Nous publions ce mois-ci aux éditions Almora un excellent livre de David Dubois, à lire absolument
Introduction au tantra
Quatrième
"Ce livre expose le secret du tantrisme shivaïte non-duel du Cachemire. Comment aller de la dualité vers la non-dualité ? Faut-il pour cela supprimer toute dualité, fuir le monde, faire le vide, renoncer à ses désirs ? C’est la voie de l’advaita vedânta qui sacrifie la dualité pour atteindre la non-dualité.
Mais David Dubois nous montre que le non-dualisme du Cachemire embrasse la dualité dans la non-dualité et ne sacrifie jamais le multiple au nom de l’Un.
Scrutateurs des détails du quotidien avec ses petits miracles et ses grandes misères, les maîtres du shivaïsme ont suggéré que la liberté se logeait au cœur même de l'émotion, dans la terreur, dans le choc de l'effroi, mais aussi dans le désir, la jalousie et même l'égoïsme. Ils développent une alchimie concrète qui plonge dans la tourmente pour la dépasser.
L’auteur présente l'essentiel des conseils pratiques et des expériences des grands maîtres indiens. Ni réincarnation, ni karma, ni lendemains qui chantent – juste un regard lucide sur ce qui arrive pour le meilleur et pour le pire.
Yoga de l'instant, de la surprise, du désarroi, du contre-pied et de l'excès aussi bien que de la sieste, ce témoignage forme comme un écho étonnant à nos interrogations."
Né en 1972, docteur en philosophie comparative, David Dubois enseigne la philosophie au lycée. Il est directeur de programme au Collège International de Philosophie où il donne des conférences sur la conscience et la liberté dans les pensées de l'Inde. Il s'intéresse plus particulièrement au shivaïsme non-dualiste du Cachemire, une tradition tantrique tournée vers l'expérience quotidienne, le corps et les arts de la scène. Il voyage souvent en Inde où il a vécu plusieurs années, et travaille à traduire des textes sanskrits pour tenter d'en partager les richesses et la puissance de questionnement. Il est l’auteur chez Almora de Abhinavagupta : la liberté de la conscience, et du Guide Almora de la spiritualité (avec Serge Durand).
Extrait
"Comment entrer dans cet art de la conscience ? Comment s’initier ? Comme on sait, tout commencement est important. Mais pourquoi ce privilège ? Dans les textes indiens, le premier verset d’un texte contient toute l’oeuvre de manière condensée. De même, le premier instant de chaque mouvement conscient – perception, décision, émotion, souvenir, etc. – contient toutes les expériences possibles, mais sans différenciation.
À l’image d’un yogî,
Dieu, qui est simplement conscience,
Manifeste la totalité des choses
À l’extérieur [de la conscience],
[Bien qu’elles] n’existent qu’en [la conscience],
Et ceci par la seule force de son désir,
Sans [employer] une matière.
Cette table que je vois est à l’extérieur de moi. Qu’est-ce que cela signifie ? Qu’elle est un objet séparé de mon corps, qui est donc un autre objet. Mais tous ces objets apparaissent dans l’espace de la conscience présente. Exister, c’est apparaître. Or, rien n’apparaît en dehors de la conscience, de cette présence qui rend chaque chose présente, ou même qui nous rend présente l’absence de la chose, sous la forme d’un « Ah, tiens, la table n’est pas ici !». L’« extérieur de la conscience » n’est qu’une construction mentale qui se manifeste à l’intérieur de la conscience. D’où vient cette manifestation d’une séparation ? Il n’y a qu’une seule possibilité : de la conscience elle-même. Cette table est la conscience se manifestant. À qui ? Là encore, une seule hypothèse possible : à la conscience. La perception de la table, en cet instant, est la conscience prenant conscience d’elle-même sous cette forme. Pourquoi ? Sans but, gratuitement, simplement par jeu, à l’image d’un enfant qui joue à tracer des formes dans le sable.
Mais comment le vérifier ? Comment en faire l’expérience ? Jusqu’à présent, le tantra non-dualiste nous a donné les moyens de vivre certaines expériences (le sexe) de manière particulière, et l’atteindre une intuition selon laquelle « tout est en moi, de moi, pour moi, qui suis libre conscience ». Mais cela ne suffit pas. Cette intuition vague, comme un poussin perdu au milieu d’un champ de bataille, et ces vécus tantriques restent exceptionnels. Que faire de la vie quotidienne, avec ses hauts et ses bas ? Que faire du commerce des hommes, habités par l’angoisse de la vieillesse, de la maladie et de la mort ? Faut-il se résoudre à la solitude, à l’échec et au manque de communication entre les individus ? Si nous en restons là, en effet, nous vivrons une vie sans doute plus riche, mais toujours soumise à une sorte de dualité : des expériences mystiques sublimes d’un côté, et une vie quotidienne assez misérable de l’autre ; une existence condamnée à rester un désert spirituel. Le tantra, tel qu’il est enseigné et pratiqué en Orient comme en Occident, n’offre rien de plus, il est vrai. L’idéal est de devenir un « amant cosmique » du week-end. Mais que se passe-t-il le lundi matin ? La famine spirituelle est-elle une fatalité ?
Si ce qu’affirme le tantra non-dualiste est vrai, alors je dois retrouver l’extase vécue dans l’étreinte amoureuse jusque dans le moindre geste du quotidien. Mais où chercher exactement ?
C’est là que cette histoire de commencement devient vitale, absolument et définitivement cruciale : le premier instant est celui du réveil de la conscience dans l’expérience, n’importe laquelle.
En effet, l’expérience ordinaire ne se présente pas comme un flux continu, mais comme une succession de pensées, de perceptions, d’actes, de désirs, de conjectures, de jugements… Or, chacune de ces expériences commence par un pur acte de prise de conscience de soi. Prise de conscience de soi non comme corps, comme apparence ou comme Untel, mais comme pure conscience identique à la totalité des univers possibles. Le tout premier instant de chaque expérience est prise de conscience émerveillée de soi, extase parfaite. En effet, la conscience crée des objets et des situations instant après instant. Mais elle ne peut créer une nouvelle expérience sans se libérer de la précédente et sans revenir à sa plénitude.
Le point clef de la pratique est donc de s’exercer à prendre conscience de ces instants intermédiaires, de ces moments atemporels de pure conscience, de pur élan. Nous nous identifions aux contenus, aux objets de l’expérience, mais entre chaque expérience, nous revenons à notre vraie nature libre." David Dubois