Pour ce troisième samedi du mois de mai , Case Départ vous ouvre sa bibliothèque pleine de nouveautés et vous conseille les albums sortis il y a peu. Parmi eux, il y a quelques belles bandes dessinées. Le tirailleur ou la magnifique histoire d'Abdesslem un jeune marocain arraché à sa famille pour venir combattre l'ennemi en France, Opium : une belle histoire d'espionnage dans la Chine du 19e siècle, un album-reportage en Afghanistan sous le régime des Talibans : Les larmes du seigneur afghan, la très belle réédition du sublime album La mort Blanche, la réédition par la maison d'édition poitevine The hoochie coochie, d'un petit bijou : La chute vers le haut, le premier tome de la série d'humour noir Bad Bartje, Maximal spleen : un album sous influence de Simon Hanselmann, une belle autofiction Mes cent démons, Cet été là : un album sur le passage de l'enfance à l'adolescence, le quatrième volume du manga Kamakura Diary et les troisième tome de la série à succès Meilleures ennemies. Bonnes lectures !
Les oubliés de la Nation
Le tirailleur est un magnifique portrait d'un ancien tirailleur marocain, arraché à sa famille, en 1939 et parti combattre pour la France sur le front de la seconde guerre. Anonyme, il se verra dans l'obligation de passer 9 mois de l'année sur le territoire français pour pouvoir prétendre à une modique pension ; ultime affront pour celui qui ne se posa pas de question lorsqu'il fallu défendre la paix. Ce subtil et émouvant album est signé Alain Bujak et Piero Macola. C'est dans le cadre d'un reportage photographique de commande, qu'Alain Bujak a rencontré Abdesslem. Entre 2008 et 2009, le journaliste a couché par images la vie quotidienne de Bellevue, une résidence sociale Adoma (ex Sonacotra) de Dreux. Alors que son travail est terminé, il continue de voir le vieil homme de 86 ans et passe des heures à l'écouter raconter sa vie, entre famille et récits de guerre. Province de Taza, Maroc, 1939. Abdesslem Elbachir, jeune adolescent et berger, vit avec ses parents et ses frères dans une ferme de cette région montagneuse. Passant sa vie dans les prés pour garder le bétail, il doit aussi se rendre fréquemment au souk de Beni Lent à une vingtaine de kilomètres pour acheter du pétrole pour l'éclairage. Parti avec son bidon et ne perdant pas de temps, il se doit de faire l'aller-retour dans la journée. Dans la ville, il croise Nadim, un ami qui s'est engagé dans l'armée française, il y a peu. Alors que le jeune garçon lui vante les mérites de la puissance militaire, Abdesslem semble très indifférent à ce métier ; lui sait que sa vie sera rythmée par la garde d'animaux. Avec insistance, Nadim l'emmène à Taza, la cité voisine, pour voir des camions. Pour le berger, tout cela est magique ; en effet, ces engins sont une nouveauté pour lui, il n'en avait jamais vu auparavant. Embarqué de force par les militaires français, il ne sait pas encore, qu'il ne reverra pas sa famille avant trois ans. Ne parlant pas le français, ils se retrouvent à l'arrière du camion avec une dizaine d'autres marocains. Dans le camp, ils dorment dans des baraquements, prennent pour la première fois de leur vie, une douche et passent la visite médicale. Ne connaissant pas sa date de naissance, le médecin évalue son âge à 17 ans. Le voilà donc engagé de force dans le Quatrième Régiment des Tirailleurs Marocains (RTM). Youssouf, son frère aîné viendra même lui rendre visite. Mais en dépit des recommandations de ce dernier, Abdesslem ne reviendra pas à la maison, préférant honorer son engagement. Au plus fort de la guerre, les enrôlements s'intensifient dans les colonies françaises. La France a besoin de soldats et se sert généreusement dans son Empire colonial, sans se soucier du destin de ceux qu'elle appelait ses " indigènes ". En 1939, le sultan Sidi Mohammed Ben Youssef lancera même un appel pour soutenir l'Hexagone : " C'est aujourd'hui que la France prend les armes pour défendre son sol, son honneur, sa dignité, son avenir