Des Vautours fauves prédateurs de bétail? Débats et communication ont une importance majeure pour la gestion de la controverse. Or les uns et les autres ont montré que faisait défaut le cadre d’interprétation pertinent: éco-éthologie et évolution. Le présent article en fournit des éléments.
par Jean-Pierre Choisy
Résumé - Des vautours devenus prédateurs? Comprendre et faire comprendre.
Née dans les Pyrénées, s’étendant jusqu’aux Alpes, cette polémique est préoccupante, tant le genre Gyps dans l’Ancien Monde et la région alpine lato sensu en Europe, joue des rôles-clés dans les stratégies de restauration de tous les Vautours.
Fait intéressant : les éleveurs sont beaucoup moins que les autres acteurs protagonistes, publics et privés, engagés dans la controverse. La solution, hors du champ de la biologie, n’est pas traitée ici. Toutefois la communication avec autorités et public, est déterminante dans le débat. Or aucun des acteurs de la controverse, même naturalistes ou/et techniciens, n’a su situer les faits dans le seul cadre permettant de les comprendre: éco-éthologie et évolution. Le présent travail vise à en fournir les bases. Dépourvu de serres, dépassant rarement 10 kg, un vautour portant le bec sur un ongulé en pleine possession de ses moyens au mieux gaspillerait de l’énergie, au pire recevrait un coup mortel. La sélection naturelle a donc éliminé ce comportement. Connues depuis longtemps, les interventions sur animal encore vivant concernent exclusivement des individus handicapés par leur état ou/et leur situation.
Elles restent très rares. Le bilan de la présence des vautours, financier, environnemental et pour les éleveurs reste très bénéficiaire. Si la collecte de données est le matériau indispensable, le débat piétine faute d’user des termes, concepts, méthodes d’interprétation nécessaires pour comprendre et faire comprendre, d’où une dérive essentialiste, incompatible avec la méthode scientifique.
Comportement prédateur
La faim stimule la prospection :
=> perception de mouvement et forme associés à une proie potentielle ;
=> approche ± furtive et rapide => capture, mise à mort => disponibilité ;
=> dépeçage, consommation.
Comportement nécrophage
La faim stimule la prospection :
=> perception d’immobilité et posture associées à nourriture disponible, sans
approche furtive et rapide, ni capture, ni mise à mort;
=> approche, atterrissage, éventuelles interactions inter- et surtout intraspécifiques ;
=> dépeçage, consommation.
figure 1 - Prédation et nécrophagie, résumées par leurs sucessions de stimuli
et réactions par lesquels les rapaces diurnes obtiennent leur nourriture.
Du fait de la fermeture brutale, dans certaines régions d’Espagne, des « muladares », où les cadavres de bétail étaient mis à disposition des nécrophages, le Vautour fauve, affamé, serait devenu un prédateur de bétail. La controverse a fait rage, en 2007, lors d’un bref pic de déclarations de dommages attribués à cette espèce dans les Pyrénées-Atlantiques et s’est largement répandue en France. Certains ont même demandé la suppression de la protection légale de l’espèce. Globalement assoupie depuis que, en dépit de l’augmentation des effectifs nicheurs de vautours, les déclarations de dommage dans les Pyrénées sont retombées à bas niveau, cette controverse connaît des réveils médiatiques locaux au moindre incident, réel ou supposé. Ainsi, en 2012 encore, dans les Préalpes du sud du Dauphiné, une expertise vétérinaire concluant à une attaque par petit(s) canidé(s), probablement domestiques, n’a ni convaincu l’éleveur, l’émotionnel prenant le pas sur les faits, ni empêché un quotidien régional à grand tirage de commettre un article sensationnaliste sur les vautours prédateurs, contribuant à ancrer la rumeur dans une partie du public et des autorités, administratives et politiques.
Une étude sociologique de la controverse pyrénéenne (BUSCA et al. 2009) montre que:
- « les organisations naturalistes ne sont pas en position de réagir aussi rapidement que les rumeurs se propagent… sans que cette parole puisse limiter en amont le traitement éditorial sensationnaliste du fait médiatique » ;
- « le droit de réponse, comme mode d’expression, apparaît alors comme contre-productif » ;
- la communication a pâti « de fortes incertitudes scientifiques ».
