 000 morts et 122 000 blessés. Parmi ces derniers, le père de Camus, parti à la guerre malgré lui, comme il le déclare, révolté devant une scène de boucherie : « Moi, avait-il dit d’une voix sourde, je suis pauvre, je sors de l’orphelinat, on me met cet habit, on me traîne à la guerre, mais je m’empêche. » (Ibid., p. 80) Ces mots sont prononcés devant un camarade d’armes, M. Levesque, qui va les reproduire plus tard au fils du disparu.
Le personnage du père partage la même attitude de révolte contre la guerre que l’écrivain. Esprit humaniste, Albert Camus considère la violence, la guerre, comme états d’anormalité, opposés au naturel, point de vue exprimé aussi dans les Lettres à un ami allemand, écrites et publiées dans la clandestinité, sous l’Occupation. De retour en Algérie, après le voyage à Saint-Brieuc, Jacques Cormery, l’alter ego de l’écrivain, refait, par le biais de l’imagination et des témoignages de sa mère, la tragique aventure de la guerre de son père.
3. « L’éclat d’obus »
Dans le chapitre 5 du roman (« Le père. Sa mort. La guerre. L’attentat »), la voix narrative décrit la mort du père, Henri Cormery, blessé pendant la bataille de la Marne :
« Un éclat d’obus lui avait ouvert la tête et il avait été transporté dans un de ces trains sanitaires dégouttant de sang, de paille et des pansements qui faisaient la navette entre la boucherie et les hôpitaux d’évacuation à Saint-Brieuc. Là, il avait pu griffonner deux cartes au jugé, car il ne voyait plus. "Je suis blessé. Ce n’est rien. Ton mari." Et puis il était mort au bout de quelques jours. L’infirmière avait écrit : "Cela vaut mieux. Il serait resté aveugle ou fou. Il était bien courageux." Et puis l’éclat d’obus. » (Ibid., p. 85).
Dans cette histoire de guerre, le récit est assumé par un narrateur extra-diégétique, mais aussi par les personnages, tels que le fils et la mère, Lucie Cormery :
« - Saint – Apôtre ?
- Oui. Et puis il y a eu la guerre. Il est mort.
On m’a envoyé l’éclat d’obus.
L’éclat d’obus qui avait ouvert la tête de son père était dans une petite boîte de biscuits derrière les mêmes serviettes de la même armoire, avec les cartes écrites du front et qu’il pouvait réciter par cœur dans leur sécheresse et leur brièveté. "Ma chère Lucie. Je vais bien. Nous changeons de cantonnement demain. Fais bien attention aux enfants. Je t’embrasse. Ton mari." » (Ibid., p. 78)
Le faire du livre, l’athanor de l’œuvre est en permanence focalisé. Le manuscrit du roman en chantier contient des notations telles que « développer », comme dans le cas de la description de la bataille de la Marne :
« Tout se passait là-bas en effet où les troupes d’Afrique et parmi elles H. Cormery, transportées aussi vite que l’on pouvait, menées telles quelles dans une région mystérieuse dont on parlait, la Marne, et on n’avait pas eu le temps de leur trouver des casques, le soleil n’était pas assez fort pour tuer les couleurs comme en Algérie, si bien que des vagues d’Algériens arabes et français, vêtus de tons éclatants et pimpants, coiffés de chapeaux de paille, cibles rouges et bleues qu’on pouvait apercevoir à des centaines de mètres, montaient par paquets au feu, étaient détruits par paquets et commençaient d’engraisser un territoire étroit sur lequel pendant quatre ans des hommes venus du monde entier, tapis dans des tanières de boue, s’accrocheraient mètre par mètre sous un ciel hérissé d’obus éclairants, d’obus miaulant pendant que tonitruaient les grands barrages qui annonçaient les vains assauts. » (Ibid., p. 83)
Le tableau de guerre, qui porte la mention « développer », marque de la génétique textuelle, met en évidence la sauvagerie de la machine de guerre, figurée par la métonymie de l’obus qui « miaule » (image de la mort qui guette partout), et les dures conditions du front auxquelles sont soumis les combattants.
Les « Annexes » du manuscrit, placées en fin d’ouvrage par Catherine Camus, montrent aussi le caractère d’« œuvre ouverte » du Premier Homme. Dans le « Feuillet III », par exemple, il y a un plan du livre illustratif pour la structure du roman publié en 1994, mais qui mentionne la page 145 (« L’adolescent »), inexistante dans le manuscrit. Le chapitre 5, auquel on a fait référence, y figure à la page 30 : « Alger. Le père et sa mort (attentat) ».