et le nôtre que nous devons nous-mêmes fidèles aux principes de notre race, de notre histoire et de notre religion. [...] nous lui devons un concours sans réserves, [...] et ne reculer devant aucun sacrifice [...] ". En octobre, le 4e RTM est mobilisé. Les soldats traversent la Méditerranée pour Marseille puis rejoignent Paris, dans des wagons à bestiaux. Pourtant, la guerre semble loin pour ses tirailleurs ; ils ne font que marcher, creuser des trous, poser du fil barbelé ou transporter du matériel. En mai 1940, après d'âpres combats, les allemands sont aux portes de la capitale. Le colonel, résigné, leur enjoint de se replier vers Marseille, en suivant le soleil le jour et en marchant le long des voies ferrées la nuit. Blessé aux pieds à cause des longues marches et de ses chaussures en semelle de pneu Michelin, Abdesslem est secouru par un camion de la Croix-Rouge. Mais ce dernier, qui passe un contrôle allemand, est arrêté. Le berger est envoyé dans un camp réservé aux prisonnier de couleurs. Dans ce frontstalag, les conditions sont dures et il doit attendre l'armistice du 22 juin signé par le Roi du Maroc pour être relâché. Il se retrouve alors en Auvergne, dans une ferme, avec d'autres prisonniers. Un soir, alors qu'ils viennent d'allumer un feu, Abdesslem s'en approche pour se réchauffer les mains, mais un officier allemand sadique, lui brûle avec une branche incandescente. La brûlure s'est infectée, il a de la fièvre et une grosse boule sous le bras. Il est transféré dans un hôpital, on lui incise l'abcès et on lui donne des antibiotiques. Après deux mois, il est de retour à Taza, où il réintègre le 4e RTM. Il obtient alors une permission de quelques jours pour aller visiter sa famille... Le tirailleur est une œuvre mémorielle forte, sans concession vis-à-vis de la France. Par ce portrait délicat et sensible, Alain Bujak rend justice à sa manière à cet homme mais aussi tous ses frères d'armes (indigènes, tirailleurs...) qui ont combattu dans une guerre qui parfois leur semblait étrangère. Cette belle rencontre entre les deux hommes accouche d'un album fort et prenant et permet à notre génération de comprendre le chemin parcouru par ces hommes de leur pays, déracinés de force, pour un pays, pour une guerre sanglante où ils paieront un lourd tribu mais aussi comprendre comment la France les a enrôlée de force et comment encore actuellement elle les méprise par une modique pension de guerre. Ce comportement indécent est notamment souligné à la fin du récit, lorsque Abdesslem explique à son confident qu'il est obligé de venir 9 mois par an dans ce foyer de Dreux pour pouvoir prétendre à cette faible retraite. Seul, loin de chez lui, comme lorsqu'il était engagé, il vit dans une petite chambre, avec pour seule compagnie, un poste de télévision. Levé aux aurores pour prier, il attend que passe le temps et rêve de revoir sa famille. Ces drôles de conditions, valables depuis 2004, il doit les supporter parce qu'il a besoin de cet argent, lui qui a combattu aussi en Indochine. Pourtant, l'homme à la canne blanche, partira en 2010 et ne reviendra plus en France, renonçant à cette petite allocation vieillesse. Parler de sa vie au reporter, lui permet aussi de garder intacte cette mémoire et faire passer le temps plus vite. Et l'homme est humble, il n'est pas dans la dénonciation systématique du rôle de la France ; lui ce qui l'importe c'est de raconter sa vie, ses conditions parfois délicates pendant la guerre. En effet, à aucun moment, il ne semble en colère. Le trait aux crayons de couleur et aux pastels de Piero Macola est délicat, tout en retenue. Les planches de l'auteur italien sont magnifiques et les couleurs subtiles. A noter qu'un très beau dossier est adossé à l'album : Le voyage chez Abdesslem regroupe des photographies et des textes de Alain Bujak. Le tirailleur : Pour ces soldats tirailleurs, pour les morts, pour que l'on se transmette cette mémoire ; pour ne pas oublier. Un album à lire absolument !