Le dernier point tient non pas aux insuffisances des connaissances scientifiques, mais aux carences en matière de communication de la part des protecteurs des vautours, par ailleurs excellents naturalistes de terrain. En effet, les faits solidement établis, par expertise vétérinaire, d’interventions de ces oiseaux sur bétail encore vivant ne posent pas de difficulté d’interprétation particulière, à condition de le faire dans le cadre pertinent : éco-éthologie et évolution. Le présent article vise ainsi à en fournir les éléments et analyse les erreurs de compréhension et de communication à ce propos, pour en prévenir le renouvellement. L’information générale est étayée d’observations dans les Alpes, comme des constats et analyses dans les Pyrénées de 2007 à 2009 (ARTHUR & ZENONI 2010).
Pour le reste, la gestion de cette controverse relève non pas de la biologie, mais du choix d’objectifs rationnels dans le cadre des politiques concernées (CHOISY 2011) : les coûts induits par la présence des vautours sont globalement insignifiants par rapport aux bénéfices, financiers, environnementaux, ainsi que pour les éleveurs eux-mêmes (Choisy, in prep.).
Eco-éthologie et évolution
Prédation et nécrophagie
Les divers rapaces diurnes obtiennent leur nourriture par l’une ou/et l’autre des deux séquences comportementales que schématise à l’extrême la figure 1 (ci-dessus).
D’un point de vue écologique, carnivores, parasites ou vautours consommant des ongulés se situent au même niveau trophique. D’un point de vue démographique, carnivores ou/et parasites peuvent contrôler les populations d’ongulés. La seule influence éventuelle sur elles des vautours serait à leur bénéfice, par leur rôle prophylactique. Enfin, d’un point de vue éthologique, agir en prédateur nécessite l’aptitude à capturer des proies en pleine possession de leurs moyens1. Lorsque ce sont des ongulés, il faut, nécessairement, les mettre à mort au préalable, les rendant disponibles à la consommation. Tel n’est pas le cas des vautours, qui ne peuvent intervenir sur des ongulés, ou animaux de taille comparable, que s’ils sont morts ou, rarement, encore vivants (fig. 2 et infra «Facteurs de vulnérabilité»), mais toujours déjà disponibles à la consommation. Quoique les efforts n’aient pas manqué, aucun fait inverse n’a pu résister à l’examen critique. Les documents, films notamment, prétendant en apporter la preuve, se sont tous révélés des faux.
Généralistes et spécialistes
Les rapaces généralistes se nourrissent de proies très diverses, de taille en rapport avec la leur, le plus souvent capturées au sol (Aigle royal Aquila chrysaetos, Buse variable Buteo buteo, Faucon crécerelle Falco tinnunculus, etc.), voire de cadavres, occasionnellement ou couramment (Pygargue Haliaetus alibicilla, milans Milvus sp). Pour bien des catégories de ressources, ils n’ont pas l’efficacité des spécialistes, mais leur atout est de pouvoir se concentrer sur celles localement ou/et temporairement les plus abondantes et/ou accessibles et de pouvoir passer à d’autres lorsqu’elles se raréfient.
Les rapaces spécialistes vivent d’une catégorie de ressources bien particulière : les poissons pour le Balbuzard Pandion haliaetus, les serpents pour le Circaète Jean-le-Blanc Circaetus gallicus, les oiseaux pour le Faucon pèlerin Falco peregrinus, les hyménoptères pour la Bondrée Pernis apivorus, les cadavres, essentiellement d’ongulés, pour les vautours.
Ces derniers poussent très loin la spécialisation: le Vautour fauve consomme les tissus mous (viscères, masses musculaires), le V. moine Aegypius monachus les tissus coriaces (peau, aponévroses, cartilages, capsules articulaires, extrémités tendineuses des muscles, etc.), le Percnoptère Neophron percnopterus les restes autres que les os, et le Gypaète Gypaetus barbatus le squelette. La spécialisation maximalise l’efficacité de l’accès à certaines ressources, au prix d’une réduction de l’éventail de celles qui sont accessibles. Elle concerne généralement moins les propriétés alimentaires des animaux consommés que la manière de les détecter et, lors de la prédation, de les capturer.
