Trop de bière mène à la bière...

Publié le 14 mai 2014 par Dubruel

GARÇON, UN BOCK !... (d'après Maupassant)

J’entrai un soir

Dans un café et j’allai m’asseoir

À côté d’un homme âgé.

Celui-ci me dévisageait.

Soudain il s’exclama :

-« Tu ne me reconnais pas ? »

-« Non. » -« Des Valiens ! 

Tu vas bien ? »

(J’étais stupéfait.

C’était le comte Jean des Valiens,

Mon ancien camarade de lycée.)

-« Oui, merci, je vais bien. »

Il y avait huit soucoupes empilées

Sur la table devant lui.

C’était à l’évidence un…habitué.

Il s’écria :

-« Garçon, deux bocks. Merci ! »

Une voix répéta :

-« Et deux bocks au neuf ! »

Jean me demanda : « Alors, quoi de neuf ? »

Je n’avais rien à lui dire, en vérité.

-« Rien, mon vieux. Je suis député. »

-« Moi, je ne fais rien. Jamais rien.

Quand on n’a pas d’argent,

Qu’on veuille travailler, je comprends.

Si on travaille pour soi, très bien.

Mais si on agit pour les autres, on est niais ! »

Il avait déjà vidé

Le bock qu’on venait de lui apporter.

-« Moi, je ne fais rien. Je me laisse aller.

Garçon, un bock, s’il vous plait !

Ça me donne soif de parler. »

-« Tu passes ton temps ici ?

Tu n’as pas été toujours ainsi ? »

-« Mais si.  J’ai passé

Mes vingt dernières années

Sur la banquette de cette brasserie.

…Avant j’allais au Petit Paris ! »

-« Tu as l’air plus vieux que ton âge.

As-tu trop fait la noce ? »

-« Non, j’ai été sage. »

-« Mais tu as quelque chose ?

Peut-être un chagrin ?...Depuis quand

Es-tu dans cet état de découragement ? »

-« Ça date du temps

Où j’étais enfant.

J’adorais ma mère

Mais je redoutais mon père

Qui était toujours en proie

À de terribles colères.

Un soir, il cria à ma mère :

-« J’ai besoin de cet argent.

Donne-le-moi! »

-«Non. C’est la fortune de Jean,

Tu n’y toucheras pas.

Je ne veux pas

Que tu le manges encore

Avec des servantes

Et des filles galantes. »

Papa se mit à la frapper très fort.

Ma jeune tête s’égarait.

Je me mis à pleurer.

Mon père se retourna vers moi.

Je crus qu’il allait m’assassiner.

Je me suis enfui dans nos bois.

C’est le garde qui m’a ramené.

Depuis, je n’ai plus de goût pour rien.

Je n’ai plus envie de rien.

J’ai toujours en mémoire ma mère

Étendue par terre

Tandis que mon père la battait.

Cette image m’a retourné les idées.

Je n’ai jamais revu mon père.

Un bock, Albert ! »