Attention, l'article du jour n'est pas une chronique de L'Armée des 12 Singes mais plutôt et surtout une analyse de ce film complexe, qui mérite d'être décortiqué dans ses grandes lignes. Tel est le sujet de ce billet intitulé "L'armée des 12 singes: les paradoxes temporels d'Icare, de Cassandre et de Stockholm". Avant toute chose, il est nécessaire de donner quelques précisions sur le film.
Tout d'abord, L'Armée des 12 Singes est un remake d'un court-métrage, La Jetée, réalisé par Chris Marker en 1962. L'idée du film vient à la base du producteur délégué Robert Kosberg, qui est un admirateur du court métrage français, La Jetée, et qui persuade Chris Marker de lui laisser présenter brièvement à Universal Pictures son projet de s'en servir de point de départ pour un film de science fiction.
Universal accepte d'acheter les droits pour faire un remake. L'Armée des 12 Singes est donc avant tout un remake hollywoodien, ce qui inclut la présence d'acteurs célèbres, notamment Bruce Willis et Brad Pitt. Pourtant, Terry Gilliam imposera son style en exigeant ses conditions.
Par conséquent, malgré son budget important, L'Armée des 12 Singes n'a pas grand chose à voir avec un blockbuster hollywoodien. D'ailleurs, à l'origine, Terry Gilliam ne souhaitait pas la présence de Bruce Willis et de Brad Pitt. Le réalisateur voulait engager Nick Nolte dans le rôle de James Cole et Jeff Bridges pour celui de Jeffrey Goines.
Dans un second temps, il est nécessaire de rappeler les grandes lignes du scénario. Attention, SPOILERS ! En 1996, la surface de la Terre est devenue invivable pour l'humanité. Un virus mortel d'origine inconnue a tué 5 milliards d'humains et a contraint les survivants — 1 % de la population mondiale — à vivre sous terre pour éviter leur contamination.
En 2035, pour tenter de trouver un remède au virus, des scientifiques utilisent des prisonniers et les envoient dans le passé recueillir des informations sur la forme non mutée du virus. L'un d'eux, James Cole, est choisi pour une expérience ayant pour but de l'amener en 1996. Il doit y recueillir des informations au sujet de ce virus, dont les scientifiques pensent qu'il a été libéré par une organisation terroriste de défense des animaux et connue sous le nom d'« Armée des douze singes ».
Cole, qui est régulièrement hanté par le rêve d'une poursuite et du meurtre par balle d'un homme dans un aéroport sous les yeux d'un petit garçon, sera gracié s'il réussit cette mission. Le titre du film est inspiré du roman de Lyman Frank Baum, Le Magicien d'Oz, dans lequel le magicien persuade douze singes de le servir comme soldats. Il est donc question ici du voyage dans le temps et de ses nombreux paradoxes sur lesquels les différents protagonistes n'ont finalement aucune emprise.
A noter que Gilliam n'a pas voulu voir La Jetée avant de tourner son film pour ne pas être trop influencé par cette vision. Selon ses propres mots : « La colonne vertébrale est la même, mais cela débouche sur deux univers très différents ».
Certes, L'Armée des 12 Singes est un film de science fiction, mais l'histoire qu'il décrit est tout à fait plausible et renvoie à un monde qui ressemble de très près au nôtre. Les thématiques du film sont variées et le scénario est volontairement confus, comme si Terry Gilliam cherchait à décontenancer et à interroger le spectateur. Il est donc question ici des apprentis sorciers et plus précisément de la science moderne. D'ailleurs, le virus mortel est une création de l'homme lui-même.
Voilà ce qui arrive quand l'homme cherche à jouer à Dieu. Tel est l'avertissement de ce long-métrage. Le film fait évidemment référence à l'Apocalypse. L'Armée des 12 Singes a une vraie dimension religieuse et biblique. D'ailleurs, le héros de l'histoire, donc James Cole, n'a pas pour but d'empêcher l'épidémie mais de trouver le créateur du virus afin de pouvoir revivre à la surface de la Terre en 2036.
En résumé, que ce soit James Cole ou les scientifiques de son époque, personne n'est capable de stopper l'inéluctable. L'Armée des 12 Singes est donc aussi un film sur notre destinée mais pas seulement. Le chiffre « 12 » est fort en sens. Le « 12 » représente les chiffres du cadran et symbolise le temps, le temps qui s’avère être un des thèmes les plus importants du film.
La présence d'un singe sur l'affiche n'a rien du hasard. Physiologiquement, le singe est l'animal le plus proche de l'homme. Selon Gilliam, il existerait donc une filiation entre l'animal, et plus précisément le singe de laboratoire, et l'homme, qui est finalement un animal social mais condamné à se détruire. D'ailleurs, dans le futur du film, ce sont les animaux qui sont redevenus les maîtres du monde et les rares survivants humains vivent désormais reclus sous la terre.
Quant à l'avenir décrit par Terry Gilliam, il s'agit d'un futur pour le moins très sombre, pessimiste et dirigé par des scientifiques. En l'occurence, ce futur n'a rien d'idyllique. On relève deux catégories de survivants: les scientifiques qui tentent par tous les moyens de remonter à la source du virus, et les prisonniers qui vivent comme des bêtes sauvages dans des souterrains sales et étroits.
Parmi ces prisonniers, il y a des volontaires pour voyager dans le passé. James Cole fait partie de ces volontaires. Il s'agit surtout d'un cobaye manipulé par les hommes de son temps et qui va jouer malgré lui un rôle déterminant dans le passé. "La science n'est pas une science exacte". C'est l'un des nombreux messages du film.