Spécialisation morphologique et anatomique
Armes nécessaires aux rapaces qui chassent, les serres referment, par des muscles puissants, des doigts armés de griffes solides et aiguës. Ces doigts sont courts chez le Jean-le-Blanc, adaptés à saisir le corps cylindrique de serpents ou longs, comme ceux de l’Autour Accipiter gentilis liant des oiseaux, etc., alors que la sélection n’a conduit à aucun de ces extrêmes les doigts des généralistes.
Développer des serres serait pour des vautours un gaspillage de matière et d’énergie. Après des centaines de milliers d’années de sélection naturelle, leurs pattes ne servant qu’à marcher ne sont même plus préhensiles: contrairement aux autres rapaces, les vautours transportent au bec les matériaux du nid2 et dans le jabot la nourriture des jeunes.
Crochu, le bec des rapaces est un outil très adapté au dépeçage, par tractions vers le haut, de proies après mise à mort ou/et d’animaux trouvés morts. A l’occasion, il peut servir à donner le coup de grâce, mais ce n’est pas une arme. Subjectivement impressionnant, le bec des grands vautours est simplement de taille et de forme adaptées au dépeçage des cadavres d’ongulés ou de même taille, à la dureté de leurs peau, tendons, cartilages, etc.
Spécialisation éthologique
La figure 2 résume les séquences de stimuliet réactions qui conduisent les vautours de la faim à la consommation de nourriture. Il faut y ajouter l’absence de réaction à certains stimuli :
- des dizaines de vautours descendant sur un Ecureuil Sciurus vulgaris mort en obtiendraient moins d’énergie par individu que celle que nécessite leur décollage. Réagir aux petits cadavres a donc été éliminé par la sélection naturelle chez les vautours du genre Gyps, extraordinairement grégaires (sauf disette extrême ou autres circonstances exceptionnelles);
- atterrir et porter le bec sur un grand animal en pleine possession de ses moyens serait, au mieux gaspiller son énergie, au pire recevoir un coup mortel. Sans posture différant de celle d’un animal au repos, l’immobilité ne suffit donc pas à faire réagir des vautours.
Catégories distinguées par les vautours
Les vautours réagissent différemment aux trois catégories qu’ils distinguent parmi les ongulés, selon que la possibilité de les consommer est :
- exclue : y porter le bec serait vain (fuite), voire dangereux; on s’abstient;
- certaine : on consomme. Un mort-né ou un nouveau-né épuisé par une naissance difficile fait également partie de cette catégorie;
- incertaine (animal handicapé par son état ou sa situation): on attend en observant. Une aggravation peut faire passer dans la catégorie précédente. Si la situation se prolonge selon l’intensité de la faim, l’abondance ou la rareté des ressources, les vautours abandonnent ou, au prix d’une prise de risque, testent l’animal en tentant de le consommer. Dans ce dernier cas, ils modulent la suite de leur comportement en fonction des résultats.
L’étude de ROULLAUD (2012) a montré, dans les Corbières, les variations des effectifs de Vautours fauves dans des parcs de mise bas en plein air de brebis étaient étroitement corrélées aux disponibilités de placentas et cadavres ce qui «permet de réfuter l’hypothèse de survols de troupeaux interprétés comme étant un comportement d’attaques ».
Cohérence avec les dommages dans les Pyrénées françaises
« Une enquête de la SNGTV3 (2007/2008) auprès des vétérinaires praticiens (…) souligne que les cas rencontrés portent exclusivement sur du bétail affaibli (...) plus fréquemment qu’auparavant du fait de l’augmentation conjointe des populations de Vautour fauve et du bétail transhumant non gardé, et non à cause d’un changement de comportement de l’espèce. » (MANETTI 2010).Lors des constats et expertises dans les Pyrénées françaises, la fraction des animaux déclarés, par les éleveurs, en bonne santé avant intervention de vautours, n’a été que de 69 %. La proportion du cas inverse ne s’élève donc qu’à 31 %, équins inclus (détail pour bovins et ovins : tabl. 1). La viabilité économique de l’élevage exige nécessairement que de telles fréquences soient très au-dessus des moyennes de l’ensemble des cheptels. Or ces fréquences sont nécessairement sous-estimées, ne serait-ce que parce que diverses pathologies ne peuvent être décelées que par les seuls vétérinaires. De surcroît, dans une proportion considérable des cas déclarés, le rôle des vautours a été reconnu comme faible ou nul dans la mort de l’animal.
Evolution vers la prédation occasionnelle?
