Tchéky Kario et Jalil Lespert dans De Guerre Lasse
À l’occasion de la sortie nationale le 7 mai 2014 du film De Guerre Lasse d’Olivier Panchot, un polar français fort et bouleversant, découvrez avec nous l’interview du réalisateur.
L’histoire : Alex, fils d’un caïd pied-noir marseillais, s’est engagé dans la Légion pour échapper à un règlement de compte avec la mafia Corse… 4 ans plus tard, Alex déserte et revient sur Marseille pour retrouver Katia, son amour de jeunesse. Mais en ville, les rapports de force ont changé : son père s’est retiré des affaires, laissant les Corses et les gangs des Quartiers Nord se partager le contrôle de la ville. La détermination d’Alex va bouleverser cet équilibre fragile au risque de mettre sa famille en danger…
Comment est né ce projet ?
Mon premier film était un huis clos entre deux personnages dans un appartement parisien. J’avais envie de changer radicalement de registre. Je voulais faire un film d’action, au sens propre, à savoir un film où les personnages se définissent par leurs actes. Un film fait de bruit et de fureur, une tragédie familiale rugueuse. J’avais également envie d’explorer d’autres horizons. Paris est une ville fermée et centrée sur elle-même à l’intérieur de son « périph » tandis que Marseille est une ville ouverte, dont les contours sont incertains. Paris est bourgeoise et policée, Marseille est populaire et indisciplinée. Rivale indomptable de la capitale, Marseille possède cette fierté et cette force brutale : tout semble y être possible ; c’est une ville de Far-West. C’est aussi une ville frontière, cosmopolite, ayant pour berceau la Méditerranée, mère de la tragédie ! Naturellement, cette cité phocéenne m’a semblé être le théâtre idéal de cette histoire.
Vous n’aviez pas eu peur de vous frotter au polar urbain ?
Je crois vraiment que quand on fait un film, il faut avoir la naïveté de n’avoir peur de rien puisque tout a déjà été fait ! Par ailleurs, l’idée de me confronter au genre m’excitait comme un jeu d’enfant. Pour ce film, j’avais en tête davantage de références américaines que françaises, même si j’apprécie des auteurs comme Jean-Pierre Melville ou plus récemment Jacques Audiard qui a su redonner ses lettres de noblesse au polar français. Mon personnage principal appartient plus à une typologie d’outre-Atlantique. C’est un héros fracassé de retour de la guerre, un personnage assez taiseux, dont le mystère s’éclaircit au fur et à mesure qu’il se confronte à l’adversité. À ce titre, le film est à mon avis plus un western urbain qu’un polar. En écrivant le scénario, je me disais : Alex, c’est un Clint Eastwood borderline qui retourne régler ses comptes dans la grande ville de l’ « Ouest » français.
Au-delà du genre, le film est avant tout une histoire de famille marseillaise.
Effectivement, le genre était pour moi une façon détournée et opportuniste d’aborder des thématiques qui me tenaient à cœur. Il faut dire qu’avant de m’atteler à ce film, j’ai réalisé un documentaire sur ma famille, d’origine pied-noir qui vit à Toulon. Ce documentaire se présente sous la forme d’une enquête menée en France et en Algérie sur le passé trouble de mon grand-père… C’est donc un univers que je connaissais bien : secrets de famille, passé tragique et brutales contradictions. J’avais envie d’explorer dans une fiction la manière dont un secret de famille pouvait s’insinuer dans les esprits et fragiliser, voire fausser les rapports familiaux. Quand le passé est trop trouble, trop inaudible, il fait obstacle. C’est ce que raconte le film : mes personnages ne sont pas en règle avec le passé familial et ils avancent à l’aveugle. À sa manière, le film est une métaphore des relations tumultueuses entre la France et l’Algérie…
Le film aborde des thèmes symétriquement opposés comme le sentiment d’appartenance à la famille et la trahison des siens, la réconciliation et la vengeance, la famille dont on est issue ou celle qu’on se choisit, etc.
C’étaient clairement des problématiques qui étaient au cœur de l’architecture psychique de mes personnages. Chacun d’entre eux s’est construit sur ces contradictions. Le personnage de Rachid en est probablement le plus emblématique : il est totalement déchiré par des mouvements contraires. Son frère vient le chercher pour qu’il l’aide : il finit par le trahir. Son père lui propose du boulot alors qu’il travaille pour les Corses. Titoune lui demande de balancer son frère, tandis qu’il essaie de le sauver, il veut tenir sa sœur à l’écart de la tourmente et finit par la mettre en danger… Il est au cœur du chaos, bousculé comme une boule de billard sur le pont d’un bateau ivre, mais c’est aussi le personnage le plus lucide de toute l’histoire, sorte de témoin privilégié de la tragédie.
Plus globalement, comment se sont construits les personnages principaux ?
