Montreuil : Montreuil : Microbrasseries, ça mousse et ça pousse
ELVIRE VON BARDELEBENInfusant les malts et les saveurs, ils ont rafraîchi le design et le goût : les petits brasseurs se multiplient, mettant la pression sur les industriels. Tournée parisienne alors que renaît la bière artisanale.
A Paris, près de la gare du Nord, existe un lieu où se croisent les flics du commissariat voisin, de jolies étudiantes scandinaves en Erasmus, des types lestés d’une bouée autour des hanches et des barbus lookés en chemise à carreaux. C’est la brasserie de la Goutte d’Or, où Thierry Roche, 41 ans, brasse seul sa bibine, qu’il infuse avec de la fleur d’oranger, de l’anis ou du café. Un vendredi de mars, il accueille ce beau monde dans son laboratoire qui fait aussi comptoir, s’excuse du désordre, dû à l’installation d’une nouvelle machine pour embouteiller les bières et augmenter la production.Il y a encore quelques années, Roche travaillait dans une agence de communication, puis il a découvert qu’on pouvait brasser chez soi. Aujourd’hui, il travaille toujours comme un forcené, mais sa petite entreprise ouverte fin 2012 prospère.CARAMEL OU ARABICA
La reconversion de Thierry Roche est loin d’être une exception. Depuis deux ans, les brasseries artisanales se multiplient en France. En 1985, on en comptait 22. Le chiffre est doucement remonté avant d’exploser ces dernières années : 334 en 2010, près de 600 aujourd’hui. Comparé à la région Rhône-Alpes ou à la Bretagne, Paris est longtemps resté à la traîne - la faute, sans doute, au coût de l’immobilier. Mais le business est devenu sérieux et la capitale se rattrape de manière fulgurante. En témoigne le premier festival français consacré à la bière artisanale, qui aura lieu le mois prochain en Ile-de-France (1). Qu’est-ce qui distingue une bière artisanale d’une industrielle ? Le volume, évidemment (en France, la production moyenne d’une microbrasserie est de 500 hl par an), mais surtout, le goût. Pas évident pourtant quand les ingrédients de base (eau, malt, houblon) sont immuables. Certains s’inventent un terroir.Pour Thierry Roche, les bières doivent ressembler à leur environnement. Puisque «la Goutte d’Or est un village global, un laboratoire où l’on croise des flux de populations africaines, maghrébines», il crée des bières avec des épices et des fruits exotiques et les baptise du nom des rues du XVIIIe arrondissement : la blonde Myrha aux arômes de dattes, la Château Rouge, une rousse rafraîchissante aux saveurs de malts caramel. Certaines sont même réalisées en partenariat avec des enseignes avoisinantes, comme la 3ter, infusée à l’arabica du café Lomi.Chez Deck & Donohue, jeune brasserie ouverte en mars à Montreuil (Seine-Saint-Denis), on trouve l’association d’un goût à un terroir un peu artificielle, mais on reconnaît que la recette est fondamentale : le choix des malts, leur dosage, le moment où ajouter le houblon… «Les grandes brasseries, pour des raisons économiques, ont tendance à n’en mettre qu’au début. Mais il faut l’intégrer à différentes étapes pour développer les arômes», explique Thomas Deck. Pour sa Mission Pale Ale, il a choisi du houblon américain «cascade», qui fleure le pamplemousse, complété avec du houblon australien «summit», évoquant les fruits tropicaux.Les bières Deck & Donohue ne sont pas que bonnes, elles sont aussi belles : leurs étiquettes sobres et graphiques ont été conçues par un designer californien qui a déjà œuvré pour Ten Belles, café parisien près du canal Saint-Martin. «On voulait sortir de l’esthétique classique de la bière où on dirait qu’un ado s’est installé devant Paint», explique Thomas Deck.Lui est alsacien, son collègue Donohue est américain. «En tant qu’Alsacien, j’étais persuadé de tout connaître», raconte-t-il. Comme beaucoup d’autres microbrasseurs, un séjour outre-Atlantique l’a détrompé. Si les Etats-Unis ne sont pas le pays historique de la bière, ils n’en sont pas moins le moteur d’une révolution en marche depuis une trentaine d’années (au point que le magazine américain Incclassait en 2013 le statut de microbrasseur parmi les huit métiers les plus porteurs).EXIT LES GARGOUILLES