On a parfois avancé que le comportement alimentaire des vautours aurait récemment évolué. L’hypothèse est :
- contraire aux faits : Arthur & Zenoni (2010) citent divers auteurs en rapportant des cas bien antérieurs à la controverse, dont l’un déjà en 1902 (MIÈGEMARQUE 1902);
- incompatible avec l’évolution biologique, qui implique nécessairement des changements génétiques des populations au fil des générations. Quelques décennies ne le permettent pas chez le Vautour fauve, adulte à quatre ans, au succès de reproduction très faible avant cinq ans, à la longévité pouvant dépasser quarante ans. «Il serait curieux que les Vautours fauves en cinq ans soient subitement devenus prédateurs»; ROULLAUD (2012) est donc très euphémique…
Apprentissage?
Les animaux ne sont pas des automates biologiques, programmés par leur ADN et répondant de manière univoque à un stimulus donné. La réponse dépend aussi de l’épigénétique4, de l’état de l’animal, des circonstances, et, ce qu’on oublie trop souvent, de son vécu antérieur. L’apprentissage par les vautours fauves de la recherche systématique de bétail en détresse n’est donc pas une hypothèse absurde : «le risque ne peut être écarté de son développement dès lors que l’espèce y trouverait avantage socialement, qu’elle l’intégrerait dans sa culture5 et le diffuserait au-delà des Pyrénées » (CUGNASSE 2008), «on peut redouter… la “contagion” entre vautours fauves par apprentissage» (ARTHUR & ZENONI 2010).
Toutefois l’hypothèse reste:
- non étayée du moindre fait solidement établi (cf. infra Intervention sur bétail encore vivant);
- incompatible avec la retombée à bas niveau, après le bref pic de trois ans de dommages imputés aux vautours dans les Pyrénées françaises ;
- dépourvue des conditions nécessaires à son développement : temps et énergie consacrés à ce comportement, aux dépens de la recherche de cadavres, devraient être plus rentables que celle-ci. Ceci supposerait des conditions telles qu’une fréquence d’animaux gravement blessés, malades ou autrement handicapés, incompatible avec la viabilité économique de l’élevage, avec ou sans vautours, ou des pratiques que le bon sens exclut, par exemple la mise en alpage de culards, incapables de se mouvoir normalement et de vêler sans césarienne.
Si on tenait à ne négliger aucune hypothèse théorique, voilà ce qu’il fallait souligner, particulièrement dans un travail appliqué. Faute de quoi cet exercice d’école semble n’avoir d’autre finalité que «se couvrir », même face aux risques les plus théoriques et improbables. Il est donc tout à fait possible d’interpréter les interventions de vautours sur animaux encore vivants, mais toujours handicapés, sans supposer ni évolution ni apprentissage. Ces hypothèses contreviennent donc à l’un des piliers de la méthode scientifique: l’exigence méthodologique de parcimonie (LECOINTRE et al. 2010).
Comportements d’animaux en présence de vautours
Plus de quinze ans de suivi dans les Alpes, et davantage encore ailleurs, ont fourni, à l’auteur et à ses collègues, de nombreuses données montrant que, dans des conditions normales, le Vautour fauve n’est craint ni par les animaux sauvages ni par les animaux domestiques:
- le Grand Corbeau Corvus corax, qui réagit très vivement à la proximité d’un Aigle royal, mange couramment en compagnie du Vautour fauve, ce que font aussi à l’occasion la Corneille noire C. corone, le Choucas C. monedula, les Milans noir Milvus migrans et royal M. milvus, le Renard Vulpes vulpes;
- sur la bordure méridionale des Hauts Plateaux du Vercors, le Bouquetin Capra ibex met bas dans des parois où niche une colonie de Vautour fauve, sans que les étagnes manifestent de crainte ;
- à Chamaloc (Diois), pendant plus de dix ans, on a observé chevaux, ânes, brebis, chèvres, chiens et volailles, parfois avec des jeunes, en bordure d’un charnier fréquenté habituellement par 40 à 120 Vautours fauves et jusqu’à 225, parfois à quelques mètres d’une curée en cours ;
- M. Vartanian, éleveur, maire de la commune, V. Gruart, travaillant sur place, ont observé, à un an d’intervalle, le premier un vautour posé sur un cheval, le second sur un âne. Aucun des deux équidés n’a montré de frayeur.
