5 Mai 2014 , Rédigé par L'oeil de Brutus
L’ARNAQUE DU MODE DE CALCUL DE L’INFLATIONCet article reprend et actualise un billet datant de 2012. il a également été publié sur le site Gaulliste libre.C’est le seul et unique objectif de la BCE (1) : la maîtrise de l’inflation (inférieure à 2%). Qui suit quelque peu les questions économiques entend d’ailleurs régulièrement les orfèvres de la pensée (unique) libérale et monétariste que cela est indispensable à la bonne santé de l’économie (2). On pourra épiloguer plus tard sur la pertinence de cette assertion. Mais avant de cela, il faudrait plutôt voir si l’inflation est réellement maîtrisée, car telle ne semble pas être la perception de nombre de Français (3).Perception de l’inflation.En France, l’inflation est calculée par l’INSEE(4) et celle-ci a mis en ligne une fiche explicative à vocation pédagogique sur le sujet(5). Ainsi, si les Français ont le sentiment que les prix montent (beaucoup), c’est tout simplement que leur perception est mauvaise : « La mémoire humaine est sélective. Il est certain que nous retenons mieux les fortes hausses. De plus, la mémoire humaine est imprécise en ce qui concerne les chiffres et, quand nous effectuons un achat, nous ne nous souvenons pas avec une grande précision du prix que nous avions payé lors du précédent achat du même produit. » Passons cette approche pseudo-cognitive qui mériterait d’être étayée par quelques études scientifiques dignes de ce nom et admettons. Il n’est effectivement pas évident d’une course à l’autre de se rappeler du prix du paquet de lardons ou du pot de Nutella (6). Par contre, il est beaucoup plus aisé de se rappeler le montant global du caddie d’une semaine sur l’autre. Et si l’on a la mémoire qui flanche, il suffit de se replonger dans ses vieux relevés de compte bancaire. Si vous payez votre caddie 100 euros aujourd’hui et que l’inflation a bien été de 2% par an en moyenne, alors votre caddie de 2004 (à situation familiale équivalente) devait être d’environ 83€. Jugez par vous-même.Oui, mais … nous dit l’INSEE : « l'indice des prix prend en compte la baisse de certains produits, en particulier les ordinateurs et l'électroménager ». Les ménages modestes, qui n’ont pas toujours un ordinateur et qui change leur électroménager uniquement lorsqu’il est à bout de souffle (et encore, si leurs finances le permettent) seront ravis de l’apprendre. Et d’ailleurs, même pour les revenus plus aisés, le changement de leur matériel informatique ou leur machine à laver n’intervient pas tous les quatre matins. Ce qui est important à prendre en considération sur ce point est le coefficient de pondération qui est appliqué à ces produits par rapport à ceux qui sont absolument nécessaire au bien-vivre des familles. Nous y reviendrons un peu plus bas.Subjectivité du calcul de l’inflation.Un peu plus loin la note de l’INSEE nous apprend que « L'indice de prix est un indice « à qualité constante ». En effet, il arrive souvent que, quand le prix d'un produit augmente, sa qualité augmente aussi ; on considère alors que la hausse de prix effective pour le consommateur n'est pas la hausse de prix observée, mais une hausse plus faible ». L’INSEE rajoute donc un critère subjectif, à sa libre appréciation, sur l’évolution des prix. On constate certes une très forte augmentation de la qualité, par exemple, des produits informatiques depuis une douzaine d’année. Sauf que le besoin a-t-il changé ? Pour l’immense majorité des consommateurs pas vraiment : il s’agit essentiellement d’aller sur internet et de faire de la bureautique. Mais si vous voulez faire cela avec votre vieux PC à 4Go de disque dur et 500Mo de mémoire vive vous ne ferez pas grand-chose, alors qu’intrinsèquement les tâches que vous voulez accomplir sont les mêmes et que la multiplication des animations sur internet (en plus essentiellement de la publicité !) et des gadgets du Pack Office de Microsoft ® ne vous a pas apporté grand-chose. On a ici artificiellement créé un besoin dont vous n’avez que faire. Est-il alors légitime de considérer cet accroissement d’une qualité, qu’au final vous ne désiriez pas, comme une baisse de prix et donc une hausse votre pouvoir d’achat ?Ce qui est paradoxal, c’est que cette subjectivité de l’évaluation des prix est à sens unique. En effet, l’INSEE admet que « L'indice des prix ne tient pas compte de la durée de vie des appareils et équipements, bien que ce soit un des éléments de la qualité d'un produit ». C’est pourtant un élément fondamental. Il est communément admis que les machines à laver de nos parents (ou de nos grands-parents) coutaient un bras mais durait aisément dix ou vingt ans. Aujourd’hui, lorsque la votre expire après cinq années d’utilisation, vous pouvez vous estimer heureux. Cetteobsolescence programmée (7) a un coût non négligeable