« Nous donnons au terme « carnavalesque » une très large acception. En tant que phénomène parfaitement déterminé, le carnaval a survécu jusqu'à nos jours, tandis que d'autres éléments des fêtes populaires qui lui étaient apparentés par leur caractère et leur style (ainsi que par leur genèse) ont disparu depuis longtemps ou bien ont dégénéré au point de devenir méconnaissables. On connaît fort bien l'histoire du carnaval, décrite maintes fois au cours des siècles. A une époque récente, aux XXVIIIe et XIXe siècles, le carnaval avait encore conservé certains de ses traits particuliers de fête populaire sous une forme nette, quoique appauvrie. Le carnaval nous révèle l'élément le plus ancien de la fête populaire, et on peut assurer sans risque d'erreur que c'est le fragment le mieux conservé de ce monde aussi immense que riche. Cela nous autorise à utiliser l'adjectif « carnavalesque » dans une acception élargie désignant non seulement les formes du carnaval au sens étroit et précis du terme, mais encore toute la vie riche et variée de la fête populaire au cours des siècles et sous la Renaissance, au travers de ses caractères spécifiques représentés par le carnaval à l'intention des siècles suivants, alors que la plupart des autres formes avaient soit disparu, soit dégénéré. »
« Mais même au sens étroit du terme, le carnaval est loin d'être un phénomène simple et à sens unique. Ce terme unissait sous un même concept de nombreuses réjouissances d'origine diverse tombant sur différentes dates, mais ayant toutes des traits communs. Ce processus de réunion sous le terme de « carnaval » de phénomènes locaux hétérogènes, le fait qu'ils aient été désignés par un même terme, correspondait à un processus réel : en effet, en disparaissant et dégénérant, les différentes formes de la fête populaire léguaient au carnaval certains de ses éléments : rites, attributs, effigies, masques. Et de ce fait, le carnaval est devenu le réservoir où se déversaient les formes qui n'avaient plus d'existence propre. ».MICHAEL BAHKTINE.L'ŒUVRE DE FRANCOIS RABELAIS ET LA CULTURE POPULAIRE AU MOYEN AGE ET A LA RENAISSANCE. Tel Gallimard.
« Chaque mercredi des cendres, carnaval meurt, mais carnaval ne meurt jamais. Toujours différent, il est chaque année réinventé. Toujours le même, il est encore dans le fond pareil à celui du passé : lieu de folie, d'ivresse, de parade, de création artistique, fabrique d'identités. Les grandes villes du carnaval ont depuis longtemps fait de ce rite un phénomène social, politique et économique autant que culturel. Venise, Rio, Baie, New Orléans, Barranquilla, Notting Hill, Bahia : à quel besoin répondent les carnavals ? Quelles bonnes raisons ont les citadins, toutes classes et couleurs apparemment confondues, de l'entretenir et, plus encore, de l'aimer ? N'est-il qu'un rêve de bonheur qui s'achève le mercredi des cendres alors que la tristesse, elle, n'a pas de fin, comme dit la belle chanson mélancolique de Tom Jobim et Vinicius de Moraes (Felicidade) ? Est-il la catharsis nécessaire et éphémère de quelques heures troubles dans une année sans brio ? Ou est-il plutôt, comme le suggère en un mot l'expérience bahianaise, une scène créant un « double » de la ville, tout aussi réel que la vie de tous les jours mais plus permissif et ouvert qu'elle aux révoltes et aux mouvements sociaux ritualisés ? Tant de choses peuvent se passer et se régler dans le monde du carnaval ! À Bahia — comme ailleurs ? — étudier le carnaval, ce n'est pas passer à côté des véritables problèmes sociaux, c'est au contraire prendre une institution-clé pour parler de la société dans son ensemble, à l'image de la sorcellerie dans les sociétés ouest-africaines, ou de la kula (cycle de dons et contre-dons) dans la société tro-briandaise du Pacifique ».MICHEL AGIER ANTHROPOLOGIE DU CARNAVAL EDS.PARENTHESES.
