En mai 1845, un siècle avant les massacres du 8 mai 1945 et son lot de plusieurs milliers de victimes, le général Cavaignac avait inauguré l’ancêtre de la « chambre à gaz » que le colonel Pellisier utilisera pour mater l’insurrection des Ouled Riah dans le Dahra. « Si ces gredins se retirent dans leurs cavernes, imitez Cavaignac aux Sbéhas ! Enfumez-les à outrance comme des renards » s’exclame Bugeaud. Les villageois s’étaient réfugiés dans des grottes pour échapper à la furie des soldats. Ils furent enfumés par « des fagots de broussailles » placés à l’entrée-sortie des grottes. Le soir, le feu fut allumé. Les insurgés avaient pourtant « offert de se rendre et de payer rançon contre la vie sauve », ce que le colonel refusa. Un soldat écrit : « Les grottes sont immenses ; on a compté 760 cadavres ; une soixantaine d’individus seulement sont sortis, aux trois quarts morts ; quarante n’ont pu survivre ; dix sont à l’ambulance, dangereusement malades ; les dix derniers, qui peuvent se traîner encore, ont été mis en liberté pour retourner dans leurs tribus ; ils n’ont plus qu’à pleurer sur des ruines. » « La peau d’un seul de mes tambours avait plus de prix que la vie de tous ces misérables. » Saint-Arnaud fera mieux que Cavaignac et Pélissier. Saint-Arnaud dont Victor Hugo a dit qu’il avait les états de service d’un chacal, a emmuré vivants des hommes, des femmes et des enfants. Lien pour article complet ici
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Kateb Yacine : Le récit incendiaire du 8 mai 1945
jeudi 28 octobre 2010
Le 8 mai 1945 : un évènement – phase de sa vie qui forge son humanisme, fonde son œuvre, accouche de l’intellectuel éveilleur de conscience et offre au peuple algérien bâillonné, une voix.
C’est avec une voix d’insoumis que Kateb Yacine jeune homme à peine âgé de 17 ans se met à écrire – incisif, mordant – un an à peine après les évènements de Sétif qui le frappent de plein fouet. Rien ne préparait ce fils de notable à une telle déflagration qui change complètement le cours de sa vie, le pousse à la pérégrination, à l’errance ; la rupture est forte, douloureuse, mais exaltante. Il en sort blessé mais adulte doté d’une maturité exceptionnelle, poussé hors les murs, hors frontière même puisqu’on le voit avec surprise dès mai 1947 prendre la parole à Paris dans une « Salle des Sociétés Savantes » où il ose, à peine débarqué – rebelle impertinent – évoquer « Abdelkader et l’Indépendance algérienne » !
On le voit fréquenter les petits hôtels où vivent les « épaves de la société algérienne en exil » ; il se frotte à leur chaleur, se nourrit de l’expérience des militants ouvriers algériens parqués dans la pauvreté à qui il va servir de scribe devenant l’écrivain public de leur correspondance familiale, cherchant leurs mots pour dire l’attachement, l’éloignement de l’exil partageant ainsi leurs existences secrètes, leurs amours lointains…
Il faut dire qu’à ce contact tout le préparait ! En particulier l’expérience de la prison à l’âge à peine de 16 ans en mai 1945 car c’est dans les geôles coloniales qu’il nait à son peuple, à la révolution et à la poésie.