En effet, James Cole sera victime de la boucle temporelle et de ses nombreux paradoxes. Il est censé atterrir en 1996. Hélas, il est envoyé par erreur en 1992, soit quatre ans avant la fin du monde. Lors de son séjour, James fait deux rencontres importantes: celle de Jeffrey Goines, un malade interné dans un hôpital psychiatrique, et celle du Docteur Kathryn Railly.
Ce saut dans le temps va avoir de graves conséquences: une fois arrivé en 1992, James Cole passe lui aussi pour un fou furieux qui semblerait être atteint du Complexe de Cassandre. Ce complexe est tiré de la mythologie grecque et fait évidemment référence à la malédiction de Cassandre, ayant le don de prophétie et incapable de convaincre autrui de la validité de ses prédictions.
James Cole semble souffrir du même syndrôme. Il déclare à sa psychiatre venir du futur pour prévenir les siens d'une épidémie mortelle qui va décimer l'humanité toute entière en 1996. Pour Kathryn Railly, qui justement vient de sortir un livre sur le même sujet, le cas de James Cole est une véritable aubaine. Sauf que... James disparaît mystérieusement sans laisser de traces.
Il atterrit à nouveau à son époque, donc en 2036. Retour dans le passé, vers l'année 1996 avec pour but de débusquer l'Armée des 12 Singes. Hélas, James Cole atterrit en pleine Première Guerre Mondiale. Il reçoit une balle dans la jambe. Il est également pris en photographie. Nouveau bond dans le temps. Cette fois-ci, James est bien en 1996.
Il retrouve Kathryn Railly et la kidnappe. Le film élabore alors un nouveau complexe: celui de Stockholm. Terry Gilliam joue sans cesse sur cette étroite frontière entre la folie et la réalité. Clairement, le spectateur est amené à douter de la bonne santé mentale de James Cole.
Après tout, si cette histoire de fin du monde et de virus mortel n'était qu'une simple discordance de son esprit malade ? C'est ce que croit le Docteur Railly, tout du moins, dans un premier temps. Mais après avoir échappé à son ravisseur, elle trouve la photographie de James Cole prise durant la Première Guerre Mondiale. Cole n'est pas fou: nous sommes bien condamnés à mourir en 1996. Ensuite, le psychiatre s'est prise d'affection et même d'amour pour son kidnappeur. Voilà pour le complexe de Stockholm.
Quant au Complexe d'Icare, il renvoie au complexe de l’Homme qui ne peut voler comme l’oiseau et donc s’élever au rang des Dieux. Nous pouvons percevoir une allusion au mythe d’Icare notamment lors de la scène où l’homme qui transporte le virus doit prendre l’avion pour le disséminer à travers le monde. Cela symbolise la volonté de l’Homme de s’élever dans les airs, de s’affranchir des liens terrestres pour atteindre un domaine réservé aux Dieux.
Le savant « fou » qui possède le virus veut se rapprocher des Dieux et décider comme lui de créer ou détruire la vie sur terre. Ce savant n’est autre que l’adjoint du père de Jeffrey Goines, le docteur Fletcher.
Les scientifiques qui envoient Cole symbolisent l’orgueil et l’imprudence d’Icare. Ils veulent se soustraire au temps qui passe, changer ce qui est inéluctable avec James Cole comme instrument. Cela représente comme le mythe, cette volonté humaine de maîtriser le temps, la vie, la mort et la nature. La mort de Cole évoque la chute d’Icare qui a pris trop de risques et qui a crut que l’on pouvait se rapprocher des Dieux impunément. Cette mort représente une sanction pour les scientifiques qui ont essayé d’empêcher la réalisation d’un événement inéluctable croyant que l’homme est assez puissant pour maîtriser la vie ou la mort. Voilà pourquoi le spectateur risque d'être désarçonné par tous ces procédés et toutes ces thématiques qui visent avant tout à le destabiliser.
Ce complexe d'Icare était déjà présent dans Brazil, un autre film de science fiction réalisé par Terry Gilliam. Plus que jamais, Gilliam est fidèle à son cinéma.
Quant à la conclusion finale qui correspond aussi au début du film, et qui se focalise sur le regard d'un enfant, elle a plusieurs significations. Il s'agit de la séquence de l'aéroport, l'une des scènes clés du film, et qui fait à la fois office de réalité, de fantasme et de souvenir avec une vraie dimension onirique. L'enfant, c'est évidemment James Cole quand il était petit, quelques semaines avant les premières épidémies. La caméra de Terry Gilliam se focalise sur le regard bleu de James Cole.
Ce regard est fixé sur une scène bien précise: celle d'un homme moustachu abattu par la police et rejoint par ce qui semble être sa fiancée. Cette scène traumatisante, profondément inscrite dans le subconscient de Cole (et que ce dernier n'explique pas), va poursuivre inlassablement le héros.
Sans en avoir conscience, James Cole assiste à sa propre exécution. J'ai d'ailleurs choisi le regard de cet enfant pour commencer et pour finir cet article (la photo apparaît donc deux fois !).
Cette séquence est répétée plusieurs fois dans le film et semble être le fil conducteur de l'histoire, à savoir un scénario pris dans différents courants et entremêlé dans différents paradoxes temporels. C'est aussi pour cette raison que le spectateur sera sans doute saisi par la complexité du film.
Toujours est-il que L'Armée des 12 Singes reste avant tout une histoire d'amour... Une histoire d'amour impossible en l'occurrence. Parce que James Cole et Kathryn Railly sont emportés par les différents paradoxes, auxquels sont associés les complexes de Cassandre, d'Icare et de Stockholm, ces deux êtres sont condamnés à subir l'horloge du temps et finalement la mort.
Même à la fin, Gilliam ne laisse jamais l'espoir ou la lumière revenir vers des temps plus paisibles. Tout simplement un coup de maître dans son genre !
Alice In Oliver