sur les portefeuilles des ménages, mais l’INSEE n’en a cure. S’il arrive à évaluer, plus ou moins subjectivement, la qualité des produits il est tout de même étonnant qu’il ne parvienne pas à le faire sur leur durée de vie, même à posteriori.Le vif du sujet : la part des différentes dépenses dans le calcul de l’inflationLe site de l’INSEE permet d’avoir accès la courbe suivante d’évolution de l’inflation de ces quatorze dernières années :En première approche, on se dirait donc que la BCE a bien son travail : l’inflation demeure maîtrisée et inférieure à 2%. Mais il faut aller plus loin. Car lorsque l’on trouve les coefficients de pondération utilisés on peut être estomaqués :Vous lisez bien : la part des loyers dans les dépenses des ménages est évaluée à 5,9% (8) autant que les restaurants et à peine plus que l’ameublement ou l’habillement). Pourtant, l’association nationale d’information sur le logement l’évaluait en 2008 à 34% pour les ménages parisiens(9), et avec la crise économique, il est plus que probable que ce taux a largement augmenté. Pour l’ensemble de la France, la commission des comptes du Logement l’évalue à 22,3 % en 2010 (10). Bref, on peut multiplier les statistiques : le quota pris en compte par l’INSEE est à mille lieux de la réalité et en frise le ridicule. Les dépenses énergétiques (Electricité, gaz, fioul) sont du même registre. Et évidemment, pour compenser cela, d’autres dépenses (santé, loisir, restaurant, habillement, ameublement, services récréatifs, « autres dépenses(11) ») sont artificiellement gonflées.Prenons le cas d’un ménage gagnant 30 000€ par an, c’est-à-dire composé d’un couple (avec ou sans enfants) dont les deux conjoints travaillent à un salaire légèrement au-dessus du SMIC, ce qui doit correspondre peu ou prou à la situation médiane des ménages français(12). Dans ce cadre là, et en prenant le modèle de l’INSEE, leurs dépenses annuelles seraient :
Là encore, vous avez bien lu. Notre ménage médian s’est trouvé un logement à 147€/mois (même les marchands de sommeil ne doivent être guère en-dessous) et par contre se paye le luxe de dépenser 1770€ par an en restaurants, 1410€ en fringues et pour 1710€ de meubles … Le modèle de calcul de l’inflation de l’INSEE ne colle donc bien sûr absolument pas au mode de vie de ce ménage médian, ni même à celui de l’immense majorité des Français. Mais alors pour qui un tel modèle pourrait-il être indicatif ? Pour ceux qui sont propriétaire de leurs logements et ne payent plus (ou presque plus) de crédits dessus et dont l’importance des revenus leur permet d’en consacrer une part substantielle aux dépenses qui ne sont pas de premières nécessités. C'est-à-dire même pas les classes moyennes supérieures en activité (qui le plus souvent ont acheté leur logement à crédit), mais les classes moyennes supérieures à la retraite (qui ont finit de payer leur crédit) et surtout la frange la plus riche, les fameux 1% de Joseph Stiglitz(13) (nous y reviendrons plus bas).Néanmoins, l’INSEE met à disposition un simulateur qui permet de définir soi-même la répartition de ses dépenses. On peut donc effectuer une simulation en prenant des critères qui se rapprocheraient davantage de la réalité. Ce qui donne ceci (14) :La différence est déjà plus que sensible.Mais maintenant prenons un ménage dont le bas niveau de revenus ne leur permet de ne se consacrer qu’à l’essentiel : alimentation et loyer tout en étant chauffer par une vieille chaudière au fuel(15) (que l’on ne retrouve plus que dans les logements à bas coûts, donc pour les plus démunis …) :Avec cette simulation, les courbes s’affolent : l’inflation devient preqque le double de celle annoncée par l’INSEE. Tout juste peut-on noter une déflation (-2,3% sur les 12 derniers mois), mais celle-ci ne compense même pas l’inflation observée en 2012 avec cet indice corrigé : +5,5% !Qu’en retenir ? (16)Premier élément à prendre en compte : les minimas sociaux et une grande partie des salaires sont indexés sur l’inflation calculée par l’INSEE(17), inflation pour laquelle nous avons vu qu’elle était clairement sous-évaluée pour les bas revenus. La conclusion est donc claire : pour tous les bas revenus, le pouvoir d’achat s’est clairement détérioré ces quatorze dernières années.Mais il faut aller plus loin : en pratique, le taux d’inflation publié par l’INSEE n’est valable que pour les plus riches alors même que, comme le montre l’Observatoire des inégalités(18), leurs revenus ont le plus augmenté ces dernières années. En résumé : pour les pauvres, les revenus stagnent et les prix montent ; pour les riches, les revenus montent et les prix stagnent.En général, on a tendance à considérer que l’inflation s’applique à tous, profite à certains (en particuliers ceux qui sont endettés, car leur créances y perdent de leur valeur) et font