Espionnes dans la Chine du 19e siècle
En pleine guerre de l'opium, deux sœurs chinoises sont initiées aux techniques de combats et à l'espionnage par leur père militaire afin que l'une d'elles entre au service d'un négociant en drogue anglais. Cette saga d'aventure originale et exotique, publiée aux éditions Fei, est signée Laure Garancher. La Chine, depuis des siècles, est un des pays majeurs du commerce mondial. A partir du 17e siècle, l'Empire britannique commença ses importations de thés, d'épices et de soie. Rapidement la couronne compris que cela n'était pas suffisant, décida de cultiver et d'exporter de l'opium. Utilisé jusque là pour des raisons médicales, la substance devint vite une drogue qui rendit les chinois dépendants. En 1833, les mandarins ordonnèrent de détruire plus de mille tonnes d'opium et Lord Melbourne, premier ministre anglais, fit envoyer un corps expéditionnaire pour défendre ce commerce : la guerre de l'opium débuta... L'empire du milieu dû se résoudre, entraînant la fin de la dynastie Qing Canton, 1855. Mei Ju, au service de Sir Elron, un exportateur d'opium, rencontre Lan sur un marché. Cette dernière est triste parce que son mari passe toutes ses journées dans un fumerie, et c'est le cas de beaucoup de chinois qui sont de plus en plus dépendants à l'opium. Pourtant, Mei Ju ne peut pas faire de vague, placée par son père chez ce trafiquant, afin d'obtenir un maximum d'informations. Elle est espionne pour le compte des militaires chinois. Lorsqu'elle était petite, avec sa sœur jumelle Mei Yun, elles furent éduquées par leur père, haut gradé de l'armée afin de devenir de vraies espionnes. Entre cours d'arts martiaux par Chen, un grand maître, cours d'histoire et de philosophie, les deux jeunes filles n'ont que peu de temps à elles. Pourtant Mei Ju aime dessiner mais les moments pour assouvir cette passion s'espacent. Mei Yun entre au monastère, tandis que sa sœur devient domestique afin d'être au plus près des négociations et de récolter toute sorte d'informations. Elle fouille dans le bureau de son maître et découvre les futures livraisons de drogue, qu'elle transmet à Chang, un charmant jeune homme qui aimerait devenir son mari. Pour célébrer leur quinze ans de mariage, Henri Elron, fait un cadeau à sa famille : il a demandé à Mac Leon de peindre le portrait de chacun des membres du clan. Le peintre, troublé par la beauté de Mei Ju, lui offre un portrait qu'il a fait d'elle en cachette... Opium permet à Laure Garancher de dresser le portrait d'une Chine éternelle, en prise avec les britanniques sur le thème de l'opium. D'ailleurs, ici, cela est plus prétexte à livrer le destin croisé et éloigné de deux sœurs, entre esprit de revanche du père, éducation stricte et saga d'espionnage. Très bien documenté et parfaitement expliqué, le récit de l'auteure de Mon fiancé chinois est captivant. Cette spécialiste de l'Asie croque subtilement la vie quotidienne des deux sœurs au parcours opposé mais finalement proche : Mei Ju, devenue espionne alors qu'elle se rêvait en peintre et Mei Yu, devenue religieuse dans un monastère et élevant seule une mystérieuse petite fille. Déchirées entre l'amour de leur patrie et crainte de décevoir leur père, elles se retrouveront autour d'un même homme qu'elles aiment. Pays mystérieux et période méconnue des Français, cet album permet de jeter un œil sur une civilisation riche en coutumes et en histoire(s). Une fiction originale et bien écrite qui permet de comprendre un acte majeur de la géopolitique du 19e siècle. Le trait subtil de l'auteure apporte un charme à cette histoire parfois sombre. Un peu figé parfois, il fait la part belle au gros plans et portraits tout en délicatesse. Les couleurs très claires et proches des estampes asiatiques de Nguyen Thanh Phong apportent un charme suranné extrêmement agréable à l'album.Résistance face aux talibans
