Depuis Lichen, lichen, paru aux éditions Rehauts en 2003, Antoine Emaz a publié quatre livres de notes : on pourrait penser que cela devient une habitude, si chaque volume ne prenait une cohérence spécifique. Flaques est bien un nouveau livre de notes dans lequel on retrouve, à l’instar de Cuisine (1) ou Cambouis (2), des préoccupations de l’auteur – ce qui est normal, puisque c’est un auteur -, mais qui a sa spécificité, sans qu’il paraisse une déclinaison ou une redite. Autre particularité de cette édition, les six encres de Jean-Michel Marchetti qui rythment le texte d’une façon profonde et lumineuse, à son image.
La question de la poésie – qu’il s’agisse de sa pratique, même raréfiée selon l’auteur, de sa lecture, à travers les contemporains d’abord, ou de la réflexion théorique qu’elle fait naître – est centrale : Flaques joue les entrelacs avec les livres de poèmes : au-delà de la différence de forme, ils s’éclairent mutuellement ; j’y reviendrai. Cela signifie qu’on n’est pas dans l’exercice, mais dans une pensée qui avance pas à pas, humblement, sans certitude hugolienne, ce qui n’empêche pas d’énoncer des prises de position ou des pensées qui tendent parfois à la maxime ou au précepte. En témoigne l’emploi des présents – énonciation ou vérité générale - : même la mémoire est ramenée au présent sauf aux trois endroits où il est question de souvenirs précis. Cette utilisation du présent, chez un auteur qui ne s’est pas débarrassé de sa mémoire – thème important dans les poèmes – peut montrer aussi une envergure moraliste, non dans le sens où elle donnerait des leçons et se présenterait comme un modèle, mais plutôt parce qu’elle se proposerait comme un repère : il s’agit plus d’une morale de vivre que d’une morale de la vie : du concret avant toute chose. On n’est ni chez La Rochefoucauld ni chez La Bruyère, mais plutôt du côté des Pensées de Pascal ou du Baudelaire de Mon cœur mis à nu, à cette différence que ces deux livres n’ont pas été agencés par leurs auteurs, alors que les flaques d’Antoine Emaz sont organisées et construites, en dépit de ce que le titre pourrait laisser entendre : les morceaux de réel (prenons ce mot au sens où il se rapporte à ce que le langage peut exprimer) ne sont pas piochés au hasard comme la terre au hasard fait ses creux et ses flaques. Mais cette organisation (alterner les thèmes, varier les longueurs de notes, évoquer des auteurs différents, notes liminaire et finale choisies, par exemple) ne se fait jamais sentir : l’habileté de l’auteur disparaît derrière son habileté.
On retrouve donc des thèmes chers à Emaz : la poésie, écrire, lire, la famille et la cuisine, le jardin, la musique et l’art, mais aussi des choses plus intimes (« endiguer l’émotion » p.45, une très belle page sur « être bien », p.51, par exemple). Parfois, on peut s’interroger sur la limite que certaines notes pourraient comporter, soit qu’elles renvoient à la famille ou à des souvenirs personnels auxquels le lecteur peut se sentir étranger, soit qu’elles témoignent de jugements ou d’objets (« le vieux Mac » p. 42), mais la vie est aussi faite de ces choses et de ces objets, donc cette absence de limite, cette diversité et ce qui tiendrait parfois de la provocation font la richesse de Flaques puisque ce livre présente des reflets parcellaires d’un réel global et non parcellaire. Les notes sont beaucoup moins cette « zone grise, un peu sale » (p.48) que prétend l’auteur qu’un espace libre, pour autant qu’on peut l’être, et l’être d’écrire et de publier. Qui plus est, la question de la liberté ne s’éloigne jamais de la vie, qui est au cœur de ce recueil de notes : « la vie, simplement la vie » (p.37), « pouvoir au moins me dire que je n’ai pas évité ma vie » (p.51). On peut vivre sans écrire, on ne peut pas écrire sans vivre.