« Dès la fin du IIe siècle, les docteurs chrétiens ont lu dans les jeux masqués, les bombances calendaires, les quêtes nocturnes... d'inquiétantes résistances puis résurgences du paganisme, plus dangereuses encore que les cultes civiques et impériaux car liées au rythme du temps et au socle «populaire» des sociétés locales. Depuis, le carnaval n'a cessé d'engendrer ses ancêtres, de se reconnaître dans les miroirs que lui tendait l'Histoire. ». DANIEL FABRE.CARNAVAL OU LA FETE A L'ENVERS.DECOUVERTES GALLIMARD.
Le mot carnaval sert donc aujourd'hui à désigner un vaste éventail de traditions et de fêtes qui présentent des similitudes, tant en Europe qu'en Asie, en Afrique et en Amérique. Elles ont d'abord toutes en commun de prendre place, au sortir de l'hiver, et d'être des défoulements libérateurs, comme s'il s'agissait d'exprimer la joie débordante d'être débarrassés des ténèbres et du froid et d'assister au retour d'une végétation abondante et nourricière et d'une faune revigorée. Chaque pays a sa façon particulière de célébrer cette période de renouveau universel et les manifestations en ont varié à l'infini. Par la suite, l'expression a servi à désigner l'ensemble des divertissements débridés en dehors même du mois de février.
Dans un ouvrage fondateur, François Rabelais Et La Culture Populaire Au Moyen Âge Et Sous La Renaissance, Michael Bakhtine, estime que l'être humain a la capacité de vivre plusieurs vies, dont deux particulières, tant au point de vue sociologique que psychologique :l'une sérieuse ,officielle et dogmatique l'attache à la hiérarchie, la seconde est rieuse et empreinte de liberté.
Ainsi la Fête serait, selon Bakhtine, un élément fondamental de la réalité humaine, qu'il serait faux de vouloir réduire à sa fonction biologique ou sociale de répit nécessaire après le travail. Le rire et la fête tous deux collectifs en particulier aux périodes antiques et médiévales (et l'on pourrait faire la même remarque pour d'autres cultures, amérindiennes ou africaines), jusqu'à la Renaissance, auraient au contraire un caractère existentiel, universel et finalement positif, loin d'être uniquement négatifs comme la satire ou la parodie. Ils ne dénigreraient que pour renouveler et vivifier et nous enseigneraient la relativité de l'univers entier en le considérant sous son angle comique.
Pour l'auteur, les spécialistes du folklore et de l'histoire littéraire n'ont pas considéré le peuple qui rit sur la place publique comme un objet digne d'une étude attentive et approfondie sur le plan culturel, historique, folklorique ou littéraire. Le rire n'occuperait donc jamais que la place la plus modeste. Et pire quand on consentirait à l'étudier, ce serait en occultant la nature spécifique du rire populaire car on lui appliquerait des idées et notions qui lui sont absolument étrangères,(la culture et l'esthétique « bourgeoise selon les mots de l'auteur) .
Aussi M. Bakhtine prend-il l'adjectif « carnavalesque »(voir texte ci-dessus) dans une acception élargie désignant non seulement les formes du carnaval au sens étroit et précis du terme, mais encore toute la vie riche et variée de la fête populaire au cours des siècles :l'adjectif devient ainsi le symbole d'un rire subversif ,celui du peuple ,comme celui de Rabelais ; Il est la base du grotesque qui détruit le « sérieux unilatéral. Selon Bakhtine, le carnaval au Moyen Âge, loin de n'être qu'une manifestation folklorique, serait une des expressions les plus fortes de cette culture populaire du rire et en particulier dans sa dimension subversive. L'occasion pour le peuple de renverser, de façon symbolique et pendant une période limitée, toutes les hiérarchies instituées entre le pouvoir et les dominés, entre le noble et le trivial, entre le haut et le bas, entre le raffiné et le grossier, entre le sacré et le profane…on se rappellera ici que Victor Hugo, dans Notre Dame De Paris, centra son roman autour du bossu « grotesque », Quasimodo que la foule va élire « pape des fous », lors d'un épisode.