le malheur d’autres (les épargnants et les rentiers qui voient leurs bas de laine fondrent). La politique monétaire menée par la BCE – car après tout c’est bien elle qui, de part ses statuts, est responsable du niveau de l’inflation – a réussi le tout de force de créer une inflation à discrimination négative : l’inflation pour les dépenses et la déflation pour leurs salaires pour les plus pauvres, et effet inverse pour les plus riches.Rien d’étonnant à cela lorsque l’on regarde les choix faits par la zone euro : La BCE émet à des taux très bas quasiment depuis sa création, ce qui permet aux banques privées d’emprunter à des taux quasiment nuls. Mais derrière ces banques, il y a, tout simplement, des gens qui peuvent donc bénéficier du crédit facile et pas cher. La maxime est bien connue : on ne prête qu’aux riches. Les moins aisés, quant à eux, n’ont pas accès, par exemple au crédit immobilier, et se trouvent cantonnés au crédit à la consommation à des taux prohibitifs (pour le coup bien au-dessus de l’inflation réelle à laquelle ils sont soumis), rappelant en cela, certes dans une moindre mesure mais dans le même esprit, l’escroquerie des subprimes américaines.Cet énorme afflux d’argent facile permet également à d’autres de jouer au casino boursier avec multiples effets de levier et autres créations de dérivés divers et variés (que l’oligarchie européiste entreprend de doper ! (19), procurant ainsi des rendements phénoménaux aux fonds spéculatifs et autres hedge fonds derrière lesquels se cachent … de riches rentiers. Ironie de la chose, c’est ce même afflux d’argent qui alimente les bulles spéculatives qui ont amené la crise que nous connaissons, mais aussi qui encourage les investissements dans l’immobilier, tirant donc les prix vers le haut et faisant que les plus modestes payent des loyers plus chers.Rajouter à cela un système fiscal(20) qui marche sur la tête en demandant aux plus pauvres et aux classes moyennes de payer, proportionnellement à leurs revenus, bien plus que les très riches(21), et vous aurez définitivement l’impression (bien réelle celle-là, pas comme l’inflation mesurée par l’INSEE), que décidemment çà ne tourne pas rond. Car ce n’est pas le dernier des paradoxes : contraint par la doxa néolibérale de l’Union européenne, l’Etat ne peut emprunter qu’auprès des marchés (et non à taux nul ou très faible auprès de la banque centrale comme le font … les banques privées !) et se retrouvent à payer des intérêts aux marchés, donc aux banques, donc aux plus riches rentiers. Les impôts majoritairement levés sur les plus modestes et les classes moyennes servent donc à rémunérer les intérêts de ces rentiers. En 2013, ce sont près de 60 milliards d’euros que la France (soit plus que le plan d’austérité de M. Valls, étalé, lui, sur plusieurs années !) a consacré au paiement des intérêts de sa dette (quasiment autant que le budget de l’éducation nationale). 60 milliards essentiellement pris dans la poche des travailleurs modestes et des classes moyennes pour servir des rentiers (dont la majorité ne réside pas en France).En fait, tel qu’il est bâti et surtout tel qu’il est instrumentalisé, le système actuel aboutit à une redistribution des richesses à l’envers, une prédation, de la même manière que l’a relevé Joseph Stiglitz aux Etats-Unis (22) : les 1% les plus riches s’accaparent les richesses des 99%.Notes :[1] Banque Centrale Européenne.[2] Alors qu’un simple coup d’œil en arrière – notamment vers les Trente glorieuses – suffit à démontrer la non-validité permanente de l’assertion.[3] Lire Pierre Kupferman, 1 Français sur 2 est persuadé que l’inflation est supérieure à 3%,Challenges.fr, 09/11/2012.[4] Institut national de la statistique et des études économiques[5] http://www.insee.fr/fr/themes/indicateur.asp?id=29&type=1&page=info_ipc.htm[6] Quoique ce dernier (avant même la mise en place de la nouvelle taxe sur les produits contenant de l’huile de palme) fait déjà exploser les compteurs de l’INSEE avec une hausse de 100% en dix ans … Cf. En 10 ans, le prix du pot de Nutella a doublé, Le Post, 14/10/2010.[7] On parle d’obsolescence programmée lorsqu’un produit est volontairement conçu pour ne durer qu’en temps restreint, de manière à en accroître sa consommation. Sur le sujet lire, Serge Blanc, Demain des usines dans nos salons, Le Monde diplomatique, juin 2012 et Serge Latouche, Bon pour la casse, les déraisons de l’obsolescence programmée, Les Liens qui libèrent, 138 pages, 13 euros (sur cet ouvrage : Philippe Arnaud, Bon pour la casse de Serge Latouche, Le Monde, 15/10/2012).[8] Nota : l'INSEE parle de coefficient de pondération (dans les pourcentages attribué à chaque chapitre de dépenses), et non de proportion des dépenses dans le budget total des ménages. Ce n'est effectivement théoriquement pas la même chose.