Ce livre questionne également le statut de la note, qui confine parfois au journal, à la réflexion théorique ou critique, ou à cette dimension morale que j’évoquais plus haut. Ici, Antoine Emaz parle de leur « écriture erratique » ; là, elle rejoint le constat qu’on trouve souvent dans les poèmes et qui lui est propre, à l’image du titre de l’un de ses premiers recueils, C’est (3) : ce verbe / présentatif employé de façon absolue, qui montre donc la chose - sinon la vie - en elle-même, revient souvent dans le livre, et contribue à fabriquer des sortes de notes-constats, affirmation d’un réel sans mobilité, sans élasticité, qui renforce cette position de principe dont l’arrière-plan peut sembler moraliste ; le réel dit autant ce qu’il est que la manière dont on le reçoit qui le place, lorsqu’il est posé dans l’évidence du verbe être, dans une forme de distance, de séparation, un obstacle, ou, pour reprendre un mot émazien, un « mur ». Ailleurs, c’est un paradoxe qui invite à réfléchir sur la venue de la note : « On meurt sans finir. » (p.64) : cette phrase à valeur de maxime rassemble en les closant les six lignes qui précèdent : manière de montrer le cheminement de fabrication qu’emprunte la note : intuition et association d’esprit plus que calcul. Cela rejoint cette liberté dont je parlais mais aussi l’impression qu’a l’auteur et qu’il exprime à plusieurs reprises de se laisser guider plus qu’il ne guide lui-même cette apparente « écriture erratique ». Enfin, la note est ce qui permet de mettre le poème ou l’écriture poétique à distance et d’en proposer une intelligence ; le développement de « la règle des deux unités » (unité de son, unité de force – p.90) montre à quel point la « bêtise » revendiquée dans d’autres notes est un refus de l’intellectualisme en soi ou de la pensée abstraite, pas le refus de réfléchir.
D’ailleurs, la finesse de la réflexion et de l’analyse se lit à de nombreux moments, et, notamment, lorsqu’il est question de lecture ; la générosité du grand lecteur qu’est Antoine Emaz est connue : il suffit de constater l’abondance des notes de lecture qu’il produit, sur Poezibao notamment, aussi bien de livres d’auteurs reconnus que d’auteurs débutants : pas d’exclusive, ce qui prime, c’est le texte, pas la personne : on parle bien de lecture. Ainsi, de nombreux poètes sont présents dans ce livre, à travers leurs livres ou une émission de radio. Mais j’ai choisi un exemple qui paraît plus ancien pour illustrer la qualité de cette analyse ; dans une note (p. 85), Emaz évoque Béatrix de Balzac et glisse d’un siècle au suivant en évoquant Malraux avant de clore par quatre lignes qui résument sa vision de l’histoire littéraire : « Le classicisme vise l’éternité d’un ordre. Le XVIIIe voudrait un désordre ordonné. Le XIXe est tiraillé entre nostalgie et modernité. Le XXe est déboussolé. Le XXIe ? » La dernière note du livre montre une certaine confiance vis-à-vis de l’art en rappelant qu’il y a des constantes dans le rapport du poète au poème et à son époque : « L’artiste fait l’histoire sans du tout savoir s’il sera dedans. Sa seule angoisse est de pouvoir faire ce qu’il a à faire : créer. Cela veut dire vivre, écrire, publier. Bien ou mal est un problème secondaire avec lequel il se débrouille. Mais s’il ne peut plus vivre écrire publier, alors très vite, il va mal et manque d’air. » D’une certaine manière, en se perpétuant, cette permanence de l’angoisse, qui traverse tous les siècles, devient rassurante.
[Ludovic Degroote]
Antoine Emaz, Flaques, éd Centrifuges - 110 p. – 12,50 €
1. Publie.net, 2011.
2. Seuil, collection Déplacements, 2009. Rééd. éd. Publie.net, 2010.
3. Deyrolle, 1992.