A l'inverse, la « fête » officielle du Moyen-âge, organisée par l'Eglise, plus tard par les cours, serait pour M .Bakhtine, la négation même de cet esprit de fête. Loin d'être l'irruption momentanée d'une seconde existence, elle renforcerait au contraire le statu quo, et célèbrerait une vérité déjà établie (hiérarchie sociale, valeurs religieuses, politiques, morales ...) qu'elle chercherait à faire passer pour éternelle: d'où son ton sérieux, solennel. L'esprit de fête se réfugierait alors dans le Carnaval, prototype de la réjouissance populaire, organisée pour et par le peuple. Avec sa licence débridée, son élection d'un « roi pour rire », son déchaînement dionysiaque, le Carnaval libèrerait les participants de la vérité et de l'ordre établis, non par le simple imaginaire ou l'utopie abstraite mais par un moment concret de vie collective. Enfin Bakhtine montre que toute véritable fête est liée au temps. Alors que la fête ecclésiastique n'a plus avec le temps que des rapports formels, reléguant dans un passé lointain les transformations qu'elle célèbre pour finalement consacrer une perception figée du temps, le Carnaval a pour véritable héros le temps qui coule: c'est la fête du renouveau, d'un monde en perpétuel devenir. Il est hostile à tout ce qui est « immortalisé », achevé, fossilisé. C'est pourquoi le rire serait essentiellement lié à l'expérience carnavalesque.
Au Moyen Age et sous la Renaissance… « Le monde infini des formes et manifestations du rire s'opposait à la culture officielle, au ton sérieux, religieux et féodal. Dans toute leur diversité, ces formes et manifestations : réjouissances publiques du carnaval, rites et cultes comiques spéciaux, bouffons et sots, géants, nains et monstres, pitres de nature et de rang divers, littérature parodique vaste et variée, etc., toutes ces formes possèdent une unité de style et constituent des parties et parcelles de la culture comique populaire, notamment de la culture du carnaval, une et indivise…
Toutes ces formes de rites et spectacles, organisées sur le mode comique, présentaient une différence extrêmement marquée, une différence de principe, pourrait-on dire, avec les formes de culte et cérémonies officielles sérieuses de l'église ou de l'État féodal. Elles donnaient un aspect du monde, de l'homme et des rapports humains totalement différent, délibérément non officiel, extérieur à l'Église et à l'État; elles semblaient avoir édifié à côté du monde officiel un second monde et une seconde vie auxquels tous les hommes du Moyen Age étaient mêlés dans une mesure plus ou moins grande, dans lesquels ils vivaient à des dates déterminées. Cela créait une sorte de dualité du monde et nous affirmons que, sans la prendre en considération, on ne saurait comprendre ni la conscience culturelle du Moyen Age, ni la civilisation de la Renaissance. L'ignorance ou la sous-estimation du rire populaire au Moyen Age dénaturent aussi le tableau de toute l'évolution historique de la culture européenne dans les siècles suivants. Ce ne sont naturellement pas des rites religieux, dans le genre par exemple de la liturgie chrétienne à laquelle ils sont rattachés par des liens génériques éloignés.
De par leur caractère concret, sensible, en raison d'un puissant élément de jeu, elles s'apparentent plutôt aux formes artistiques et imagées, c'est-à-dire à celles du spectacle théâtral. Et il est vrai que les formes du spectacle théâtral au Moyen Age se rapprochaient, pour l'essentiel, des carnavals populaires, et en faisaient partie dans une certaine mesure. Néanmoins, le noyau de cette culture, c'est-à-dire le carnaval, n'est pas le moins du monde la forme purement artistique du spectacle théâtral et, de manière générale, n'entre pas dans le domaine de l'art. Il se situe aux frontières de l'art et de la vie. En réalité, c'est la vie même présentée sous les traits particuliers du jeu.