Je voulais qu’Alex soit comme un cow-boy incorruptible qui débarque dans une ville où il n’a plus sa place. Il avance à découvert sans jamais faire de compromis et sa détermination sans faille bouscule un équilibre précaire et mensonger : c’est celui par qui tout arrive.
Katia a été élevée dans une famille mafieuse et elle va devenir avocate : elle veut effacer les apparences de son passé, ses origines, elle se lisse les cheveux et “monte” à Aix pour faire du droit et sort avec un bourgeois pour faire oublier d’où elle vient. Elle est paradoxale, elle refuse d’être victime de la pression sociale, tout en adoptant ses codes. Le retour d’Alex remet toutes ses certitudes en question…
Raïssa ne supporte plus l’humiliation que lui impose ce secret de famille. Elle a été complice de cette dissimulation et, avec le retour d’Alex, elle a l’intuition que tout cela va mal finir. L’urgence de la situation est une occasion pour elle de mettre fin à des années de mensonge. Cependant, elle estime que c’est à Armand d’en assumer l’initiative.
Armand, lui, est un personnage prisonnier de son mensonge. Il est le responsable de cette situation. Même si c’était un personnage assez sombre, il était important pour moi qu’il reste attachant : je voulais le sauver. Il trouve une issue à sa situation en révélant le secret de famille et en se sacrifiant. C’est comme s’il se brûlait les ailes en révélant la vérité. J’aime ce personnage de vieux gangster en pantoufles qui ressort le costard et le Beretta pour un dernier baroud d’honneur.
Titoune, c’est le méchant, le vrai ! Il me fait rire parce qu’il a cette apparence de “petit père à casquette” qui joue aux boules sur la place du village. Rapidement, il se révèle être une ordure, il est affreusement raciste, manipulateur et ultra violent.
On découvre un Marseille qu’on a rarement vu au cinéma.
C’est une ville où je suis allé fréquemment pendant mon enfance et mon adolescence. Pendant l’écriture du scénario, je m’y suis rendu régulièrement pour essayer de m’en approprier l’univers pour mon histoire. Il y a, là-bas, ce face-à-face avec la mer permanent, ces montagnes alentour et dès qu’on en sort, ces zones quasi désertiques. Marseille est chargée de son passé de grand port industriel, ouvert sur l’étranger. C’est aussi une ville en plein bouleversement et ça se voit. Je pense à cette nouvelle grande tour, sorte de phare emblématique d’une nouvelle modernité, construite au pied du port. Ou à ces quartiers populaires du centre que l’on vide pour tenter d’en faire des quartiers bourgeois. Ou encore à l’hyper centre populaire qui, lui, résiste à la pression immobilière à Noailles et à ces cités délaissées qui surplombent le centre comme des tours de guet adossées aux collines. C’est un décor fait de tensions, et c’est ce que j’ai essayé de montrer dans le film. Un bon décor, ce n’est pas quelque chose de joli qui passe bien à l’image ; c’est un lieu qui raconte une histoire.
Quels ont été vos choix de mise en scène ?
Ces choix sont évidemment passés par des choix techniques que nous avons précisément élaborés à l’image avec Thomas Hardmeier, le chef opérateur. On a tourné en HD et je voulais un format large, un “vrai” scope, car non seulement Marseille est une ville qui se découvre à l’horizontale, mais c’est aussi un format qui correspondait à mon désir d’être proche des personnages, tout en laissant de la place dans le cadre à leur environnement. On a utilisé des objectifs anamorphiques qui donnent également une douceur et une profondeur à l’image venant compenser la dureté de la vidéo HD. Tous les extérieurs ont été tournés en lumière naturelle, pour capter les ambiances au plus juste, en veillant à choisir le meilleur moment de la journée pour obtenir la luminosité que l’on recherchait. C’est ce qui donne ce côté crépusculaire aux scènes d’extérieurs puisqu’on les tournait essentiellement le matin ou en fin d’après-midi. On a aussi légèrement désaturé les couleurs pour éviter le cliché de la ville du sud, baignée d’une lumière chaude façon carte postale. Au contraire, je voulais une lumière blanche, hivernale, froide comme l’acier. Dans le centre-ville, on utilisait des longues focales et des caméras cachées pour rester discret et plonger le comédien dans l’espace urbain. Ou encore, on se lançait “à l’arrache”, caméra à l’épaule dans la foule pour capter les images à vif. En contrepoint de ce format scope très “cinoche”, je voulais une image assez naturaliste pour capter au plus juste le bouillonnement naturel de la ville.
Et pour le son ?
Du point de vue sonore, la stratégie était radicalement différente : en postproduction, l’idée (avec Séverin Favriau, le monteur son, et Stéphane Thiébaut, le mixeur) était de donner une perception très subjective de l’environnement sonore. Dans les séquences où Alex est en prise avec ses démons, il perçoit la réalité à travers le prisme de ses blessures psychiques. Marqué par la guerre, il vit la ville comme un champ de bataille, symptôme de son choc post traumatique… Dès la séquence du générique, le principe est implanté avec ces sons guerriers qui viennent parasiter son arrivée en train.