Dans certains pays européens, comme en Belgique, les brasseries artisanales se sont plus ou moins maintenues. Mais ce sont les Américains qui ont apporté une liberté jusqu’alors absente en Europe : dès les années 80, ils ont expérimenté sans limites, remis au goût du jour des recettes oubliées, bouleversé des habitudes. Comment ? En prenant, par exemple, une recette anglaise classique pour y ajouter une levure belge ou un houblon de Nouvelle-Zélande ; en créant des hybrides de bière triple et d’IPA (India Pale Ale) ; ou en travaillant avec des fruits. Ils ont aussi dépoussiéré le design de la bibine, l’ont affranchi des gargouilles et icônes gothiques. La variété et l’originalité américaines ont en partie été nourries par la diversité géographique : des poches de brasseries se sont développées autour de New York (la fameuse Brooklyn Brewery), en Californie, dans l’Oregon, et jusqu’à Montréal, au Canada.Ce mouvement a fait des émules en Europe, notamment dans les pays où tout était à faire : l’Italie, la Scandinavie, puis la France. Si l’Hexagone a pris du retard, c’est peut-être à cause de la mauvaise image dont souffre la bière, longtemps perçue comme «une boisson fadasse qui fait roter devant un match», déplore Romain Thieffry, du bar parisien la Fine Mousse. Au début du XXe siècle, la France, pays de houblon, comptait plus de 4 000 brasseries artisanales. Mais la logique industrielle s’est développée en Allemagne, en Belgique et en République tchèque, assurant un niveau de qualité qu’on ne trouvait pas en France. Les grandes brasseries étrangères modernisées y ont racheté les artisanales, ont imposé leurs produits dans les débits de boissons. L’offre s’est appauvrie au moment où le vin a développé une image de terroir et d’excellence. A l’époque, les petites brasseries ont manqué le coche. Aujourd’hui, c’est l’inverse : elles sont les pourvoyeuses de modernité.Elles débarrassent notamment la France de sa classification hasardeuse consistant à distinguer les bières par des couleurs de cheveux qui ne correspondent pas à un goût précis ; contrairement aux idées reçues, les blondes peuvent être amères, les ambrées sucrées, les brunes légères. On adopte peu à peu le classement rationnel anglo-saxon : ale, stout, porter, lager, pilsner.PLUS DE GODETS
Si tous ces styles sont traités par les microbrasseries, une a leur préférence, l’India Pale Ale (IPA), une bière à fermentation haute, facile à faire : un tutorial sur YouTube et une baignoire suffisent. La santé florissante des microbrasseries s’admire à la Fine Mousse, bar ouvert à l’été 2012 près de Ménilmontant. Il propose 150 bières en bouteilles et un choix large de pressions (20). L’esthétique du zinc n’en souffre pas pour autant : au lieu d’avoir, comme il est d’usage, des godets disparates (chaque marque privilégiant une forme différente pour mettre en avant son logo), on boit dans des verres à pied neutres et simples, comme pour le vin. Une Tasty Pale Ale de la brasserie Outland (à Bagnolet) par exemple : légère (3,5°), aux arômes de fruits exotiques et dotée d’une légère amertume. Ou une Rotten Skull de la brasserie de la vallée de Chevreuse (dans les Yvelines) : puissante (9°!), mais l’alcool est adouci par les notes d’agrumes.OMBRE AU TABLEAU