D’autres observateurs pourraient multiplier les exemples, concernant des animaux accoutumés. Inversement, des Grands Corbeaux peuvent se comporter très agressivement lorsque les premiers Vautours fauves volent « chez eux », par exemple tout juste après leur lâcher. On ne saurait donc exclure que des Ongulés domestiques, non accoutumés à la présence de vautours, puissent être effrayés par l’envol ou l’atterrissage à proximité immédiate de dizaines de ces très grands oiseaux. L’interpréter comme attaque ou tentative de provoquer le dérochage ne traduirait rien d’autre que la perception subjective d’un observateur émotif ou… sous influence médiatique.
Constats et expertises vétérinaires
L’enregistrement des déclarations de dommages a évolué au fil des ans (cf. tabl 2; ARTHUR & ZENONI 2010) :
- de 1993 à 2003, archivage des données par le Parc naturel des Pyrénées (PNP) ;
- en mai 2003, mise en place l’Observatoire départemental des dommages au bétail ;
- en juillet 2007, mise en place du Comité interdépartemental de suivi du Vautour fauve, avec constats quasi-exclusivement par les agents de l’Etat (PNP et ONCFS ) ;
- 2007, 2008 et 2009 : aux constats systématiques s’est ajouté, pour une fraction d’entre eux, une expertise vétérinaire. Le PNP a été la source de, respectivement, 82 %, 85% et 91 % des constats, 85 % pour l’ensemble des trois années (cf. tabl. 2) ;
- 2010-2012 : constats par les seuls personnels du PNP, avec abandon des expertises
- vétérinaires6.
L’importance quantitative des données du PNP en fait donc un bon indice de l’ensemble du nombre de déclarations et constats sur l’ensemble de la période.
La situation décrite par le tabl. 2 peut ainsi être interprétée à la lumière des trois hypothèses suivantes:
- avant 2007 : lente augmentation traduisant probablement celle des effectifs de vautours ;
- 2007: pic vraisemblablement lié à l’effondrement de l’offre alimentaire par rapport aux besoins de la population de vautours, conséquence de la famine provoquée par une fermeture brutale des charniers en Espagne (CHOISY 2011), d’où fréquence accrue de la prise de risque par les vautours dans leur quête alimentaire ;
- après 2007: décroissance correspondant à une diminution de tension au sein de la population, par mortalité accrue des vautours, baisse du nombre de pontes et du succès de reproduction et réouverture partielle de charniers en Espagne.
Toutefois, en toute rigueur, on ne dispose «pas d’analyse proprement dite (…). En l’absence de données solides, ça reste de la spéculation.» (O. Duriez, in litt.)
Facteurs de vulnérabilité
Outre quelques intéressantes précisions sur le comportement des vautours, notamment sur leur capacité à repérer une vache sur le point de vêler (ils sont friands de placenta!), on doit aux compétences vétérinaires de Zenoni (cf. ARTHUR & ZENONI 2010) un remarquable affinement de la compréhension de ce qui leur permet d’intervenir sur un animal encore vivant:
- privation de liberté de mouvement : «Brebis momentanément privée d’une locomotion normale (…), coincée sur le dos (…), encombrement et poids de l’utérus gestant (…), [une autre] plusieurs jours sous une roche », animal entravé dans ronces ou barbelés, etc.;
- nouveau-né : « Plus l’animal est jeune, plus le risque que le Vautour fauve soit un facteur déterminant est important, notamment pour les tout premiers jours de vie pendant lesquels le jeune bovin dort beaucoup»;
- mise bas à problème: rétroversion d’utérus, dystocies et complications du post-partum, aboutissant à une mort quasi-certaine, sans intervention humaine rapide ;
- comportement : carence de mise à couvert ou/et défense du jeune, par manque d’expérience de la mère ;
- conduite de l’élevage: la faible fréquence relative des interventions sur ovins lors de la mise bas (28 %), sa totale absence sur agneaux nouveau-nés, s’expliquent surtout parce qu’« une grosse partie des agnelages a lieu entre octobre et janvier, donc pour beaucoup dans les bâtiments». De son côté, ROULLAUD (2012), étudiant le comportement des vautours dans quatre parcs d’agnelage en plein air, n’a pas observé de mortalité induite par les vautours.