Les festivités (quelles qu'elles soient) sont une forme première, marquante, de la civilisation humaine. Il ne faut pas les considérer ni les expliquer comme un produit des conditions et buts pratiques du travail collectif ou, interprétation plus vulgaire encore, du besoin biologique (physiologique) de repos périodique. Les festivités ont toujours eu un contenu essentiel, un sens profond, ont toujours exprimé une conception du monde. Jamais aucun « exercice » d'aménagement et de perfectionnement du processus du travail collectif, aucun « jeu au travail », aucun repos ou trêve dans le travail n'ont pu devenir des fêtes en eux-mêmes. Pour qu'ils deviennent fêtes, il faut qu'un élément venu d'une autre sphère de la vie courante, celle de l'esprit et des idées, les rejoigne. Leur sanction doit émaner non du monde des moyens et conditions indispensables, mais de celui des buts supérieurs de l'existence humaine, c'est-à-dire du monde des idéaux. Sans cela, aucun climat de fête ne peut exister.
Les festivités ont toujours un rapport marqué avec le temps. On retrouve constamment à leur base une conception déterminée et concrète du temps naturel (cosmique), biologique et historique. De plus, les festivités, dans toutes leurs phases historiques, se sont rattachées à des périodes de crise, de bouleversement, dans la vie de la nature', de la société et de l'homme. La mort et la résurrection, l'alternance et le renouveau ont toujours constitué les aspects marquants de la fête. Et ce sont précisément ces moments — sous les formes concrètes des différentes fêtes — qui ont créé le climat de fête spécifique. » MICHAEL BAHKTINE.L'ŒUVRE DE FRANCOIS RABELAIS ET LA CULTURE POPULAIRE AU MOYEN AGE ET A LA RENAISSANCE. Tel Gallimard.
Le cycle carnavalesque se distingue surtout par la « licence des mœurs », soit une suspension temporaire des règles de vie normale, comme par exemple un droit à l'insulte personnelle ou collective, par le travestissement, par l'émergence d'actes, ou plus souvent de symboles érotiques ». Folkloristes, anthropologues et historiens ont dans la lignée de Bakhtine ou de Van Gennep mis à jour, une masse de faits ignorés.
Il apparait en effet que le carnaval traditionnel est loin d'être « un phénomène purement ludique comme on le considère d'ordinaire. Il est en effet bien davantage puisqu'il épouse au plus près la dialectique de l'ordre et du désordre et entend même comme normal le désordre dont la théâtralité des comportements obéit à une stricte codification symbolique ».(Nicolas Jerome, Lyon2) Modèle d'une vie instable, mais aussi satire paradoxalement organisée et ritualisée, il oppose périodiquement à tout dogmatisme de l'ordre, l'anormalité ou la transgression .Comme déjà dit, il renverse les hiérarchies sociales, moment « suspendu » entre ordre et désordre, contrainte et révolte, domination et servitude. Il tendrait ainsi à abolir les différences le temps d'une fête. Il sollicite l'imaginaire puisque resurgissent dans chaque localité les « fantômes oubliés ou censurés de la mémoire collective, héros et démons. »Politiquement il constitue aussi cycliquement un « interrègne » par la présence du roi carnaval ou du pape des fous, qu'on exécute rituellement. En définitive le carnaval rompt avec le déroulement monotone d'un temps linéaire, au profit d'un moment dionysiaque de rire et d'ivresse (dont on peut aussi légitimement se demander s'il n'est pas en définitive au service de l'ordre établi qu'il renforcerait à la fin du cycle.).