Le 8 Mai 1945 sa vie bascule, il se retrouve interné dans un camp militaire pour sa participation active à la manifestation de Sétif. C’est à partir de là que Kateb Yacine entre dans l’histoire de son pays. Cette entrée brutale dans notre histoire brise le parcours du « jeune indigène » fréquentant la classe de 3ème d’un collège de la France coloniale, rupture féconde :
« À partir de là, la classe ne m’intéressait plus après la prison. Ce qui m’intéressait, c’était la poésie avant tout. Mon père, bien qu’avocat, n’a pas su me dire non. En ce sens, mon arrestation a été bénéfique. Alors, je suis parti… » (Revue Dialogues – décembre 1963)
L’incarcération, l’expérience de la prison n’a rien de négatif, bien au contraire elle lui ouvre les yeux, l’entraine dans un monde de découvertes, le met au contact de la chaleur de son peuple pour de premières alliances :
« C’est en prison que j’ai découvert le peuple qui était là devant moi, mais que je n’avais jamais vu jusque là… j’ai découvert là mes personnages. »
Le jeune homme sort grandi des évènements. Évènements fertiles qui ouvrent la voie et qui sont comme une seconde naissance. D’ailleurs, Kateb Yacine ne cesse plus tard d’évoquer cette page d’histoire (discours – interviews – conférences) réévaluant à chaque occasion son importance comme s’il avait une dette envers un cordon ombilical le liant sans cesse à ces évènements de son adolescence. On le voit bien lorsqu’il déclare à une conférence faite aux étudiants à Alger en 1967 :
« Je crois que je serais resté un poète obscur s’il n’y avait pas eu la manifestation du 8 Mai 1945 »
Perturbé, meurtri par les évènements, parce qu’il sent, voit, vit, Kateb Yacine l’est d’autant plus que sa mère entre en souffrance, profondément dérangée par la violence, par l’horreur qui s’est abattue sur sa famille, sur le clan, sur la tribu à Guelma autre lieu de naissance. La mère tant adorée entre en folie et vit l’internement psychiatrique le reste de sa vie.
C’est avec cette meurtrissure, poids dans le cœur, que –quelques années plus tard – il fait en pionnier dans sa 1ère œuvre du 8 Mai 1945 un évènements fondateur, constitutif de la naissance d’une Patrie algérienne, d’une terre algérienne. L’intellectuel en puissance qu’il est devenu nourri à trois sources vives « Fanon, Amrouche, Feraoun ».
Nourri de luttes souterraines – (dès 1946-47 il séjourne à Constantine, fréquente les militants du PPA et prononce des conférences politico-littéraires dans des lieux inédits d’infâmes gargotes…) – dote le 8 mai 1945 d’une pertinence historique, en inscrit la geste, l’épopée, l’histoire dans son premier roman Nedjma (1950).
C’est sur les téléscripteurs d’Alger républicain qu’il imagine ce roman d’Amour et d’Histoire. Nous sommes en 1949, la presse recrute cet intellectuel bouillonnant de révolte qui du haut de ses 20 ans accentue dès son premier article la fracture à gauche du journal.
Dans ce quotidien il trouve une fraternité, une position de gauche face aux problèmes coloniaux ; aussi c’est avec une voix forte, libre qu’il occupe de nombreuses rubriques et, d’un billet d’humeur à un reportage, d’une analyse de politique internationale à une chronique littéraire, Alger républicain donne naissance non seulement à un journaliste à la sève indocile mais aussi à un romancier séditieux, à la belle insolence intellectuelle dont on va retrouver la trace dans le récit tourmenté qu’il nous donne du 8 Mai 1945 dans Nedjma. Dans ce premier roman dont il accouche à l’intérieur des locaux d’Alger républicain, dans une ambiance fébrile, dans l’urgence, Kateb Yacine met en scène à plusieurs reprises le 8 Mai 1945 dont il élève les évènements à l’existence littéraire et, pour cette époque à l’existence tout court.
C’est ce qui fait profondément de Nedjma , un texte dérangeant, une œuvre rebelle. Le 8 Mai 1945 n’a rien d’une toile de fond, c’est la pulsation ultime du roman. Kateb Yacine scénarise le flux secret, incontrôlé et incontrôlable par l’histoire objective. L’histoire du 8 Mai 1945 s’inscrit dans le roman, en devient le matériau, mais elle n’a rien à voir avec l’histoire des historiens celle d’un Robert Ageron par exemple, qui va présenter les manifestations du 8 Mai 1945 jour de l’armistice comme « une émeute armée ».