Parlez-moi du casting.
Pour moi, Jalil est un comédien absolument unique : il est à la fois extrêmement physique, puissant et très fin dans son jeu. Il a une fragilité et une intelligence de jeu qui se sentent à l’image. Il peut passer d’une séquence où il défonce trois types en deux mouvements de close combat, à une scène où il est soudainement très vulnérable comme un gamin maladroit intimidé par son père. (C’est ce que j’aime chez un comédien comme Matt Damon par exemple). Une palette de jeu très inhabituelle dans le cinéma français ! Il a cette présence à l’image qui lui permet d’incarner ces personnages “bigger than life” tout en restant très humain ; tout ce dont j’avais besoin pour jouer cet ancien militaire fracassé. On n’avait pas encore vu Jalil dans ce type de rôle, il était plutôt associé à des personnages moins physiques, dans des films qui mettaient en valeur son jeu nuancé et intérieur.
Avec ce profil cinématographique, c’était très stimulant de le confronter à Tcheky Karyo, qui a un tout autre parcours. Tcheky fait partie d’une mémoire collective. Il incarne au cinéma la figure de l’homme fort, déterminé. J’avais très envie de lui proposer ce rôle de voyou fatigué. Je pense qu’il a aimé interpréter ce personnage fragile, ce gangster retraité que l’on découvre sur son canapé en robe de chambre ! Il y a une malice chez lui qui lui a fait apprécier ce personnage un peu pantouflard qui termine dans une grande scène sacrificielle au Beretta ! Malgré le profil assez dur du personnage, il reste attachant : avec cette douceur dans la voix et cette fragilité dans le regard, Tcheky lui a donné ce supplément d’âme.
Hiam Abbass, c’est, pour moi, l’icône de la femme orientale avec une sorte de classe et de fierté extraordinaire. Elle est palestinienne, née en Israël, et elle a vraiment cette force, cette volonté qui évoque pour moi les figures de la tragédie !
Mhamed Arezki avait tourné, jusque-là, principalement dans des comédies mais quand Marie Masmonteil, la productrice, me l’a présenté, j’ai senti chez lui une énergie et une tension qui convenaient parfaitement au personnage. C’est un comédien très instinctif, très juste immédiatement. Pendant les essais, je lui ai proposé de se raser la tête, pour durcir son apparence. On a trouvé les bons costumes, la ‘chaîne en or qui brille’ et il s’est jeté dans le rôle, magnifique !
Sabrina Ouazani est, elle aussi, une comédienne très instinctive : même si on l’a essentiellement vue dans des rôles plus légers, je trouvais qu’elle avait une grâce, une énergie très vive, volontaire, qui convenaient à ce rôle de jeune femme déterminée. Avec Jalil, le couple fonctionnait bien. Elle connaissait déjà bien Jalil et Mhamed en privé, et je voulais une fratrie !
Quelles étaient vos intentions pour la musique ?
Je connais Eric Neveux depuis longtemps et on avait déjà travaillé ensemble. On avait envie pour ce film d’une musique hybride, entre instrumentation classique et musique électronique, on voulait investir un champ musical contemporain. On souhaitait, par exemple, mêler la dureté d’une guitare électrique à un orchestre à corde mêlé à des nappes de sons de synthèse. En termes de mise en scène, je voulais que la musique fonctionne comme révélateur de la dimension tragique du récit, qu’elle suggère un autre niveau de lecture. Je tenais à ce que la musique participe à mon désir de sublimer mes personnages par la tragédie. Par exemple, lorsqu’Alex défonce le crâne d’un des corses, sans musique, la séquence n’aurait été qu’une scène très spectaculaire et violente. Avec la guitare et les cordes, les harmoniques donnent une autre dimension. On ressent alors intimement qu’au-delà de l’action, le récit franchit une étape supplémentaire vers la tragédie. Alex, s’éloigne définitivement de son objectif : reconquérir Katia. On a jamais joué l’effet de genre avec la musique sur les scènes d’action ; au contraire, on était constamment dans le décalage. On a également beaucoup travaillé en lien avec Séverin Favriau, le monteur son, pour que la frontière entre bande son et musique soit par moment très ténue. Dans certaines séquences, les sons d’ambiances distordus et les musiques de synthèse se mêlent pour faire partager le trouble d’Alex. Une façon de déréaliser ces séquences pour être au cœur du personnage.
DE GUERRE LASSE
Date de sortie : 7 mai 2014
Réalisateur : Olivier Panchot
Acteurs : Jalil Lespert, Tcheky Karyo, Hiam Abbass, Mhamed Arezki, Sabrina Ouazani, Jean-Marie Winling
Genre : Polar
Nationalité : France
Durée : 1h34 de guerre lasse interview Olivier Panchot2014-05-12Yeurl