Par ailleurs, les mises bas à problème sont moins fréquentes chez le petit bétail que chez le grand (H. Chamoux, G. Joncour, in litt.) L’importance relative des maladies et blessures préexistantes est donc particulièrement élevée parmi les cas concernant les ovins (ARTHUR & ZENONI 2010).
Pour que des vautours osent entamer un animal encore vivant, celui-ci doit être d’autant plus handicapé qu’il est de grande taille. Ceci explique que, chez les bovins, la fraction d’animaux décelés par les éleveurs comme non en bonne santé avant intervention de vautours soit 1,8 fois plus élevée que chez les ovins (tabl. 1), qu’aucun cas sur animal simplement entravé n’ait été enregistré7 ou que 86% des données de lien dit « » entre vautours et mort de l’animal concernent le vêlage, sans différence significative entre les déclarations par les éleveurs et les expertises vétérinaires, vaches bien plus souvent que veaux (ARTHUR & ZENONI 2010).
Sauf intervention humaine, la consommation par des vautours d’un ongulé encore vivant rendu accessible par état ou/et situation handicapante finit par entraîner sa mort : succession temporelle inverse lors de la prédation et suffisant à l’en distinguer radicalement (cf. supra).
Intervention sur bétail encore vivant : proportion négligeable du régime
Les besoins annuels d’un vautour sont de 160 kg par an, 185 s’il élève un jeune, fournis par, respectivement 300 et 350 kg de cadavres (MORIO 2006). Les effectifs de non nicheurs étant estimés à 80-100% de ceux des reproducteurs (CHOISY 2011), les besoins en biomasse de carcasse d’une population de Vautours fauves peuvent être évalués.
En 2007, lors du bref pic de déclarations de dommages dans les Pyrénées françaises, 525 couples de Vautour fauve y nichaient (tabl. 2), ce qui porte les besoins totaux à 328-362 tonnes à l’année. Or, d’après les données d’ARTHUR & ZENONI (2010), le bétail que les vautours ont commencé à consommer alors qu’il vivait encore et aurait pu survivre sans leur intervention ne représente que 21,23 tonnes/an, soit autour de 6% de leurs besoins (tabl. 3). En 2012, les déclarations étant retombées à environ un tiers de celles lors du pic (M. Razin, in litt.) et les effectifs nicheurs étant passés à 832 couples (RAZIN 2012), cette fraction n’est plus que d’environ 1%. On ne peut exclure que ces estimations soient affinées ou corrigées, mais sans que les ordres de grandeur en soient affectés. Il n’y a donc pas lieu d’en discuter davantage.
Faiblesse des naturalistes et des gestionnaires dans la controverse
De bonne ou mauvaise foi, les déclarations d’intervention de vautours sur bétail encore vivant, en particulier par les éleveurs et la presse, sont souvent erronées (ARTHUR & ZENONI 2010 ; Choisy, in prep.). Lorsque les vautours le font réellement, c’est toujours sur des animaux handicapés par leur état ou/et leur situation, et ce de manière fort différente de la prédation (cf. supra). Le percevant fort bien mais incapables de l’analyser, donc de l’expliquer de manière convaincante à autrui, des défenseurs des vautours ont été conduits à deux impasses successives :
- naguère: déni des faits (ARTHUR & ZENONI 2010), alors très rares ;
- lors de la récente controverse: usage de termes essentialistes ou détournés de leur signification première.
Discuter d’éco-éthologie et/ou d’évolution exige une terminologie précise, univoque et bien comprise. Cette rigueur fait trop souvent défaut aux textes traitant des dommages au bétail attribués aux vautours, y compris dans le travail d’ARTHUR & ZENONI (2010), qui utilisent à tort des termes et notions impropres prêtant le flanc à une exploitation médiatique sensationnaliste contre les vautours (Choisy, in prep.).
Faute de comprendre le comportement des vautours comme processus éthologiques, on polémique alors sur l’essence de ces oiseaux: sont-ils des prédateurs ou sont-ils des nécrophages? D’où un « bras de fer sémantique autour de la qualification du problème» (BUSCA et al. 2009), qui devient vite passionnel. En effet, si un terme associé aux vautours est censé exprimer leur essence, il prend ipso facto une importance démesurée: «Les vautours ne sont pas des prédateurs !» (ORABI 2011), alors que, pour la fédération nationale des chasseurs (HARGUES & ARNAUDUC 2009), ils en sont … On est fort loin d’une approche scientifique.
