Mourir...mais de mort lente !

Publié le 15 mai 2014 par Dubruel

LE VIEUX (d'après Maupassant)

Maître Jean Lucot rentrait *

Quand sa femme sortait.

Il lui demanda :

-«Ton pé, comment qu’y va ? »

-« M’sieu l’ curé dit

Qu’i’ n’ passera pas la nuit. »

Dans la chambre où il gisait,

Deux amis-campagnards pénétraient.

Lucot leur dit d’une voix faiblarde :

-« C’te fois, c’est fini

I’ n’ira pas seulement à la nuit.

Faudra qu’ j’invite pour l’imunation. »

Après un instant d’hésitation,

Sa femme répondit :-« Vas y maintenant.

Tu peux ben dire qu’il a passé

Pis qu’i’ n’en a pas quasiment

Pour la relevée. »

En s’éloignant, Lucot lui lança :

-« Fais donc quatre douzaines de douillons

Pour ceux qui viendront. »

*En Normandie, on appelle les fermiers maîtres.

La paysanne examina

Encore une fois son père.

Comme il était dans le même état,

Elle s’en alla

Faire cuire les pommes de terre.

À sept heures, son homme était de retour :

-« C’est fini ? »

Elle lui répondit :

-« Non, ça gargouille toujours. »

Ils commencèrent à souper.

Sitôt les assiettes vidées,

Ils retournèrent voir l’agonisant.

On l’aurait cru mort assurément.

Alors les Lucot se couchèrent.

Au matin, ils allèrent voir le père.

Les râles du mourant étaient profonds.

-« I’ n’ veut point finir, dis-donc. »

-« On va d’mander au maire

D’antidater le certificat de décès

Car, pour sûr, c’est d’main qu’on l’enterre. »

À midi, les premiers invités arrivaient.

Les Lucot s’agitaient,

Et expliquaient :

-« J’avions fait des douillons.

Faut ben qu’ nous en profitions. »

Les visages s’éclairèrent à cette pensée.

Peu à peu, la cour s’emplissait.

Les premiers venus disaient

La nouvelle aux nouveaux arrivants.

Les femmes entraient voir le mourant.

Elles se signaient.

Auprès du lit,

Mme Lucot racontait l’agonie :

-« V’là deux jours qu’il est comme ça

Ni plus haut ni plus bas. »

Disposés sur un grand plat,

Les douillons tiraient les yeux.

Chacun avançait le bras

Pour en prendre un…ou deux.

Maître Lucot prononça :

-« S’il nous voyait, l’ pé !

Li qui les aimait ! »

Un gros paysan jovial déclara :

-« I’ n’en mangera pu, j’ pense ! »

Les litres de cidre se vidaient.

Mme Lucot, furieuse de la dépense,

En montait du cellier sans arrêt,

Maintenant on riait et on parlait fort.

Une paysanne, restée près du mourant,

Apparut bientôt sous l’auvent

Et hurla d’une voix aigüe :

-« Il est passé ! Il est mort ! »

Chacun se tût

Sauf Lucot qui se mit à crier :

-« J’ savions ben qu’ ça pouvait pas durer.

Si c’te nuit seulement

Il avait pu s’ décider,

Ça n’aurait point fait

Tout ce dérangement.

N’importe, c’est fini.

On va l’enterrer lundi.

…Et pour l’occasion,

On r’mangera des douillons !»