On sait que les historiens « objectifs » ont l’art des chiffres ; Ageron parle de 50.000 émeutiers massacrant « indifféremment les européens rencontrés : 103 morts, une centaine de blessés et mutilés, plusieurs viols ». La répression aurait été impitoyable nous dit-il « à la mesure de la peur et de la haine des colons », 1500 morts selon l’administration…
Ageron évalue à son tour :
« Sans doute y en a-t-il eu quatre ou cinq fois plus… La répression judiciaire confiée à des cours martiales aboutit à 1476 condamnations pour 4566 prévenus. »
A cette histoire « immobile » qui joue du montage, des chiffres, qui recherche un ordre, le Texte de Nedjma oppose son sens du dessous des choses. Justement un de ses personnages - en prison – lève le voile. Les souvenirs remontent, accèdent à la conscience et toute une mémoire se dépose par bribes, par fragments et forge l’autre histoire :
« Le printemps était avancé. Il y a un peu plus d’un an, mais c’était la même lumière ; le jour même, le 8 mai, je suis parti à pied. Quel besoin de partir ? J’étais d’abord revenu au collège, après la manifestation ; les trois cours étaient vides. Je ne voulais pas le croire. J’avais les oreilles semblables à des tamis engorgés de détonations ; Je ne voulais pas le croire. Je ne croyais pas qu’il s’était passé tant et tant de choses. »
Lakhdar – ce double de Kateb – dit sa stupeur de jeune homme face à l’énormité de l’événement mais on voit aussi qu’il est allé à la manifestation en rêveur, en pacificiste épris de liberté :
« Ce ne serait pas juste d’aller demander une arme à grand père. »
Celui qui écrit sur les pupitres, « Indépendance de l’Algérie » et qui doute « Aujourd’hui 8 Mai, est-ce vraiment notoire » , rejoint la manifestation confiant en compagnie de tout le petit peuple – garçon boulanger, gargotier, paysans - qui « déferlent », ouvriers, femmes enfants et chiens.
Le texte montre une certaine réalité des évènements qui fait du peuple l’acteur historique principal dont le lecteur va pouvoir sentir toute la puissance, véritable force en mouvement ; une fantasmatique politique se met en place :
« Le peuple était partout, à tel point qu’il devenait invisible, mêlé aux arbres, à la poussière, et son seul mugissement flottait jusqu’à moi ; pour la première fois ; je me rendais compte que le peuple peut faire peur. »
Kateb Yacine à sa manière, déconstruit l’écriture monumentale de l’Histoire officielle algérienne pour remettre le peuple à sa juste place en faire déjà la véritable force de la Guerre d’Algérie qui commence pour lui, à cette date là. Et il indexe déjà les forces d’inertie ; le riche avocat et le muphti qui jouent encore aux pacificateurs parce qu’ils ont peur pour leurs terres, pour leur argent, apparaissent comme des forces conservatrices ; attentistes, ils sont à la traine de l’histoire et, en attardés, ils ferment la marche. On ne pouvait mieux dire la trahison d’une élite… Kateb ose dire la collusion, certaines alliances :
« Les cadres flottent. Ils ont laissé désarmer les manifestants à la mosquée, par le commissaire aidé du muphti »
Lakhdar en participant actif et exigeant s’interroge sur le vif et pose déjà une question fondamentale : « Contenir le peuple à sa première manifestation massive ? »
Ainsi sous la plume de Kateb le Mai 1945 apparaît bien comme un mouvement populaire, un soulèvement de gueux, une émeute de la faim et de la misère :
« Et la foule se mit à mugir : Attendre quoi ! Le village est à nous, vous les riches, vous couchez dans les lits des français
Et vous vous servez dans leurs docks.
Nous on a un boisseau d’orge et nos bêtes mangent tout.
Nos frères de Sétif se sont levés. »
C’est souvent à travers des détails significatifs que Kateb Yacine fera la leçon aux historiens. C’est ainsi que le texte oppose à « l’émeute armée » le détail d’un vieux montagnard tirant sur la gendarmerie et hurlant :
« J’avais juré vider mon fusil, si y a un fils de sa mère, qu’il me donne des cartouches. »
Ainsi sans leader, sans stratégie, une manifestation que des ânes et des mulets conduisent loyalement fait face avec de vieux fusils hoquetants à des « automitrailleuses » à la face terrible, à « des armes américaines toutes neuves » . On ne pouvait mieux dire l’inégalité du rapport de forces. Le lecteur peut partager la stupéfaction d’un étudiant « Pourquoi diable sont-ils venus avec leurs bestiaux ? » qui traduit bien l’état de naïveté d’une population.