Ne pas maîtriser les bases les plus élémentaires de l’éco-éthologie des vautours, dans une perspective évolutive, amoindrit la crédibilité des naturalistes et des gestionnaires concernés. Elle fragilise leur communication avec les acteurs publics et privés de la controverse comme avec le grand public et les media.
Or, «quand le vautour sert de prétexte à des controverses interinstitutionnelles» (BUSCA et al. 2009), qui tiennent essentiellement du jeu de rôles, le débat de bonne foi fondé sur des faits avérés, rationnellement interprétés, devient très difficile. Il est d’autant plus nécessaire, concernant le comportement des vautours et de l’origine des rares dommages, de disposer d’une base assez élémentaire pour être bien comprise, mais néanmoins scientifiquement solide.
Conclusion
User d’un seul mot, «attaque» par exemple, pour désigner comment un Aigle royal se procure une proie consommable, renvoie implicitement à une suite de comportements complexe, de la détection de l’animal jusqu’à sa mise à mort. C’est une commodité légitime pour des faits amplement documentés et d’interprétation nullement controversée. Tel n’est pas le cas de l’attribution à des Vautours fauves de comportements de prédation, ce qui impose une tout autre rigueur. Un rappel méthodologique s’impose.
Ce que font des animaux, en fonction des circonstances et de leurs gènes, de l’épigénétique, de leur état du moment, des expériences antérieures, etc., est :
- d’abord décrit par la collecte de données: protocoles systématiques, observations fortuites in natura, etc.;
- ensuite interprété à la lumière des connaissances en éco-éthologie, dans la perspective de l’évolution biologique.
Il est essentiel de bien distinguer ces deux phases. C’est pourquoi l’éventuelle observation d’intervention de vautours sur bétail encore vivant exige un compte-rendu circonstancié, se bornant à enregistrer des faits bruts. Ceci sans la moindre interprétation, ni explicite telle que les intentions supposées des vautours (« effrayer » etc.) , ni implicite tel que l’usage de termes constituant eux-mêmes une interprétation : « attaque», par exemple.
« La démarche scientifique ne peut commencer que par un scepticisme initial sur les faits... une bonne partie de l’activité du scientifique consiste à vérifier si ce... n’est pas un artefact, une méprise » (LECOINTRE et al. 2010) et ce avant toute interprétation. Tout ce qui s’éloigne d’une description purement factuelle diminue la probabilité de pouvoir arriver à une certitude quant à la matérialité des faits. Ce que les tenants des «vautours prédateurs» prennent parfois pour une mauvaise volonté n’est qu’une très banale et élémentaire exigence de rigueur méthodologique.
L’interprétation se gardera de toute interrogation, spéculation, affirmation sur ce qu’est ou n’est pas le Vautour fauve, sur sa prétendue essence déterminant le comportement d’une espèce, quasiment abstraite, ipso facto hors du champ de la biologie et plus largement de la méthode scientifique.
Il ne s’agit nullement de futilités stylistiques: avant d’être le moyen de communiquer, la langue, écrite ou parlée, est d’abord le support de la pensée. Des modes d’expression et de pensées essentialistes, inséparables, sont incompatibles avec la méthode scientifique. Ils constituent un obstacle majeur à une analyse rationnelle et sereine de la controverse sur les dommages au bétail attribués aux vautours, donc à sa gestion.
Les faits actuellement établis et leur interprétation rationnelle sont résumés dans l’encadré.
L’intervention des vautours sur grands mammifères encore vivants
· diffère radicalement de la prédation par:
- l’équipement physique nécessaire à celle-ci;
- les comportements;
- l’effet démographique sur les populations qui en sont l’objet.
· concerne exclusivement des individus ne disposant pas de tous leurs moyens, du fait de leur état ou/et de leur situation ;
· est bien comprise dans le cadre de la biologie du comportement;
· n’est nullement un fait nouveau mais est connue depuis plus d’un siècle, donc ne traduit aucune évolution biologique;
· ne s’est nullement répandue par imitation;
· ne concerne qu’un nombre insignifiant d’individus par rapport à ceux qui sont entamés déjà morts
La perception, par les décideurs mais aussi le grand public, de la grande faune en général, des vautours en particulier, joue un grand rôle dans les décisions politiques et/ou administratives les concernant. L’éducation en la matière est primordiale ; ses carences, encore au XXIe siècle, sont d’autant plus consternantes.