Pascale Bourgaux, grand reporter à la RTBF, a suivi le parcours du seigneur de guerre afghan Mamour Hasan, entre 2001 et 2011. Pendant ses dix années, la journaliste a partagé le quotidien du chef et de sa famille dans une région en lutte contre les talibans. Les larmes du seigneur afghan raconte cette plongée au cœur du conflit armé, un témoignage fort mis en image par Thomas Campi et scénarisé par la reporter, elle-même assistée de Vincent Zabus. Bruxelles, 2010. Pascale Bourgaux est sur la route la menant à l'aéroport. A ses côtés, son mari et son jeune fils. La femme part de nouveau en reportage au Nord de l'Afghanistan pour y rencontrer Mamour Hasan, un chef de guerre qu'elle côtoie depuis 10 ans. Laissant ses proches en Belgique, elle embarque avec Gary, son assistant cameraman, dont c'est le premier voyage dans le pays. Depuis les attentats du 11 septembre, les habitants Dasht-e-Qaleh résistent aux talibans, installés au Sud. A la tête de cette région, Mamour, seigneur de guerre Ouzbek, reçoit de l'aide des américains et de ses alliés. Arrivés à Kaboul, ils rejoignent Tawab, leur fixeur (guide-interprète) qui doit les conduire jusqu'à leur hôtel sécurisé où logent d'autres journalistes. En effet, c'est dans la capitale qu'ils doivent rencontrer Hasan, venu fêter le nouveau gouverneur de Takhar, sa province. Après quelques brefs mots échangés, ils se quittent en se donnant rendez-vous dans la cité de Mamour. La route est longue jusqu'à Dasht-e-Qaleh ; tout d'abord un avion peu fiable jusqu'à Kunduz puis une voiture sur des routes peu sécurisées. A l'intérieur, Gary est déguisé en afghan et Pascale se cache sous une burqa. Après un contrôle des talibans, ils arrivent dans la maison familiale des Hasan. Les trois femmes du seigneur préparent le repas, à l'écart des hommes ; l'un des fils est malade mais les médicaments sont chers. Mamour n'est pas serein, il n'a plus d'argent pour ses proches. Il ne vit plus uniquement que de ses terres. La zone n'est plus sûre, les soldats alliés ne s'y aventurant plus. Les talibans avancent, la région se radicalise. Seule son autorité permet de les tenir à l'écart... Véritable témoignage saisissant, Les larmes du seigneur afghan est un très bel album-reportage. S'appuyant sur l'un des nombreux voyages de Pascale Bougaux, il met en lumière les affres de ce pays tenu responsables par les américains du 11 septembre, ainsi que les difficultés de cet homme loyal et grand résistant à l'oppresseur (de 1979 à 1989 contre les russes puis de 1994 à 2001 contre les talibans). Mamour règne en seigneur sur cette partie frontalière avec le Pakistan et l'Ouzbékistan. Sorte de figure paternelle, il dirige les habitants, les protège, les fait travailler ; en somme, les fait vivre. Garant de l'unité et de la stabilité de cette région, il est pourtant oublié dans le premier gouvernement Karzaï. Cet album suit pas-à-pas, le parcours, parfois délicat de Pascale et Gary, entre déguisements, diplomatie et sécurité pour réussir au mieux leur reportage. Le climat de confiance entre elle et Mamour se ressent bien dans le récit. Très proche de la réalité, l'histoire permet de mettre en lumière un pays lointain, méconnu des Européens. Seules, les images de guerre ou celles de talibans dynamitant les statues de Bamiyan, nous sont arrivés ; faussant ainsi notre point de vue. Si la guerre d'Irak avait été la première filmée, celle d'Afghanistan sera la première autant verrouillée par les communicants. D'ailleurs, Pascale Bourgaux note ces changements entre ce voyage et le précédent : la communication des américains et la radicalisation de nouveau visible dans le pays. Le trait semi-réaliste et vif de Thomas Campi permet de ressentir l'ambiance parfois pesante du récit. Le dessinateur italien réhausse ses planches de 6 à 8 vignettes par des couleurs magnifiques.Sur le front italien en 1916