Ces divers traits, comme la mise à mort finale de la personnification de cette période, permet le rapprochement (et a servi la thèse d'une filiation historique) du Carnaval avec des évènements de civilisations antérieures caractéristiques du paganisme comme à Babylone (IIIème siècle AVC) et les « Sacées » où la hiérarchie sociale était bouleversée –ainsi un prisonnier prenait place sur le trône et remplaçait le roi mais finissait empalé au 5ème jour. Le rapprochement parait encore plus éclairant avec les mystères dionysiaques ou Bacchanales (16 et 17 Mars ) , en l'honneur de Dionysos, fête des femmes dont le caractère orgiaque finit par faire scandale. Surtout les Saturnales (fin décembre) romaines que nous connaissons par Macrobe et ses Saturnaliorum. Il y régnait la plus grande licence des mœurs, de même qu'était désigné par le sort un maitre de réjouissance ou roi de fantaisie à qui l'on accordait un droit absolu de commandement et de parole mais qu'on mettait ensuite à mort. Comme dans toute période de subversion, on y trouvait le principe d'inversion : maîtres et esclaves échangeaient leurs rôles respectifs. Il est à noter que Macrobe, s'il décrit les Saturnales, se livre déjà, à ce propos à toute la réflexion sur le calendrier, qu'on trouve dans tous les débats sur l'origine et le sens du carnaval. La fête intervient fin décembre et son instaurateur serait ainsi Janus, le dieu aux deux visages puisqu'à la charnière de deux années, dont la sphère d'action était le temps et qui symbolisait la paix et l'abondance. Le temps originel (celui de Romulus) aurait été lunaire de 10 mois (ainsi Décembre, le 10ème) mais on y aurait ajouté par la suite deux mois pour accorder le calendrier au rythme solaire des saisons. Février mois des purifications(les Mânes des ancêtres) était aussi celui de la fête de Pan (faunus),les LUPERQUES.(ou Lupercales) l Des jeunes gens presque nus parcouraient en riant les rues et fouettaient ceux qu'ils rencontraient (rite qui avait le pourvoir de favoriser, selon la tradition, la fécondité des femmes) Importance aussi des « Calendes » premier jour du mois dans le calendrier lunaire : celles de janvier ,mois de renouvèlement des magistrats et déjà des étrennes , mais surtout celle de Mars (10jours de fêtes) dont une « fête des femmes »donnait aussi lieu à des inversions sociales ( pratiques sexuelles avec les esclaves).Cette exposition du calendrier souligne l'importance des jours intercalaires (Saturnales, Luperques), raccord entre les cycles lunaires et solaires, un temps entre deux temps. Dans la pensée grecque et donc latine toute rationalité est, en effet, issue des astres. La raison des hommes est donc soumise aux puissances célestes. Le terme Kosmos ,l'univers « le bien réglé » désignait donc l'ordre mathématique et harmonieux des choses .
« Une pensée qui perçoit le monde comme ordre, et qui se soumet à la volonté de cet ordre, inscrit nécessairement l'ensemble de ses pratiques dans ce même ordre. Les Saturnales romaines, dans lesquelles les philosophes débattaient de questions d'astrologie et de calendrier, marquaient l'entrée en vigueur d'un nouveau calendrier ainsi que le changement de la configuration du ciel. Dans ces conditions, un décalage entre le soleil et la lune, qui se refusent aux mêmes calculs calendaires, devait être le constat d'un aveu d'impuissance mathématique, l'impuissance à harmoniser les cycles divins des deux astres.
Ainsi, s'il y a rupture de lois ou de l'ordre dans le carnaval, c'est qu'il correspond à une rupture de calculs astrologiques.
Le carnaval couvre ainsi une période calendaire intermédiaire ou intercalaire. Il se situait donc à sa genèse entre deux années calendaires et concorde alors avec le nouvel an paléochrétien.
