UN SAGE (d'après Maupassant)
Mon ami d’enfance, Jacques Ferrier
Vient de m’annoncer qu’il allait se marier.
J’en suis blessé comme d’une trahison.
C’en est fini de notre affection.
Il parait fort amoureux.
-« Comme je suis heureux ! »
Me dit-il juste avant mon départ.
(On m’envoie en mission à Madagascar.)
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À mon retour, il m’invite à diner.
Je le trouve pâle, amaigri, décharné :
-« Tu n’as pas l’air bien portant. »
-« Oui, je suis un peu souffrant. »
-« De quoi souffres-tu ? »
-« Un peu de fatigue. Ce n’est rien. »
-« Tu es le seul ami que j’ai jamais eu.
Dis-moi, Jacques, as-tu vu un médecin ?
Es-tu heureux ? »
-« Oui, très heureux. »
-« Tout à fait ? »
-« J’aime ma femme plus que jamais. »
Jacques se met néanmoins à rougir
Et me parait un peu embarrassé.
-« Voyons, dis-moi ce qui s’est passé ? »
-« Mais je n’ai rien à te dire. »
-« Ce n’est pas vrai.
Tu es malade, apparemment
…Ou bien me caches-tu un secret ?
Parle, voyons. J’attends. »
-« Eh bien,…c’est stupide. Je suis …je suis foutu.
Voilà : ma femme me tue ! »
-« Elle te rend malheureux ? »
-« Non. Je l’aime trop. »
Je demeure interdit devant cet aveu.
-« Tu pourrais l’aimer… moins, mon cher Jacquot. »
-« Je ne peux pas. Je meurs. Elle me tue.
J’ai envie de m’en aller
Mais n’arrive pas à la quitter.
Je succombe toujours. Qu’en penses-tu ? »
-« Préviens ta femme.
Elle devrait comprendre.
Tu sauras bien te faire entendre. »
-« As-tu jamais ouï dire
De certaines femmes :
‘‘ Elle en est à son troisième mari ’’.
Cela te fait sourire ?
Ma femme a un tempérament de Messaline !
La nature l’a faite ainsi.
Ses caresses m’épuisent. Elles vont me tuer.
Demande à un fumeur que la nicotine
Empoisonne, s’il peut renoncer à fumer.
Au désir ardent de ses lèvres, je succombe.
Je le sais : j’ai un pied dans la tombe. »
Je lui jette brutalement :
-« Mais sacrebleu, donne-lui des amants ! »
Furieux, il me dit au revoir.
Six mois après, dans la rue, un soir,
Quelqu’un me tape sur l’épaule. C’est Jacques.
Je lui rends sa claque.
Il est rose, épanoui de bonheur.
Il me tend les deux mains en criant :
-« Te voilà donc, vieux lâcheur ! »
-«Tu as changé. Mes compliments.»
Il devient cramoisi
Et riant faux, il me dit :
-« On fait ce qu’on peut. »
-« Alors, tu es guéri ? »
-« Oui. Tout à fait. Merci. »
Puis il ajoute en changeant de ton un peu :
-« Quelle chance de te rencontrer, cher Guy
…Viens diner à la maison ?»
J’accepte l’invitation.
Une heure plus tard, nous sommes chez lui.
Sa femme m’accueille de charmante façon.
Jacques l’embrasse sur le front :
-« Lucien n’est pas encore arrivé ? »
-« Non, pas encore, mon ami.
Il est toujours en retard, tu sais. »
Dix minutes après, le timbre retentit.
Parait un grand gars, fort brun,
Avec un aspect d’hercule mondain.
Il s’appelle Lucien Baudin.
Jacques et lui se serrent la main.
Le diner est délicieux, plein de gaité.
Jacques ne cesse de discuter
Avec moi,
Cordialement, comme autrefois.
Ce ne sont que des ‘’Tu sais, mon vieux.
Dis-donc, mon vieux. Écoute, mon vieux.’’
Au dessert, Jacques déclare : -« Mon amie,
J’enlève Guy. Je l’ai retrouvé…
Je ne le quitte plus. Nous allons bavarder
Le long du boulevard, comme jadis.
Tu nous pardonnes cette équipée
…De garçons.
Je te laisse avec M. Baudin. »
-« Vous avez raison.
Profitez ! »
La jeune femme me tend la main.
Et nous voilà, Jacques et moi, bras dessus
Bras dessous, dans la rue.
Voulant savoir ce qui l’avait changé,
Je lui demande : -« Que s’est-il passé ? »
-« Fiche-moi la paix ! » Il avait l’air grognon
D’un homme qu’on dérange sans raison.
Puis il ajoute d’un tout autre ton
Comme les gens qui ont pris
Une sage résolution :
-« J’aurais été un abruti
De me laisser
Crever comme ça ! »
Je n’insiste pas.
Nous causons d’autre chose.
Soudain Jacques me propose :
-« Et si nous allions
Voir les filles, hein ? »
-« Je veux bien.
Allons ! »