Le talentueux dessinateur de Walking Dead, Charlie Adlard et le très grand scénariste Robbie Morrison se sont associés pour livrer l'un des récits les plus poignants sur la Première Guerre Mondiale. Pour raconter leur vision du conflit, ils ont décidé de mettre en lumière le front italien, un angle peu utilisé par les auteurs et assez méconnu des lecteurs français, dans le somptueux album La mort blanche, rééditée chez Delcourt (première édition en 1988). 1916. Chaîne de montagnes du Trentin, sur le front italien. Sur le plateau d'Aligheri, les soldats italiens font face aux austro-hongrois. Parmi eux, Pietro Aquasanta, né en Autriche et ayant commencé le conflit sous le couleurs de son pays natal. Mais en ce 31 octobre, il se retrouve à combattre avec les italiens. Alors que quelques-uns de ses nouveaux camarades sont suspicieux, pensant qu'il est un espion, il démontre sa loyauté en tuant un ennemi à peine quelques minutes après son arrivée. Grâce à cette offensive, les italiens peuvent reprendre possession de leurs tranchées et pour les fortifier, utilisent les cadavres de leurs compagnons d'armes. Si cette vison est effrayante, cet acte permet de mieux se défendre. 20 novembre. Pietro et ses camarades transportent de nouveaux engins de guerre par les voies rocheuses en haut de la montagne. Cette entreprise est délicate, faite de poulies le long des parois. En contrebas, les austro-hongrois attaquent le front adverse avec des grenades remplies de gaz. Dans les rangs italiens, c'est la panique ; les soldats ne sont pas équipés de masques pour se protéger et n'ont qu'un modeste morceau de tissu à apposer sur leur visage. C'était sans compter sur le déclenchement d'une avalanche qui met à mal les lanceurs de gaz. Engloutis sous cette vague blanche, il n'y eut aucun survivant. Cet événement naturel donne alors des idées aux officiers alliés qui missionnent une équipe pour les déclencher de manière artificielle par la pose de charges explosives. Cette Mort blanche élimine un grand nombres de soldats et de matériels austro-hongrois. Robbie Morrison eut l'idée de son scénario après avoir visionné un reportage sur le front italien qui mentionnait le nombre de mort important par avalanche provoquées par les ennemis (entre 60 et 100 000 personnes). De plus, en septembre 2013, en Italie du Nord, plus de 500 personnes assistent à l'enterrement de deux soldats de la Première Guerre Mondiale. Le scénariste dira d'ailleurs : " Pour moi, la cruauté et l'inhumanité semblait atteindre de nouveaux sommets : transformer la nature elle-même en arme de guerre ". Puis il en parla avec son complice Charlie Adlard, lui aussi passionné par le sujet, lui envoya un résumé détaillé et le projet prit forme. Le récit sombre de La mort blanche n'épargne pas le lecteur. Sans concession, il montre la mort brute, la vie quotidienne des soldats, les longues heures d'attente et le cynisme des officiers pour utiliser le phénomène naturel. Peu montré aux français, le front italien permet de conter une autre facette du conflit. Si les tranchées, les soldats et les armes sont les mêmes, c'est le décor qui change : quand notre front se situe en plaine, celui-ci se déroule en montagne. Le scénariste de Judge Dredd ou Spider-man utilise aussi un ressort original pour son histoire : un soldat changeant de camp. Pietro, s'il est soupçonné d'espionnage, se révélera être un excellent soldat. Le découpage dynamique de 3 ou 4 cases par planche de Charlie Adlard est merveilleux. Son trait en noir et blanc, un mélange de fusain et craie sur papier gris, rend admirablement l'atmosphère sombre du récit. D'ailleurs, les cinq premières pages de l'album sont magistrales. Pour l'auteur de X-files, sa carrière a changé après la réalisation de La mort blanche. Si sa technique a évolué, il souligne que : " Son histoire [celle de Robbie Morrison] est probablement un des meilleurs et plus touchants scénarios de bande dessinée que j'ai jamais lu, sans même parler de l'illustrer ". La mort blanche : un album somptueux imaginé par un duo d'auteurs exceptionnels. Une belle réédition.Plus dure sera la chute