Dans cette perspective, le carnaval n'est pas le moment du changement, il est le reflet du changement. Il ne se produit pas automatiquement comme les minuits de la Saint Sylvestre, il est fondamentalement un moment synergique, une pause entre deux ordres, un entracte. » NICOLAS Jérôme . Université Lumière - Lyon 2 - 2006.(c'est moi qui souligne ici)
gravure: le monde à l'envers.
Le cycle carnavalesque a pris dans notre culture et dès le Moyen Age une importance considérable et pour cette raison il a pu rester vivace longtemps. Un de ses paradoxes, qui en fait aussi un moment à part et on le verra un des éléments du débat sur l'origine, c'est qu'il n'intègre aucun personnage chrétien, bien qu'il marque le début d'une période religieuse (le Carême,) qui s'achève par une des fêtes les plus importantes de la religion chrétienne. Son étendue dans l'année était fort variable selon les régions et les époques : restreint au minimum c'était un seul jour, le Mardi gras. Dans son extension maximale, il commençait à Noël, au 1er janvier, aux Rois; ou bien son début était fixé à la Chandeleur (2 février), un mois avant le Mardi gras, au jeudi ou au dimanche qui le précèdent.
Il revient au folkloriste Van Gennep dans son œuvre monumentale, Le Folklore Français, d'avoir été un des premiers à exposer en détail la signification des cycles festifs et d'avoir ainsi posé les éléments d'une problématique qui agite toujours historiens et anthropologues.
« On peut, dans l'étude des cérémonies périodiques, distinguer trois catégories :
1° Les cérémonies cycliques, qui s'exécutent pendant des périodes plus ou moins longues et correspondent plus ou moins aux saisons : cycle de la fin de l'hiver ou de Carnaval-Carême ; du début du printemps ou de Pâques ; du printemps proprement dit ou de Mai ; du solstice d'été ou de la Saint-Jean; du milieu de l'été ou de la Mi-Août; de l'automne ou Préhivernal ; de l'hiver ou des Douze Jours, qui va de la Noël aux Rois. Seul le premier de ces cycles n'a pas intégré de personnages sacrés chrétiens.
2° Les cérémonies calendaires, qui se succèdent selon l'ordre du calendrier solaire et ne s'exécutent en règle générale qu'un seul jour par an, rarement deux (avec veille ou lendemain). A cette catégorie appartiennent les fêtes patronales, celles des saints et celles de la Vierge sous divers vocables.
3° Les cérémonies agraires, qui dépendent uniquement des travaux ruraux (semailles, fenaisons, moissons, vendanges, etc.), mais non des cycles ni des saints, bien que par endroits se constate une convergence de ces cérémonies et des saints spécifiquement agraires ou pastoraux, par exemple pour saint Vincent ou saint Verny, en tant que protecteurs des vignobles, avec le cycle des vendanges….
… « En principe, et par définition, le Carnaval est la période pendant laquelle la viande est permise, et le Carême, dont le nom vient de Quadragesima, est la période qui commence le 40e jour avant Pâques et pendant laquelle règnent plusieurs interdictions, alimentaires surtout, mais aussi sexuelles. La Mi-Carême est donc le 20e jour avant Pâques ; c'était primitivement une courte suspension des interdictions et des abstinences, un jour et une nuit de joies et de festin2.