Corvée toujours à recommencer à la moindre poussée de fièvre médiatique, la communication à propos des rares interventions de vautours sur animaux encore vivants est souvent décevante si on compare ses résultats à son coût en temps et en énergie. Ceci est en grande partie dû aux carences des réflexions concernant les grands objectifs et stratégies les poursuivant (Choisy, in prep.), ainsi que l’écoéthologie et évolution des vautours. Il serait plus efficace, et moins épuisant, de prendre le temps d’assimiler les bases. Si le présent travail peut y contribuer, il n’aura pas été vain. Le lecteur simplement curieux de mieux connaître les vautours peut lui aussi y trouver quelque intérêt.
Jean-Pierre CHOISY
NOS OISEAUX 60 : 193-204 – 2013
Remerciements
Il m’est impossible de citer la foule des membres des associations concernées, de leurs personnels et de ceux des parcs nationaux et régionaux qui, des Pyrénées aux Alpes, à longueur d’année, collectent des données de vautours. Martine Razin (LPO Mission Rapaces), Olivier Duriez (Univ. de Montpellier) ont répondu à mes courriels, de même qu’Hélène Chamoux et Guy Joncour, vétérinaires ruraux et naturalistes, familiers des vautours, respectivement à l’est et à l’ouest du Rhône, m’apportant le concours de leurs compétences professionnelles. ARTHUR & ZENONI (2010) restera, par l’abondance des données, la référence factuelle de comparaisons dans le temps et/ ou dans l’espace. Les analyses vétérinaires de Zenoni affinent considérablement la compréhension de divers processus et des facteurs de vulnérabilité. En dépit de mes critiques, je me garderai de jeter le bébé avec l’eau du bain. Que l’information n’ait été que partiellement extraite des données de ce travail en souligne la richesse. Que tous trouvent ici l’expression de mes remerciements.
Note de bas de page
1) La majorité, souvent la totalité, des animaux souffrant d’un handicap constitutionnel, occasionnel ou en situation handicapante, sont éliminés par les prédateurs, d’où sélection, sanitaire et génétique. Mais de tels individus sont loin d’être assez nombreux pour suffire à nourrir les prédateurs.
2) A la seule exception du Gypaète, qui transporte dans des serres les os qu’il laisse tomber de haut sur des rochers.
3) Société Nationale des Groupements Techniques Vétérinaires.
4) Mécanismes moléculaires régulant l’expression des gènes, pouvant être influencés, de manière éventuellement réversible, par l’environnement et le vécu de l’individu ou transmis d’une génération à l’autre.
5) « On parle bien de “culturel “ pour les animaux, dans la mesure où un comportement est acquis par apprentissage et observation et intégré par les nouveaux individus. » ARTHUR & ZENONI (2010), cf. BEARZI & STANDFORD (2009), PRACONTAL (2010), DE WAAL (2001).
6) L’état de 35,4% des cadavres faisant l’objet d’un constat n’a pas permis d’évaluer le rôle éventuel des vautours. Dans près de la moitié (47 %) des déclarations évaluables, les vautours étaient intervenus après la mort de l’animal ou même n’étaient pas intervenus du tout. Si on ajoute les cas d’intervention sur un animal encore vivant mais avec un rôle nul à faible des vautours dans son décès, qui aurait eu lieu avec ou sans eux, alors c’est dans 64% des déclarations évaluables que les vautours n’ont pas eu d’impact économique. Calculs à partir des données d’ARTHUR & ZENONI (2010)
7) Pourrait aussi traduire une force suffisante pour se libérer de ronces, clôtures, etc
Bibliographie
- ARTHUR, C. P. & V. ZENONI (2010): Les dommages sur bétail domestique attribués au Vautour fauve. Parc Nat. des Pyrénées, Rés. Nat. d’Ossau, ONCFS, GTV des Pnées-Aques, DREAL Aquitaine, Préf. des Pnées-Aques.
- BEARZI, M. & C. B. STANDFORD (2009): Ces belles intelligences. Grands singes et Dauphins. Ed. Dunod.
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- LPO, Licence 3, Biologie Environnement, Univ. de Bretagne sud.
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