La chute vers le haut est une histoire de Mokeït. De format à l'italienne et de 22 pages, elle fut publiée la première fois par Futuropolis en 1987 (sous la direction de Etienne Robial) et est actuellement rééditée par la maison d'édition poitevine The Hoochie Coochie. Un homme d'une quarantaine d'années vit modestement dans un appartement d'une grande ville. Demandeur d'emploi, il se rend à la Société Martin qui fabrique des chambres à air. Reçu par Monsieur Grandunom, il ressent pour la première fois une sensation étrange. Son corps semble hors de contrôle et son poing vient violemment heurter le visage du recruteur. Sorti manu militari, il se rend dans un bistrot pour se remettre de ses émotions mais cette sensation refait surface. En rentrant chez lui, dans les escaliers, il remarque qu'il décolle de cinq centimètres du sol. Il flotte dans les airs ! Quelle ne fut pas sa grande surprise. Son ascension jusqu'au sixième étage fut périlleuse, s'accrochant aux barreaux de la rampe. Alors que tout semble normal à l'extérieur et que son ami se moque de lui au téléphone, il continue de voler et se retrouve rapidement collé au plafond. Sa vie va devenir un véritable cauchemar. Entre lestage et livraison de matériel, il s'isole de plus en plus. Mokeït, membre fondateur des éditions L'Association en 1990, est un grand et talentueux illustrateur depuis 25 ans. Son récit de prime abord humoristique, s'avérera, au fil des pages, de plus en plus sombre. Si son héros, un homme simple et modeste ne comprend pas ce qui lui arrive, son calvaire trop important pour lui, va le pousser dans ses derniers retranchements jusqu'à son isolement, incapable de s'adapter à la société et inversement. D'ailleurs personne ne semble s'en soucier, ni voisins, ni amis. Il ne peut ni sortir de chez lui ni même s'alimenter correctement. Alors qu'il trouve des stratagèmes pour continuer de vivre ; ces derniers lourds dans sa vie, deviendront finalement une tare. Cette histoire intemporelle et fantastique, belle allégorie tragique sur l'enfermement, est merveilleusement mis en images par un trait où les personnages sont tout en rondeur, les matières presque palpables et des cadrages renversants. The Hoochie Coochie : The Hoochie Coochie est une maison d'édition créée en 2002. Lors du festival d'Angoulême, la même année, Tarabiscouille et Gotpower proposent le fanzine Turkey magazine n°1. En un an, 7 numéros sortent et il faudra attendre 2003 pour que la revue devienne un vrai objet manufacturé, grâce à Olivsteen (Olivier Frampas). L'année suivante, l'association The Hoochie Coochie prend une existence légale et les premiers livres sont publiés : Vous faites bien d'enterrer vos morts (Freddo) & Baston de rue (Gotpower). La petite association de Poitiers inaugure son véritable catalogue en 2007 et un comité éditorial de 4 personnes est nommé, composé de Claire Beaumont, Alexandre Balcaen, Romain Mollica et Gautier Ducatez. Les deux revues publiées par la structure Turkey Comix et DMPP seront lauréates du Prix de la BD alternative au Festival d'Angoulême en 2008 et 2009. Les premiers succès éditoriaux arrivent avec les albums de Christophe Hittinger ( Déserteurs) et de Nicolas Presl ( Fils de l'ours père). The Hoochie Coochie publie entre 4 et 6 albums par an, accueille au sein de ses revues des auteurs débutants ou confirmés, édite des livres ou projets individuels et collabore avec d'autres fanzines et éditeurs.
L'enfance d'un populiste
Acta est fabula est le premier tome de la nouvelle série humoristique du scénariste Falzar, Bad Bartje. Pour développer ce nouvel album, publié aux éditions Kennes, il a fait appel au dessinateur Marco Paulo. Tous deux racontent l'enfance fictionnelle de Bart de Wever, le leader populiste flamand de la N-VA en Belgique. Pour conter ces histoires, ils ont décidé d'utiliser le traditionnel gag en une planche. Belgique, fin des années 70. Bartje est un jeune garçon pas comme les autres. Son destin semble tout tracé : il sera le futur dirigeant de la Flandre, que dis-je : de la Belgique. Prenant exemple dans le passé pour ses modèles, il apprécie César ou Napoléon. Se comportant en véritable mini-dictateur, il peut martyriser ses semblables mais surtout les wallons qu'il exècre. Comme ses prédécesseurs, il est doué d'une grande intelligence qu'il utilise pour dominer les autres, même si