La ligne de mire
L'exposition rétrospective du Centre Pompidou à Paris retrace à la fois la vie d'un homme et le siècle d'un photographe. Ce vingtième siècle de Cartier-Bresson n'est pas le même que celui d'autres capteurs d'images. Son temps est celui des engagements artistiques, intellectuels, politiques. Pour le jeune homme qui commence par se risquer à peindre avant d'aborder la photographie, René Crevel organisera des rencontres avec les surréalistes dans les années Vingt. Déjà la tête, l'œil et le cœur sont mis à contribution dans ce regard sur un monde qu'il n'est pas question d'accepter en l'état. La subversion germe dans cette connivence avec un mouvement auquel il n'adhérera pas cependant. Car dans les préoccupations du photographe, d'autres urgences du siècle surgissent. L'anticolonialisme, la guerre des Républicains espagnols notamment apparaissent dans la ligne de mire de Cartier-Bresson. Quand le temps des confrontations se précise avec l'avènement du Front populaire, l'engagement politique réclame un autre outil : le cinéma avec lequel il s'est rapproché des cinéastes militants prosoviétiques Nykino . Jean Renoir l'entraîne dans cette voie militante. Le photographe devient l'assistant du réalisateur pour "La vie est à nous" film commandé par le Parti Communiste Français. "Partie de campagne", "La Règle du jeu" prolongent cette association avec Jean Renoir.
La seconde guerre mondiale le mobilise dans l'unité "Film et photographie" de la troisième armée. Prisonnier de guerre, évadé, il rejoint la résistance avec l'aide d'Aragon.
L'exposition présente des documents filmés par Cartier-Bresson qui relatent la fin de la guerre, le retour des prisonniers, la mise en cause des collaborateurs ("Le retour").
Le fil rouge
" Leningrad, Russia (Soviet Union)," 1973 Henri Cartier-Bresson
On le voit, c'est toujours le réel documenté engagé qui sert de fil rouge à celui qui retrouve essentiellement l'appareil photographique pour le photo reportage sur son époque. Ce siècle de Cartier-Bresson ne ressemble pas à celui d'un Jacques Henri Lartigue, témoin bienveillant d'une société de privilégiés. Son siècle est celui d'une exploration du monde entier, de l'Afrique, de l'Amérique centrale, des Etats-Unis, de l'Inde de Gandhi assassiné peu de temps après sa rencontre, jusqu'à la Chine, Cuba ou le Japon. Le photo reportage est-il "objectif" ? Le fil rouge de la responsabilité politique semble toujours sous-jacent dans cette investigation entreprise depuis les années de jeunesse. L' esprit frondeur se manifestait déjà pendant son enfance. L'écrivain Hervé Guibert rappelait :
" Quand il était petit garçon, pour le seul plaisir d'horripiler ses parents, qui étaient de bons bourgeois, Henri Cartier-Bresson criait à tue-tête : “Vive Lénine ! "
Dans l'exposition du Centre Pompidou, on peut découvrir cette photographie prise à Léningrad où la scène saisie par le photographe en 1973 le ramène avec ce raccourci de l'histoire à sa propre mémoire . Si pour Cartier-Bresson " la tête, l'œil et le cœur" se retrouvent dans cette ligne de mire d'une œuvre traversant son siècle, ils participent également à cette autre ligne, le fil rouge d'un engagement nécessaire dans les luttes de son temps, d'une implication du photographe dans son art. Avec cette préoccupation, avec cet impératif, le photo reportage ne peut se satisfaire de la seule approche poétique, insolite d'un Robert Doisneau ou celle d'un Jacques Henri Lartigue complaisant. Il intègre aux qualités artistiques du photographe la conscience de l'homme immergé dans la réalité de son époque. Photographe, cinéaste, Cartier-Bresson, à l'image de son aîné Joris Ivens, a suivi, toute au long de sa vie, ce fil rouge que cette formule du peintre Gérard Fromanger pourrait illustrer : « Le monde n'est pas un spectacle, ni une représentation. Je suis dans le monde, pas devant le monde ».
Henri Cartier-Bresson
12 février - 9 juin 2014
Centre Pompidou, Paris
75004 Paris