Dans le même esprit, les théories évolutionnistes soutenaient que les femmes, soucieuses de la qualité de leur progéniture, obéissaient à une libido pondérée et sélectionnaient leur partenaire avec discernement dans le cadre d’une union fidèle, monogame, sécurisante. A l’opposé, les hommes étaient supposés visuels, volages, pulsionnels, aptes à se passer de tout lien affectif et incités inconsciemment à pérenniser leur descendance à travers des partenaires multiples.
Directement influencé par un ordre moral patriarcal hérité de l’Ancien Testament dont les chercheurs conventionnels se limitèrent à traduire les préceptes en langage scientifique sans les remettre en question, ce schéma, qui réduisait la libido féminine à la portion congrue, forme encore aujourd’hui la base de l’organisation sociale. Pour autant reflète-t-il la réalité ?
On en doutera à la lecture d’un essai des plus intéressants signé du journaliste américain Daniel Bergner, Que veulent les femmes ? (Hugo & Cie, 260 pages, 17 €), qui s’attache à bousculer tous ces stéréotypes. L’auteur, dont le livre fut élu meilleur document de l’année par le Los Angeles Times, publie ici le fruit d’une longue enquête menée auprès de scientifiques réputés d’Amérique du Nord (neurobiologistes, psychologues, sexologues) qui, tous, se sont spécialisés dans l’étude de l’Eros féminin. La variété des angles d’approche, la pluralité des disciplines universitaires à l’œuvre auraient pu aboutir à des conclusions opposées ou fortement contrastées. Or, on est surpris de découvrir que les résultats cliniques de ces différentes investigations convergent.
On y découvre, méthodologie, statistiques et témoignages à l’appui, que les femmes affichent une libido au moins aussi débridée que celle des hommes, que leur prétendu attachement à la monogamie et à l’affectif relève de la fiction, qu’elles se montrent particulièrement sensibles à la force libidinale des images, notamment pornographiques et que leurs fantasmes sont intenses et riches d’enseignements sur les désirs qu’elles n’osent pour la plupart ni exprimer ni vivre. L’un des exemples les plus fréquemment cités évoque ainsi le désir d’une aventure sans lendemain, avec un inconnu, à la faveur d’une rencontre fortuite.
Ces conclusions concordantes invitent au questionnement : pourquoi, jusqu’à présent, les stéréotypes classiques faisaient-ils seuls l’objets d’un consensus, voire étaient présentés comme des vérités révélées ? L’auteur, tout comme les scientifiques interrogés, fournit une explication de nature à nous convaincre. Le schéma traditionnel ne remettait pas en question le rôle de l’homme dans la société. L’image véhiculée d’une femme sage, monogame, aux désirs contenus se révélait rassurante : non seulement elle confortait l’homme dans son statut dominant, mais encore elle le sécurisait sur la légitimité de sa filiation. Wilhelm Reich avait déjà, dès 1932, dans son passionnant essai L’Irruption de la morale sexuelle, expliqué ce phénomène : en bridant la libido féminine, l’homme était certain que sa descendance portait bien ses gènes et qu’il pouvait lui transmettre son patrimoine matériel en toute confiance. Les principales règles patriarcales, culturelles et religieuses qui réprimaient la sexualité féminine, bien entendu édictées par les hommes, répondaient à ce souci d’éviter le désordre social. L’efficacité de cette démarche normative se prolonge jusqu’à nos jours ; on en trouve la trace dans les cas cliniques décrits par Daniel Bergner : entre les données physiologiques relevées par les chercheurs au cours de leurs expériences mesurant l’excitation ressentie et les propos tenus par les volontaires étudiées, on note en effet des contradictions qui prouvent combien le refoulement et les barrières mentales, fruits d’un conditionnement socioculturel ancestral, restent encore prégnants.
A l’ère des sextoys et du féminisme libertin, ces recherches seront sans aucun doute utiles aux femmes qui comprendront que la variété de leurs désirs n’a rien de pervers ; pour autant, elles semblent éveiller parfois la suspicion, voire l’angoisse des institutions qui craignent que la mise à jour d’un Eros féminin réel en décalage avec les normes conventionnelles n’ouvre une boîte de Pandore. La panique de l’homme et de la société prend d’ailleurs les formes les plus inattendues. Ainsi, dans le chapitre 9, consacré aux progrès de la pharmacopée destinée à restaurer le désir chez des patientes qui l’ont perdu, sont rapportées les singulières préoccupations d’un laboratoire pharmaceutique. Conduits à défendre un nouveau médicament devant la FDA (autorité fédérale habilitée à autoriser la mise sur le marché), les experts cherchaient un argumentaire visant ne pas donner l’impression que le produit proposé aurait pu créer « une femme agressive sexuellement », comportement susceptible de faire craindre « un effondrement de la société... » Le propos pouvait sembler alarmiste, cependant, il reflète un sentiment largement répandu. Le prouve ce titre d’un article du très sérieux Washington Post consacré à Que veulent les femmes ? : « La libido des femmes, une menace pour la société. »