La Fine Mousse a un seul défaut : à moins de venir tôt, il est dur d’y trouver une place. Car en plus des amateurs chevronnés, les gens du quartier sont devenus des habitués. «Ils se sont pris au jeu de la bière artisanale, se réjouit le gérant, Romain Thieffry. Revenir aux bières industrielles, c’est comme prendre du beaujolais après avoir dégusté un grand cru.» Outre la fréquentation, au-delà de ses espérances, Thieffry s’étonne de la rapidité avec laquelle les clients se sont forgé une culture houblon : «Au lieu de demander une bière "pas trop amère", ils s’enquièrent maintenant de la localisation de la brasserie ou demandent une nouveauté de saison.»Près des Halles, un autre débit de boissons consacré à la bière a ouvert, mais l’ambiance y est sensiblement différente, plus boîte de nuit que club de fins connaisseurs. Le bar Demory est rattaché à la brasserie du même nom, qu’un Bavarois a fait renaître de ses cendres en 2009. Kai Lorch avait l’ambition d’ouvrir une brasserie à Paris quand il a découvert, sur une foire à Thionville (Moselle), l’étiquette de Demory, fondée en 1827 et disparue en 1953. Il s’en est épris, a racheté le nom, sous lequel il brasse maintenant des lager de toutes les couleurs : une blonde facile avec un léger goût de miel, une blanche un peu trouble dans le plus pur style munichois, une noire étonnamment légère, sombre comme la Guinness, rafraîchissante comme une pilsner. Petite ombre au tableau : ces bières, toutes délicieuses, ne sont pas brassées à Paris, mais en Bavière. Lorch n’a pas encore trouvé de local assez spacieux pour accueillir ses lager - elles nécessitent beaucoup plus de place que des IPA -, mais il assure tout mettre en œuvre pour s’y établir au plus vite.Son cas n’est pas unique : la Gallia, fabriquée à Paris entre 1890 et 1968, puis exhumée en 2010, est maintenant brassée à 60 kilomètres au nord de la capitale. La démarche fait grincer les dents de certains confrères qui, dans ces conditions, les trouvent un peu gonflés de s’autoproclamer «bières historiques de Paris». Ces tensions assez minimes n’empêchent pas le milieu de la bière artisanale de rester soudé : il y a de la place pour tout le monde, et chacun tire son épingle du jeu. «La gastronomie connaît un cercle vertueux, explique Thomas Deck. Il y a de plus en plus de restaurants soucieux de la qualité des produits, et il serait absurde qu’ils passent commande aux Etats-Unis !»ART CONTEMPORAIN, ROCK STARS, HAPPENINGS
«Le consommateur est fatigué de boire de la bière sans saveur, explique Robert Dutin, qui tient un annuaire exhaustif des brasseries françaises. Même concernant la production industrielle, la consommation de la bière premier prix baisse au profit des spéciales [bières d’abbaye, aromatisées, ou premium].» En France, la production industrielle représente encore 98% du marché (contre 92% aux Etats-Unis, où les volumes sont bien supérieurs ).Malgré leur hégémonie, les grands groupes s’inquiètent du développement des microbrasseries et soignent leur image (Libération du 9 novembre) : des marques comme Heineken et Grolsch soutiennent plus ou moins discrètement l’art contemporain, la musique et la mode, distribuant des bouteilles lors de défilés ou de vernissages, organisant des happenings où ils accolent leurs noms à ceux d’artistes réputés (du rocker Peter Hook au designer Marc Newsom).Les microbrasseries se sentent-elles menacées ? A en croire Romain Thieffry, de la Fine Mousse, pas vraiment : «Ils peuvent mettre en œuvre toutes les stratégies marketing qu’ils veulent. Nous, on a gagné la bataille du goût.»(1) Du 24 mai au 1er juin. Rens. : www.laparisbeerweek.com/Adresses : La brasserie de la Goutte d’Or, 28 rue de la Goutte d’Or, 75 018. Rens. : 09 80 64 23 51. Bouteille autour de 4€. Deck & Donohue, 71, rue de la Fraternité, 93 100 Montreuil. Rens. : 09 67 31 15 96. Bouteille autour de 4€. La Fine Mousse, 6 avenue Jean-Aicard, 75 011. Rens. : 09 80 45 94 64. Demi entre 3,50 et 5 €. Bar Demory, 62 rue Quicampoix, 75 004. Rens. : 09 81 12 53 06. Demi à 3,50 €.Elvire von BARDELEBEN