Chronique de Milan, par Clémence Tombereau…

Publié le 10 mai 2014 par Chatquilouche @chatquilouche

Tu regardes encore l’incessant défilé de la vie citadine, tentant de deviner, à partir d’un détail, d’une écharpe, d’un sourire, quelle beauté peuvent avoir ces existences qui s’agitent, indifférentes les unes aux autres. Un petit groupe d’adolescents t’inspire une profonde tendresse. Leurs traits inachevés, parfois ingrats, leurs tenues qui semblent avoir pour unique dessein l’exaspération des parents – pantalons au-dessous des fesses pour les garçons, maquillage douteux pour les filles – leurs peaux imparfaites, le fait, simplement, qu’ils ne sont pas encore des adultes, mais des enfants en train de mourir avec joie : tout cela te ravit.

 Ils rient, chahutent, se font des blagues, se regardent à la dérobée ; un immense gaillard dégingandé a les paupières qui tremblent lorsqu’il s’approche un peu trop d’une petite brune au sourire rouge. Leur danse t’hypnotise. Ils mangent, rient, vivent, bienheureux inconscients de la terrible existence qui peut-être les attend, de la perte de leurs rêves, de ces souvenirs qu’ils sont en train de fabriquer avec l’insouciance de jeunes animaux, joueurs, farceurs, malheureux par moments, incertains, découvrant sans trop comprendre les vicissitudes, les états d’âme ; ils brisent lentement leur coquille, l’enfant les quitte et ils ont peur certainement de ce grand gouffre dans lequel, sans autre alternative, ils vont se jeter, cette vie adulte qui, si elle ressemble à celle de leurs parents, ne leur dit pas grand-chose. Alors ils accordent de l’importance à ce qui n’en a pas – et en cela ils ont raison. La coupe de cheveux. La bouche de la brune. Les baskets que leurs parents refusent d’acheter. Les cours durant lesquels leur imagination s’en donne à cœur joie, les yeux vers la fenêtre, les yeux vers l’intérieur ou rivés sur le portable savamment caché sous le bureau, les yeux partout ailleurs que vers le réel morne. Ils sont bruyants, indifférents au monde et leurs rires emmaillotent ta solitude. Tu revois le jeune que tu as été et qui, comme la plupart, ne remarquait pas la chance qu’il avait de ne pas être encore totalement pris dans les filets de la vie normalisée. Il y avait des doutes, des tristesses, des échecs, mais aussi cette sève nouvelle, dévorante, qui te rendait affamé du monde, et tu avais bouffé le monde, tu l’avais gobé sans même le mâcher, et tu l’avais vomi, pris par des spasmes qui révélaient son insipidité.

Notice biographique

Clémence Tombereau est née à Nîmes et vit actuellement à Milan.  Elle a publié deux recueils, Fragments et Poèmes, Mignardises et Aphorismes aux éditions numériques québécoises Le chat qui louche, ainsi que plusieurs textes dans la revue littéraire Rouge Déclic (numéro 2 et numéro 4) et un essai (Esthétique du rire et utopie amoureuse dans Mademoiselle de Maupin de Théophile Gautier) aux Éditions Universitaires Européennes.  Récemment, elle a publié Débandade(roman) aux Éditions Philippe Rey.

(Une invitation à visiter le jumeau du Chat Qui Louche :https://maykan2.wordpress.com/)