« Mais dans les pratiques populaires, il n'y a ni tant de précision ni surtout tant de rigidité. Il s'est élaboré dans les mœurs populaires certains chevauchements cérémoniels, certains rites et dictons spéciaux, qui se situent tantôt à un moment, tantôt à un autre du cycle considéré globalement. Ces variations chronologiques s'expliquent souvent par le fait que, comme c'est la date variable de Pâques qui détermine celle du commencement et de la fin du Cycle, elles peuvent s'échelonner février et mars, ou sur mars et avril, de telle sorte que ses élémentsconstitutifs ne dépendent pas tant des mois solaires que du Nombre d'or, cycle lunaire de neuf ans…On est d'autant plus empêché d'arriver à des précisions historiques que, sur tout le territoire français, de nombreuses ordonnances de police, ecclésiastiques d'abord, puis gouvernementales, ont tenté de restreindre, sous prétexte de désordres, l'ampleur des manifestations carnavalesques ..'. Elles ont contribué aussi à en diminuer la durée folklorique jusqu'à la réduire aux trois jours Gras (dimanche, lundi et mardi), bien que, par endroits, on trouve aussi inclus dans la période des jours dits Gras le jeudi et le samedi précédents et le mercredi des Cendres2; mais généralement la période de licence se termine dans la nuit du mardi au mercredi, avec renouvellement (comme pour le retour de noces ou les commémorations funéraires) au premier Dimanche de Carême et à la Mi-Carême… »
C'est également à la liberté alimentaire que fait allusion le non devenu français commun de Carnaval, dont la formation sémantique est claire, mais dont l'étymologie est loin de l'être »... (Van Gennep cite alors l'étymologie la plus répandue du mot carnaval apparu en France en 1549 et d'origine ecclésiastique, « carne levare », littéralement « enlever la viande »c'est-à-dire entrer en carême pour ajouter :)
«Cette conclusion prouve une fois de plus combien l'étymologie et la linguistique, même comparatives, sont incapables d'aider à reconstituer l'image des mœurs et coutumes ; combien, au contraire, si on ne se fonde que sur elles, on risque d'en construire une image erronée. Car les documents abondent, heureusement, qui montrent que la période, bien loin d'être celle de la tristesse, est celle de la gaieté et même plus anciennement et par endroits encore celle des farces et des licences joyeuses ; et que cette tendance profonde, malgré les dénominations, ou les prescriptions ecclésiastiques, a transporté l'amusement même au Mercredi des Cendres, jour de pénitence, et au premier Dimanche de Carême, quatrième jour de l'abstinence alimentaire et sexuelle ».ARNOLD VAN GENNEP. LE FOLKLORE FRANÇAIS. DU BERCEAU A LA TOMBE.BOUQUINS.
Dans la lignée de Bakhtine ou de van Gennep, de vastes œuvres descriptives et synthétiques ont vu le jour début du 20ème siècle (Sébillot, Saint-Yves) et en particulier depuis les années cinquante avec l'école de mythologie française, fondée par Henri Dontenville ; elle a inspiré des auteurs comme Claude Gaignebet, Anne Lombard-Jourdan et Philipe Walter. Avec ces auteurs s'est instauré un vaste débat concernant l'origine païenne ou chrétienne de notre carnaval. Celui-ci a suscité, dès l'apparition de l'interrogation anthropologique, deux grands types d'analyse. Une quête historique cherche à mettre en évidence des racines et des survivances païennes qu'elles soient indo-européennes et celtiques, ou comme on l'a vu des cérémonies antiques comme les saturnales ; une même licence, une même rupture de l'ordre quotidien caractérisant cet événement dans la culture gréco-latine et ses héritières européennes. Une quête qui sollicite en particulier les lumières de l'étymologie pour éclairer l'énigme du mot lui-même, ainsi qu'une réflexion sur le calendrier . S'opposent à ces thèses, tout en discutant les mêmes éléments, les auteurs comme Van Gennep lui-même, Daniel Fabre ou Michel Feuillet qui soulignent l'importance de l'unification chrétienne, combattant les traces de paganisme, et les christianisant presque totalement (la fête du départ de la viande, la fête du pré carême) et imposant son calendrier et ses références doctrinales. La recherche des origines se double en même temps d'une analyse mythologique, psycho-sociologique, voire politique, où la fête est représentée comme une soupape nécessaire à la préservation de l'ordre social dans le sillage de Frazer et sa conception du « bouc émissaire ». Le débat est loin d'être clos et il dépasse par son importance le Carnaval lui-même puisqu'il porte en filigrane la question de la nature de ce qu'on appelle une survivance, un syncrétisme, comme de ce que l'on appelle une tradition.
A SUIVRE)
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