[2] Les marchands de doute, éditions Le pommier, 2010, par Noami Oreskes et Erik Conway.
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Historienne des sciences, célèbre pour avoir décrypté les motivations et les pratiques des négationnistes du changement climatique, Noami Oreskes a publié un livre prophétisant la fin de la civilisation occidentale[1]. Nous l’avons rencontrée.
Dans votre livre, vous vous placez dans la peau d’un analyste chinois qui, en 2393, à l’occasion du tricentenaire de la fin de la civilisation occidentale, essaie de comprendre comment cette société, informée des risques climatiques, a pu disparaître. Paradoxalement, ce sont les scientifiques qu’il critique…
Effectivement. Dans notre précédent ouvrage, Les marchands de doute[2], nous avons montré, avec Erik Conway, combien la communauté scientifique avait été victime de véritables campagnes de désinformation. Mais, il faut reconnaître aussi que cette communauté s’est renfermée sur elle-même et s’exprime souvent dans un langage abscons, incompréhensible, qui lui nuit fortement.
Par exemple?
Lors du passage des cyclones Rita et Katrina, les médias ont montré les victimes, les dégâts. Cela a suscité une véritable attente populaire vis-à-vis du changement climatique. Cette attente a été douchée par les climatologues qui ont aussitôt dit qu’il était impossible de dire avec certitude que ces deux super cyclones étaient la conséquence des changements climatiques. Mais la responsabilité des politiques est bien sûre également importante !
Que pensez-vous de la politique climatique européenne?
Augmenter la part des énergies renouvelables, ouvrir un marché du carbone, tout ce que vous avez fait est très bien. Mais vous avez péché par optimisme, en pensant que cette politique allait servir de modèle au monde entier, qu’il y aurait un prix mondial du carbone et que tout ce dispositif finirait par faire baisser les émissions de gaz à effet de serre (GES). Le fait que le marché du carbone n’ait pas fonctionné aussi bien qu’attendu est presque normal, c’était une première. Il faut se méfier des voix qui s’élèvent pour dire « il faut une taxe plutôt qu’un marché » au premier problème. Ce qui compte c’est d’avoir quelque chose ! Aux Etats-Unis ceux qui expliquent que le marché ne fonctionne pas lorsqu’on est sur le point d’en mettre un en place sont les mêmes qui, quelques années plus tard, vont prétendre le contraire. Ce sont des lobbys…
Les États-Unis ont aussi ouvert deux marchés du carbone…
C’est vrai que nous avons pris beaucoup d’initiatives, comme les marchés de quotas d’émission en Californie et dans le nord-est du pays, ou les tarifs d’achat pour l’électricité produite par les éoliennes. Mais c’est insuffisant pour faire suffisamment baisser les émissions de GES.
Le gouvernement américain a publié un important rapport sur les conséquences du changement climatique dans le pays. Pensez-vous que cela fasse évoluer l’état d’esprit des Américains?
C’est possible. Je crois, en effet, que ce rapport va réduire l’influence des climatosceptiques. Il va permettre aussi aux médias de s’emparer à nouveau du sujet climatique, un peu comme le passage sur New York du super cyclone Sandy. Le fait que les éditeurs du New York Times aient été directement affectés dans leur vie personnelle a réellement changé leur façon d’aborder la question…
Croyez-vous à la signature d’un nouvel accord sur le climat en 2015?
Difficile à dire. Les États-Unis sont généralement peu enclins à signer de grands accords, a fortiori s’ils sont contraignants. Ce qui ne les a pas empêchés de conclure, en 1963, le traité d’interdiction des essais nucléaires avec l’Union soviétique, alors que les chances étaient faibles. Tout est donc possible, si les conditions politiques sont réunies. Surtout si la Chine avance dans la même direction.
Revenons au livre. Comment le narrateur chinois du XXIVe siècle explique-t-il l’effondrement de la société occidentale?
Parce que les scientifiques n’ont pas su convaincre de l’urgence climatique, parce que les politiques n’ont pas voulu donner un signal clair aux entreprises, comme une taxe carbone, la société occidentale n’a pas pu s’adapter à des changements climatiques brutaux. Le meilleur exemple en est donné par les États-Unis. Lors de son accession au pouvoir, Barack Obama a, très vite, voulu initier un New Deal vert, en développant les énergies renouvelables, les réseaux intelligents, les économies d’énergie, et en créant des emplois verts. Cela n’a pas plu au Congrès, ni à certains cercles d’influence.
A un point tel qu’on a réussi à persuader le président Obama que son New Deal ne donnerait pas de résultat suffisamment vite pour convaincre les Américains de son efficacité. C’est incroyable si l’on se rappelle que les conséquences du New Deal de Roosevelt ont été saluées par des générations d’économistes!
Plus généralement, les politiques sont incapables de comprendre que la lutte contre le changement climatique est une formidable opportunité pour construire un nouveau modèle de développement économique, propre à réduire notre consommation d’énergie, à réaliser les travaux nécessaires à l’adaptation. Pourtant s’il s’agissait, par exemple, de nous protéger de missiles russes, ils sauraient rapidement quoi faire.
Dans votre ouvrage, vous sous-entendez que la Chine a pu s’adapter aux conséquences du réchauffement parce qu’elle est soumise à un régime autoritaire. La démocratie serait-elle incapable de lutter contre le changement climatique?
Si l’on croit vraiment en la démocratie, on doit accepter de taxer le carbone qui est le seul mécanisme capable, dans un tel régime, de changer radicalement l’économie. Si nous ne le faisons pas, la démocratie ne pourra agir efficacement pour alléger son empreinte carbone.
Mais la question que l’on peut aussi se poser est : nos démocraties en sont-elles vraiment ?
En Malaisie, la majorité des citoyens veulent protéger les forêts. Or le gouvernement n’agit pas en ce sens. Sans doute, pour préserver les intérêts des producteurs d’huile de palme.
Ce sont des groupes d’intérêt comparables qui affirment, aux États-Unis, que les marchés de quotas d’émission n’ont jamais montré leur efficacité. C’est pourtant avec de tels outils que l’on a diminué les pluies acides dans le nord du pays, ou assainit la qualité de l’air en Californie. Je n’oublie pas non plus tous ces politiciens qui étaient favorables à la taxation du carbone il y a quelques années, et qui sont devenus cyniquement contre. C’est aussi cela notre démocratie.