Comme il faisait froid, cette nuit-là. Les lampadaires de la ville dessinaient de petits soleils tamisés aux
Les parterres glacés criaient sous mes pas et l’hiver me mangeait les joues comme une bête affamée, impatiente. Les mains dans les poches de mon manteau de cuirette trop court, j’avançais vers le mur. Mes longues jambes dans ces bas filets noirs tremblaient de froid. Je mâchais ma gomme pour me décrisper la mâchoire et pour sourire aux autos qui ralentissaient devant moi. Chaque fois que je me penchais pour me présenter, je faisais une révérence à la mort. J’étais morte. Pas cliniquement, mais cyniquement, oui. J’avais foutu ma vie en l’air. J’avais sauté sans parachute, et chaque jour depuis, je m’écrasais le corps sur les trottoirs avares de pourboires. Grande chambre froide où les pièces de viande paradaient, pendues aux crochets de la honte.
Tout ça parce que j’avais cette pression sur moi depuis des années. Physique, chimie, bio… Je savais tout en théorie, mais pratiquement ? Rien. Et je voulais savoir, je voulais me perdre, je voulais avoir mal. C’est dans cette spirale infernale que je dispersais la moindre de mes ambitions dans le regard des autres, parce qu’avoir des attentes pour un avenir me rendrait folle pour de bon.
Chaque caresse, chaque baiser, chaque morsure, chaque sévice contribuaient inexorablement à ma chute, mais plus je creusais ma tombe, plus je m’approchais d’une vérité. Ma vérité. Ma bouche s’abimait de leurs baisers sauvages. Mes petits seins se perdaient dans leurs mains creuses et rudes qui les étouffaient. Ma peau se déchirait sous le frottement sans pitié de leur corps pesant. Ma tête heurtait le miroir de la salle de bain où un reflet déformant m’était renvoyé. Je le cachais d’une main tandis que de l’autre je m’agrippais au rebord du comptoir. Leur membre dur, dressé pour la guerre me labourait les entrailles pour y semer la terreur. Je n’avais pas peur du noir. Je fermais les yeux pour me retrouver seule.
Photo : Anna Dittman
Leurs grognements enterraient vivante la jeune femme que j’avais été. L’argent qu’il faisait glisser dans mon cou et sa bouche puante, qui me félicitait d’être une belle pute, me donnaient envie de vomir. Ne pas tomber. Ne pas pleurer. Rhabille-toi, la rue t’attend.
Cette nuit-là, je ne me suis pas réveillée, car je m’étais fait une promesse. Alors que mon corps gisait sur le trottoir avare de pourboire, le froid de l’hiver dessinait de cruels dessins sur ma peur bleue. Tandis que les petits soleils se fondaient dans mes yeux grands ouverts, le sans-logis, de son vieux manteau vert misère, couvrit le givre sur ma peau.
Francesca Tremblay, 15 mai 2014
NOTICE BIOGRAPHIQUE
En 2012, Francesca Tremblay quittait son poste à la Police militaire pour se consacrer à temps plein à la création
Cette jeune femme a à son actif un recueil de poésie intitulé Dans un cadeau (2011), ainsi que deux romans jeunesse : Le médaillon ensorcelé et La quête d’Éléanore qui constituent les tomes 1 et 2 d’une trilogie : Le secret du livre enchanté. Au printemps 2013, paraîtra le troisième tome, La statue de pierre. Plusieurs autres projets d’écriture sont en chantier, dont un recueil de poèmes et de nouvelles.