souvent cela se retourne contre lui. Pour atteindre son but (dominer ses souffres-douleurs), il peut compter sur le dévoué Flupke, un garçon sadique, toujours accompagné de son gros chat effrayant. Parmi les scénettes : Bartje, pour son anniversaire, sélectionne drastiquement les amis qu'il invite au point de se retrouver seul. Le sport ne l'intéresse pas, il préfère étudier le latin pour parler comme son idole, Jules César. Il aime aussi beaucoup aller chez Bonpa, son grand-père, un brin fachiste et qui l'emmène souvent dans les manifestations extrémistes pour la grandeur de la Flandre : tout ce qui est francophile et francophone, il déteste... La volonté affichée de dominer les autres ainsi que le monde par leur héros antipathique Bad Bartje, permet au duo d'auteurs de dénoncer les dérives extrémistes, telles que l'on peut les observer actuellement en Belgique ou en France. Utilisant l'antinomie entre Wallons et Flamands, ils savent qu'ils pourront faire mouche à chaque fois. Même si quelques gags de Falzar peuvent déstabiliser parce que nous, français, nous n'en n'avons pas les codes, et de ce fait nous en exclure, les mini-récits sont souvent amusants. L'humour noir et parfois sadique est quasiment présent à chaque page. Jouant avec un Bart de Wewer en mini, enfant, ils s'immiscent dans la politique actuelle, comme une sorte de pamphlet gentiment drôle. Le trait agrémenté d'une couleur sépia de Marco Paulo est d'une très bonne qualité, jouant parfaitement son rôle dans le style humoristique de la série. Affublé d'un nez pointu pour souligner sa méchanceté, son héros à mi-chemin entre Hilter, César et Napoléon, tranche avec les autres personnages de l'album plus agréables. A noter que le tandem n'a pas trouvé d'éditeur en Flandre. Le sujet étant très sensible, l'homme politique faisant un peu peur, de ce fait les pressions des flamingants sont fortes sur la maison d'édition Kennes et sur les deux auteurs !Planant
Maximal spleen est un recueil d'histoires de l'australien Simon Hanselmann, publié aux éditions Misma. Il met en scène la vie sous influence de Meg, Mogg et Owl. Meg, sorcière au visage vert, est accompagnée par Mogg, son chat doué de parole, obsédé sexuel, qui aime donner des concerts ronronnants. Ils vivent tous les deux avec Owl, une chouette géante, souffre-douleur des deux autres. Tous trois sont les anti-héros de ce album et vivent des aventures quotidiennes planantes grâce aux nombreuses drogues qu'ils ingurgitent. Meg et Mogg adorent faire des farces à Owl et un de leurs amis sorciers : ils remplacent l'herbe de leur cigarette par du basilic. Si les deux farceurs prennent du plaisir, les deux autres ne ressentent aucun effet. Un autre jour, le volatile souhaite aller aux toilettes pour une envie pressante, mais ses deux amis ne lui ouvrent pas la porte de leur maison et il est obligé de se soulager derrière un arbre du jardin. Un chien rôde dans les parages... Quelques jours plus tard, les trois amis invitent un loup et le sorcier à un apéro dans leur jardin. Le sorcier découvre un trampoline chez le voisin et se met à l'utiliser. Une idée saugrenue passe par la tête du loup : il décide de se râper un testicule. Une ambulance doit alors venir le chercher... Le récit psychédélique et sous extasy de Simon Hanselmann est dans la droite lignée des comics underground américains. Les premières histoires de ce recueil furent publiées dans la revue Dopututto, créée par Misma. Déroutants, dérangeants voire déstabilisants, les mini-récits soulignent les méfaits de la drogues, parlent des dérives de la société par le prisme des personnages décalés (un chat, des sorciers, une grosse chouette...). Si ces derniers prêtent à sourire, et sont plutôt utilisés dans des histoires d'héroïc fantasy ou pour enfants ; ils sont martyrisés par l'auteur qui livre un album finalement très sombre. D'ailleurs, l'auteur australien rend un hommage appuyé à la série anglaise d'albums jeunesse Meg & Mog, publiée dans les années 70. Le découpage fréquemment en gaufrier permet de rythmer le récit.