Contribuant à une élaboration de l’histoire sur le plan du vécu, de l’existentiel, Kateb va dire le tragique de l’évènement, toute son horreur quand il parle de ce cultivateur aux yeux bleus sanglotant, aux os brisés à coups de crosse, qui ne peut réassembler ses membres pour faire de la place aux autres. Toute la douleur, toute la souffrance du peuple algérien en prison est là ; ainsi Kateb Yacine construit à sa manière bien avant tout le monde l’histoire cachée, censurée par les historiographes officiels. C’est à travers un style très dépouillé qu’il livre l’information sur la torture, dit l’enfer de la Question :
« Le coiffeur Si Khelifa ne hurlait plus. Il râlait. Où peut-il bien être ? »
Le texte par sa précision – Kateb Yacine dissèque la souffrance – fait de Nedjma un document premier sur la torture. Quand Lakhdar subit le supplice de la baignoire, reçoit les coups de cravache, il sent son corps partir en morceaux :
« Il ne sentait plus sa tête. Le reste de son corps était apparemment indemne ; seconde par seconde, une douleur lointaine et fulgurante se localisant dans les reins, aux genoux, à la cheville, au sternum, à la mâchoire. »
Kateb Yacine griffe la conscience de ses lecteurs et élève un monument à la souffrance des Algériens. Plus tard, on sent à quel point il sublime ces moments d’emprisonnement quand il déclare au Nouvel Observateur le 18 Janvier 1967 :
« C est à ce moment là aussi que j’ai accumulé ma première réserve poétique. Je me souviens de certaines illuminations que j’ai eues… Rétrospectivement, ce sont les plus beaux moments de ma vie. J’ai découvert les deux choses qui me sont les plus chères : la poésie et la révolution. »
Étonnant Kateb qui transforme la prison en source vive et qui se transforme, en romancier reporter disant l’armée qui « barre l’avenue centrale tirant sur les haillons », la police et les colons qui « opèrent dans les quartiers populaires », les rafles « suggérées par les colons organisés en milices populaires », « les corps exposés au soleil ». Le texte fourmille de détails, de précisions sur l’évènement. Le reporter enregistre en direct une conversation ordinaire entre Français qui en dit long sur les revers de l’Histoire.
« La France est pourrie. Qu’on nous arme et qu’on nous laisse faire. Pas besoin de loi ici. Ils ne connaissent que la force. Il leur faut un Hitler. »
Si le lecteur d’aujourd’hui plonge dans la lecture de Nedjma il verra que la poésie illumine ce 8 Mai 1945 et par ce biais Kateb Yacine élève une ode à l’Algérie et dit la colère qui gronde et annonce des temps nouveaux :
« Je suis passé à l’étude. J’ai pris les textes.
J’ai caché la vie d’Abdelkader.
J’ai ressenti la force des idées.
J’ai trouvé l’Algérie irascible. Sa respiration …
La respiration de l’Algérie suffisait.
Suffisait à chasser les mouches.
Puis l’Algérie elle- même est devenue …
Devenue traîtreusement une mouche.
Mais les fourmis, les fourmis rouges.
Les fourmis rouges venaient à la rescousse.
Je suis parti avec les tracts.
Je les ai enterrés dans la rivière.
J’ai tracé sur le sol un plan…
Un plan de manifestation future.
Qu’on me donne cette rivière, et je me battrai.
Je me battrai avec du sable et de l’eau.
De l’eau fraiche, du sable chaud. Je me battrai. »
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Ouahiba Hamouda
25 septembre 2010
A lire: http://www.monde-diplomatique.fr/2005/05/HARBI/12191