4. L’intertexte dorgelèsien
Le cheminement du texte en train de se faire se place sous le signe de la mémoire fragmentaire. Le retour en arrière vise aussi « L’école » suivie par le protagoniste du roman, dans le chapitre 6 bis. Jacques Cormery y évoque la figure lumineuse de M. Germain (l’ancien maître de Camus et son modèle spirituel) sous le masque du M. Bernard qui, sans avoir connu le père de l’orphelin, lui en parle, cherchant à suppléer cette absence. Lui, qui a fait la guerre et en est revenu vivant, il affirme ouvertement sa préférence pour Jacques et pour les autres élèves qui ont perdu leurs pères et son désir de remplacer d’une certaine manière ces disparus.
Le maître d’école, qui aime passionnément son métier, ouvre à ses élèves, qu’il respecte, la voie de découverte du monde :
« Mais surtout, il leur parlait de la guerre encore toute proche et qu’il avait faite pendant quatre ans, des souffrance des soldats, de leur courage, de leur patience et du bonheur de l’armistice. À la fin de chaque trimestre, avant de les renvoyer en vacances, et de temps en temps, quand l’emploi du temps le lui permettait, il avait pris l’habitude de leur lire de longs extraits des Croix de bois de Dorgelès (…) ». (Ibid., p. 172)
Le roman de Roland Dorgelès (1885-1973), paru en 1919, qui jouira d’un grand succès populaire, devient pour Jacques sa lecture préférée. Son émotion est si grande, que la mort du personnage D. le fait pleurer :
« Et le jour, à la fin de l’année, où, parvenu à la fin du livre, M. Bernard lut d’une voix plus sourde la mort de D., lorsqu’il referma le livre en silence, confronté avec son émotion et ses souvenirs, pour lever ensuite les yeux sur sa classe plongée dans la stupeur et le silence, il vit Jacques au premier rang, qui le regardait fixement, le visage couvert de larmes, secoué de sanglots interminables, qui semblaient ne devoir jamais s’arrêter. "Allons petit, allons petit", dit M. Bernard d’une voix à peine perceptible, et il se leva pour aller ranger son livre dans l’armoire, le dos à la classe. » (Ibid., p. 174)
Le personnage désigné dans le roman de Camus par l’initiale D. est l’un des plus attachants du roman de Dorgelès, l’officier Gilbert Demachy. Ayant fait des études de droit et provenant d’une famille aisée, celui-ci a du mal à s’habituer aux misères de la vie de soldat, mais sa générosité et le courage qu’il se découvre le transforment en symbole de la fraternité d’armes. La scène de sa mort, à laquelle il est fait référence dans le roman de Camus, est émouvante par la solitude dans la souffrance et la note élégiaque d’une chanson qu’il murmure pour conjurer le sort :
« La nuit semblait se mettre en marche, sur ses mille pattes d’eau qui piétinaient. Contre l’arbre humide qui le soutenait, un cadavre accroupi glissa et tomba lourdement, sans sortir de son rêve. Gilbert ne chantait plus. Son souffle épuisé mourait dans un murmure que recouvrait la pluie. Mais ses lèvres semblaient bouger encore :
Voilà l’beau temps,
Ture – lure – lure,
…l’beau temps, pourvu que ça dure…
La pluie ruisselait en pleurs le long de ses joues amaigries. Puis deux lourdes larmes coulèrent de ses yeux, les deux dernières… » (Dorgelès, 1931, p. 352).
La destinée tragique du héros de Dorgelès, marquée par l’une des « milliers de croix de bois, alignées tout le long des grandes routes poudreuses, où elles semblent guetter la relève des vivants » (Ibid., p. 34) se confond avec celle d’Henri Cormery, autre victime de la Grande Guerre.
L’une des notes (« Notes et plans ») du Premier Homme en témoigne :
« 4 – Et le père de Jacques tué à la Marne. Que reste-t-il de cette vie obscure ? Rien, un souvenir impalpable – la cendre légère de papillon brûlée à l’incendie de forêt. » (Camus, 1994, p. 345)
En guise de conclusion
Le roman d’Albert Camus, de même que celui de Roland Dorgelès, illustre l’idée de l’œuvre en tant que témoignage. La présence du paratexte et de l’intertexte, la mise en images du monde tiennent de l’aventure scripturale du Premier Homme et de la relation complexe entre la génétique textuelle et la poétique du texte.
La guerre-palimpseste est placée par Camus sous le signe de l’absurde qui règne au monde. La vie de L. C., le père retrouvé, en est la parfaite illustration : « Sa vie qui se construit ainsi malgré lui – et puis la guerre le tue. » (Camus, 1994, p. 347) Œuvre d’autofiction, centrée sur la quête du père, Le Premier Homme est aussi l’œuvre d’un écrivain humaniste, qui dénonce la folie de la guerre, soucieux de l’avenir de l’Homme.
Bibliographie
CAMUS, Albert, Lettres à un ami allemand, Paris, Gallimard, 1948.
CAMUS, Albert, Carnets (mai 1935-février 1942), Paris, Gallimard, 1962.
CAMUS, Albert, Le Premier Homme, Paris, Gallimard, 1994.
DORGELÈS, Roland, Les Croix de bois, Paris, Albin Michel, 1931.