Une adolescence américaine
Les éditions çà et là publient Mes cent démons, le nouvel album de Lynda Barry. Edité aux Etats-Unis par Sasquatch Books, sous le titre One hundred demons ! il met en scène les petits cauchemars de la vie quotidienne de l'auteure. Entre réalité et fiction, cette autofiction de 224 pages est traitée de manière humoristique. Pour décliner ses phobies un peu imaginaires qui lui permettent de parler de sa vie, elle se caricature sous la forme d'une adolescente, un peu gauche, un peu moche, aux cheveux roux incoiffables et qui désire par dessus tout être cool. Chaque démon a son démon du jour : - Les poux. Lynda était un peu le souffre-douleur de ses camarades d'école. Mise à l'écart, elle est traité de " vermine " et dont les camarades voulaient éviter tout contact. Et l'été de son CM2, elle partit aux Philippines, tomba amoureux d'un gamin surnommé Le professeur et avec lequel elle échangeait des poux... - Les mondes perdus. Dans la rue de Lynda, les enfants aimaient jouer au Kickball. Ce jeu de balle, était réservé aux plus âgés. Parfois, dans leur grande mansuétude, ils acceptaient les plus jeunes... - Danser. Les cousines ados de Lynda apportaient des 45 tours à la maison pour présenter des chorégraphies. Fascinée par ces danses, elle s'inscrit dans un cours de hula, une danse hawaïenne... - Les odeurs du jour. Lynda adore les odeurs. Pour elle, pas une maison ne se ressemble dans ce domaine là : l'odeur de chats chez la voisine, les maisons javellisées ou encore comme chez les Paliki où un mélange de menthe, de mandarine et de vieux livres, intriguait la jeune fille... - La haine. La mère de Lynda aimait à faire une leçon de morale contre la haine à sa fille. Pour la femme n'avouait jamais ce sentiment alors qu'elle avait des ennemis. L'adolescente vouait une haine au garçon qui la chahutait, des personnages de livres ou encore Ronnie, une fille de son école... Lynda Barry, une des principales figures de la bande dessinée féminine américaine, réalise depuis 35 ans, des strips dans une dizaine de journaux. Elle est la lauréate de nombreux prix, dont deux Eisner Award pour ses albums What it is (2008) et Picture this (2010). Par sa centaine de démons intérieurs, elle livre sa vision de ses souvenirs lointains dans les années 60 : le passage entre l'enfance et l'adolescence. Teintés d'un bel humour, les récits sensibles parfois douloureux, sont bien écrits et sa vision de l'adolescence est souvent juste.Premiers émois estivaux
Comme tous les ans, Rose et Windy se retrouvent pour les vacances au bord du Lac Awago. En une année, les deux jeunes amies sont maintenant adolescentes et leurs rêves, leurs envies et leurs buts aussi. C'est ce passage entre le monde l'enfance et l'adolescence que raconte Cet été-là, l'album écrit par Mariko Tamaki et Jullian Tamaki. Lac Awago. Cet été-là, Rose et Windy, amies d'enfance, se retrouvent dans des cottages loués par leurs parents, comme chaque année. Les deux jeunes filles, qui ont maintenant 13 et 11 ans et demi, passent leur temps à se baigner, discuter, voire même regarder des films d'horreur en secret. Si Windy, continue à aimer jouer, sa copine est plus préoccupée par les garçons et notamment un groupe d'ados plus âgés qui erre dans le village. Cette proximité se résume à une attirance-répulsion pour ces jeunes garçons, ayant parfois des dialogues crus avec les deux filles. Dans le même temps, Rose assiste incrédule au changement d'humeur de sa mère. S'isolant, elle devient irritable et plus que détestable. Ecrit comme un journal intime, égrainant le temps qui passe, Cet été-là est un album à l'atmosphère doucereuse. Le récit intimiste de Mariko Tamaki est sensible et touchant, montrant le délicat passage à l'âge de l'adolescence ; entraînant des changements physiques mais aussi de nouveaux émois. Les 300 pages de ce beau roman graphique, navigue entre la nostalgie des vacances de l'enfance (naïveté, amusement, baignade, copains, soleil...) et cette période de découvertes. La lenteur du récit est adossé au rythme que peuvent prendre les vacances, sorte de temps suspendu, moins rapide et où la vie est rythmée par le soleil. Le trait en noir et blanc de Jullian, la cousine de la scénariste, fait de grandes cases, est agréable à l'œil. Un album plaisant mais qui ne laissera pas un souvenir impérissable dans la mémoire des lecteurs.Et pour quelques pages de plus...
Pour compléter notre sélection de la semaine, Case Départ vous conseille aussi les albums suivants :