Les enquêtes relatives à certaines victimes individuelles ou collectives de violences à caractère politique n’aboutissent presque jamais à la manifestation de la vérité, encore moins à des poursuites pénales. En Côte d’Ivoire, par exemple, l’affaire Kragbe Gnabge, l’assassinat de l’étudiant Thierry Zebie, le viol des étudiantes de la cité universitaire d’Abobo, le coup d’Etat de 1999, le charnier de Yopougon, la guerre de 2002, les assassinats de nombreux citoyens, peu avant, pendant et après cette période, la tuerie des femmes d’Abobo, la bousculade mortelle du stade Houphouët-Boigny, l’accident du bus de la Sotra en 2011, la tuerie des réfugiés du camp de Nahibly, etc. ne sont que quelques exemples de l’incapacité d’une nation à faire la lumière sur certaines grandes tragédies. Ces exemples qui illustrent notre propos existent partout en Afrique. Que dire alors de la justice ordinaire concernant le citoyen lambda ?
Devant une telle situation, l’opinion ne manque pas de s’interroger : quelles sont les véritables relations entre le politique et le judiciaire dans nos tentatives de parvenir à l’état de droit ?
Dans les premières heures qui suivent ces drames, les politiques sont les premiers en émoi. Les premiers à crier leur indignation et leur souci de diligenter une enquête. Simple stratégie politique pour préserver l’équilibre social ou plutôt volonté politique de protéger son propre pouvoir ? Dans les deux cas, la recherche de la vérité obéirait alors à une « justice hypothétique », dépendante de certaines conditions arbitrairement déterminées. Or, dans une république, le devoir (impératif) de vérité et de justice pour l’Etat doit être le véritable ciment de la cohésion sociale. Loin de servir un intérêt politique quelconque, ces enquêtes qui partent de la réalité pour se dissoudre dans le mystère ne sont-elles pas en réalité plus néfastes sur tous les plans ?
Ces fameuses enquêtes, à l’expérience, semblent dépasser le citoyen ordinaire, et le peuple, par une sorte de « ruse de l’esprit », finit par oublier, pour se protéger contre le désespoir, la vengeance et le cycle infernal de la violence. Mais dans ce cas, que faut-il faire ? N’y a-t-il rien à faire ?
Premièrement, il ne s’agit pas de dresser des stèles commémoratives, d’organiser des anniversaires ou d’offrir quelques boucs émissaires en pâture au peuple, mais déduquer les citoyens à la culture, non de la paix, mais de la non-violence[1]. Cette éducation peut être dispensée dès l’école primaire, pendant la formation des forces de l’ordre, dans toute formation professionnelle et surtout dans les partis politiques où les militants sont plutôt endoctrinés à l’intolérance vis-à-vis de ceux qui pensent autrement. Deuxièmement, chaque Etat doit s’efforcer, au plan politique, quoi qu’il en coûte, de permettre la manifestation sans condition de la vérité qui, en elle-même, est déjà un remède à toute violence future et vengeresse. Les sud-africains en ont fait l’amère expérience, mais ils s’en portent mieux aujourd’hui. Quelle que soit son origine et ses auteurs, le politique a le devoir, conformément aux principes républicains, d’informer les citoyens qui sont ses mandants. Troisièmement, s’il paraît évident que le cœur du problème est la justice (faire aboutir les enquêtes), cela ne veut pas dire que c’est la justice en elle-même qui est impuissante à révéler la vérité. Le problème concerne plutôt l’indépendance de la justice, précisément les relations entre le politique et le judiciaire. Tant que la séparation des pouvoirs entre l’exécutif et le judiciaire n’est pas effective, les enquêtes n’aboutiront jamais[2].
L’erreur que l’on commet au sujet de la problématique de la violence à caractère politique, c’est de regarder spontanément du côté des politiques, au lieu de s’en remettre à ceux chargés, légalement, de mener les enquêtes pour révéler la vérité et le droit[3]. Or, dans un Etat, tant que le pouvoir judiciaire, au lieu d’être impliqué tout le long du processus de l’enquête, interviendra seulement au bout de la chaîne, parfois en traînant les pieds ou en regardant d’un seul côté, un tel Etat ne sera jamais un Etat de droit.
Dans ce triptyque Education, Politique et Justice, il n’y a certes pas à choisir, car seul le bon fonctionnement de cet ensemble peut garantir une vie sociale harmonieuse. Néanmoins, la justice est indéniablement la clef de voûte du système. Il faut espérer, surtout en Afrique, l’autonomie réelle de la justice afin que la réalité des crimes ne se transforme pas en mystère insondable. Mais pour cela, le judiciaire doit éviter la relation incestueuse avec le politique.
Pr Christophe Yahot, Université Alassane Ouattara, Bouaké - le 23 avril 2014
[1] Cultiver la paix est une erreur des stratèges et idéologues politiques. La paix est un état ; l’état d’une communauté qui vaque tranquillement à ces occupations ordinaires. Cela n’a pas à être « cultivé ». En revanche, il est possible d’éduquer une collectivité afin qu’elle se détourne de sa propension naturelle à utiliser la violence comme moyen d’expression ou de revendication.
[2] Les enquêtes préliminaires de la police ou de la gendarmerie sont en général très fiables. Mais quelle que soit la qualité de leur rapport, tout dépendra de la posture (politique ou non) du magistrat.
[3] Nous commettons la même erreur à propos de la problématique de l’état de droit. Comme son nom l’indique, ce n’est pas une affaire qui relève de la volonté (bonne) politique. C’est plutôt une affaire essentiellement juridique dans laquelle le magistrat, dans un Etat, prend ou non sa responsabilité, car nul n’est au-dessus de la loi.