LA MAIN (d'après Maupassant)
M. Berthier, juge d’instruction,
Se mit à sourire gravement
-Comme sourient tous les juges d’instruction-
Et nous dit : « Je vais maintenant
Vous conter un souvenir qui date du temps
Où j’étais en poste à Bastia.
Je n’y entendais parler que du prix du sang,
La vendetta,
Ce terrible préjugé corse
Qui force
À se venger d’un affront sur celui
Qui l’a commis,
Un proche, un père, un descendant...
J’ai ainsi vu assassiner
Des oncles, des cousins, des enfants.
Un jour, j’apprenais qu’un Anglais
Venait de louer une petite villa
Sur les hauts de Bastia.
On me dit aussi
Qu’il avait pour seule compagnie
Un domestique maltais
Et qu’il ne sortait
Que pour chasser
Ou tirer au pistolet
Pendant une heure ou deux.
Des commentaires fabuleux
Se disaient autour de ce britannique :
Avait-il fui sa patrie
Pour des raisons politiques ?
Aurait-il commis
Des actes impardonnables ?
Comme les rumeurs grossissaient,
Je me suis rendu chez cet étrange anglais.
Quand j’arrivai, il passait à table.
L’homme, très large, très grand,
Avait les cheveux rouges
Et la barbe rouge.
Il m’offrit un verre de vin blanc.
Je lui posai mes questions.
Avec de grandes précautions.
Il m’a répondu sans embarras.
Et en riant, me raconta :
-« J’ai bôcoup voyagé en Amérique,
Aux Indes, en Afrique….
J’ai chassé le tigre, l’éléphant,
Le gorille, et même l’être vivant ! »
Il me montra ses épées, ses armes à feu
Diverses et variées.
Je m’y connais peu
Mais je faisais semblant d’apprécier.
Accrochée au mur, à côté d’un cimeterre,
Je remarquai
Une main noire et desséchée
Dont le poignet était entouré
D’une grosse chaîne de fer
Je lui demandai ce que c’était :
-« Mon meilleur ennemi.
Vené de Namibie.
J’avé fendu sa main avec ce sabre-là.
Ainsi fixée, elle ne se sauvera pas ! »
Sur un petit meuble peint,
Étaient posés deux revolvers chargés,
Comme si cet homme eut craint
D’être tué.
S’écoula une année
Sans que je le revis.
Un soir, la gendarmerie m’apprit
Qu’il venait d’être assassiné.
Il faisait presque nuit
Quand nous arrivâmes chez lui.
Je levai les yeux là où jadis
J’avais vu l’horrible main d’écorché.
Elle n’y était plus.
Au mur nu,
Seule la chaîne, brisée, pendait à la vis.
Puis je me suis penché
Sur le cadavre. Son cou
Était percé de cinq trous.
On procéda aux constatations.
Aucune porte n’avait été forcée.
Aucune fenêtre n’était cassée.
Le valet me fit cette déclaration :
-« Depuis trois semaines,
Monsieur montrait des moments de haine.
Avec sa cravache d’acajou,
Il frappait la main séchée
À grands coups.
Il se couchait
Très tard et s’enfermait à clé.
Il parlait haut comme s’il se querellait.
Et en permanence, il gardait
Une arme à portée. »
L’Anglais fut enterré le lendemain.
Peu après, les enquêteurs retrouvaient
À la porte du cimetière,
La main, enfouie dans une gibecière.
On a imaginé
Que le propriétaire de la main,
Était venu la récupérer
…Grâce à celle qui lui restait.
C’était bien là
Une sorte de vendetta.