Par exemple, les 5,9% attribués au loyer sont censés reflétés l'importance que les ménages donnent au loyer dans le calcul de leur budget (comme par exemple au bac S, on donnera un coefficient de pondération aux maths puisque l'on considère que cela est plus important dans cette filière).
Le fait est, néanmoins, que l'importance que l'on attribue à une dépense - son coefficient de pondération - risque fort de correspondre, peu ou prou, au pourcentage qu'elle occupe dans le budget total. Ainsi, sur l'exemple pris (les loyers), seul un ménage déjà propriétaire et sans crédit, considérera que ses dépenses de logement sont de faible importance (puisque c'est acquis), et donc lui affectera un faible coefficient de pondération (voir un coefficient nul), ce qui correspond à la réalité de ses dépenses en pourcentage.
A contrario, un ménage qui se préoccupe essentiellement de savoir comment il va payer le loyer, les courses et la facture EDF (c'est à dire la grande majorité des ménages français) leur affectera un coefficient important, qui correspondra peu ou prou au pourcentage de dépenses puisque ce sont pour lui les factures les plus difficiles à régler et les plus essentielles à son existence.[9] Cf.http://www.adil75.org/pdf/LA%20PART%20DU%20LOYER%20DANS%20LE%20BUDGET%20DES%20MENAGES%20PARISIENS.pdf[10] Cf. Nouvelles hausse des dépenses des ménages pour le logement en 2010, L’Express, 01/12/2010.[11] On aimerait en savoir plus sur le détail de ces « autres dépenses », qui sont tout de même le premier chapire de dépenses des ménages (!), mais l’INSEE conserve secret le détail de ses calculs. ro[12] En France, le revenu médian est de l’ordre de 1600€/mois. Le revenu médian est calculé de manière à ce que la moitié de l’échantillon y soit inférieure, et l’autre moitié supérieure. Il est généralement plus révélateur que le revenu moyen qui peut être distordu par des effets de masses à l’une ou l’autre des extrémités (par exemple un très grand nombre de personnes gagnant peu pendant qu’un petit nombre gagne des sommes astronomiques).[13] Lire Joseph Stiglitz, Le Prix de l’inégalité, Les Liens qui libèrent 2012.[14] Pour un ménage consacrant l’essentiel de ses ressources à l’alimentation (30%, soit 750€/mois), le loyer (40%), se chauffant au gaz et utilisant la voiture pour se déplacer, tout en conservant de quoi renouveler à minima sa garde robe (1% soit pour notre ménage médian, 300€/an) et son mobilier (1%) et de quoi faire quelques extras : restaurant (0,6% soit pour le ménage médian 180€, de quoi faire 4 ou 5 restaurants dans l’année), bien durables de loisirs (0,4% soit 120€ pour le ménage médian, de quoi changer son ordinateur tous les 5 ans), service récréatifs-culturels (0,2% soit 60€ pour le ménage médian, 5 tickets de cinéma).[15] Données retenues : alimentation 28%, loyers 48%, eau 1,6%, électricité 2,5%, fuel 19%, assurances 1%, toutes les autres données à 0.[16] On pourra également lire l’excellent article de Stanislas Jourdan, L’inflation : un objet économique mal identifié, Atlantico.fr, 13/06/2012.[17] Quand un gouvernement de la « gauche de droite » ne décide pas tout simplement de les geler ![18] L’évolution des inégalités de revenus en France, L’Observatoire des inégalités, 12/01/2012.[19] Lire Philippe Ricard, Bruxelles relance la titrisation pour financer l’économie européenne, Le Monde, 25/03/2014.[20] Lire Thomas Piketty, Camille Landais, Emmanuel Saez, Pour une révolution fiscale, Seuil 2011. Ma fiche sur cet ouvrage : http://loeildebrutus.over-blog.com/article-pour-une-revolution-fiscale-75061097.html. Voir également Pour une réforme radicale de la fiscalité.[21] Contrevenant en cela l’article 13 de la Déclaration des Droits de l’homme et du citoyen : «Pour l'entretien de la force publique, et pour les dépenses d'administration, une contribution commune est indispensable : elle doit être également répartie entre tous les citoyens, en raison de leurs facultés. »[22] Lire Joseph Stiglitz, Le Prix de l’inégalité, Les Liens qui libèrent 2012.