Éliminé au xxe siècle de l'Europe de l'Ouest, le loup revient aujourd'hui, et avec lui l'hostilité des éleveurs et des chasseurs. Un conflit qu'il importe de bien gérer afin d'assurer à cette espèce une place dans la nature.
par Farid Benhammou
L'imbrication entre espaces naturels et espaces anthropisés n'a rien de nouveau : elle a seulement évolué. Elle était en fait bien plus grande aux xixe et xxe siècles, quand la population européenne était encore très occupée par les activités agricoles. C'est particulièrement vrai pour la France, où le monde rural a été prépondérant jusque dans les années 1930, alors qu'au Royaume-Uni et en Allemagne, le monde urbain dominait déjà. Pour leur part, les espaces ruraux de l'Italie et de l'Espagne étaient alors structurés par de grands domaines dans le cadre de rapports sociaux inégaux. Les conditions de vie des populations rurales européennes étaient rudes. Dans des pays tels que l'Allemagne, elles ont donc émigré massivement vers les villes industrielles ou vers l'étranger. À cette époque, la pression démographique et les besoins en bois de construction ou d'industrie avaient réduit les espaces forestiers à peau de chagrin, de sorte que le loup ne disposait plus que de très peu d'habitats.
Au milieu du xixe siècle, le loup a ainsi disparu de la plus grande partie de l'Europe de l'Ouest. En France, par exemple, la politique nationale d'éradication de la rage et les primes à l'abattage qui l'accompagnaient ont eu des effets redoutables pour Canis lupus. Dans les campagnes françaises, on pensait se débarrasser simplement d'un « nuisible », de sorte qu'avec la généralisation des armes à feu et du poison, la chute des effectifs était inéluctable.
Ainsi, un facteur politique – l'existence d'un pouvoir centralisé efficace sur tout le territoire français – et des facteurs techniques – la démocratisation des armes à feu et du poison – ont joué un rôle majeur dans l'extermination du loup.
À ces facteurs directs se sont ajoutés des facteurs indirects : le déboisement des milieux refuges et la disparition des grands ongulés sauvages ont incité le grand prédateur à se rabattre sur les proies domestiques, ce qui a motivé davantage encore sa destruction. La mise en place d'infrastructures de communication et de transport modernes désenclavait de plus en plus de territoires, ce qui a exposé davantage la faune, dont le loup. La pénétration des milieux et des écosystèmes, leur détérioration se sont intensifiées. En cette première ère industrielle, un réseau de chemin de fer, de routes et de chemins a recouvert progressivement l'Europe occidentale, ce qui a fragmenté et réduit drastiquement les dernières populations lupines.
Quelques dates caractérisent cette disparition progressive du principal grand prédateur européen. Le loup a d'abord disparu des îles britanniques : en Angleterre au début du xvie siècle, en Écosse en 1684 et en Irlande en 1710, ce qui a contribué à doter ces territoires d'un avantage compétitif dans l'élevage ovin. De fait, dès cette époque, ils sont réputés pour la qualité de leur laine. En Suisse, le dernier loup aurait été tiré en 1872. L'espèce lupine à disparu à la fin du xixe siècle en Belgique et en Allemagne (tout juste unifiées) après s'être réfugiée dans les forêts des Ardennes et des régions rhénanes.
Le grand prédateur s'est toutefois maintenu dans les contrées au développement industriel nul, faible ou tardif de l'Europe centrale et orientale. Dans ces régions où subsistaient les structures féodales, la vague d'extermination ne s'est propagée qu'à partir du début du xxe siècle, mais sans menacer les populations lupines.
En Europe du Nord non plus, l'élimination n'a jamais été complète. Même s'il est arrivé que les populations baissent beaucoup, les loups circulent dans tout l'espace scandinave, et leurs effectifs sont alimentés par l'important réservoir russe. Dans le Sud de l'Europe, dans les péninsules ibérique et italienne surtout, les populations ont beaucoup régressé dans les années 1970, mais la destruction n'a jamais atteint l'intensité qu'elle a eue en France.
Dans ce pays, le dernier loup aurait été abattu aux confins du Limousin et du Poitou en 1937. Mais entre cette date et le retour officiel du loup en France en 1992, des individus étaient régulièrement tués ou retrouvés morts. Il s'agissait probablement de restes de la population autochtone, des loups captifs libérés ou...
Lire la suite (Pour la Science n° 435, janvier 2014)
Farid Benhammou, est géographe et chercheur associé au Laboratoire de géographie physique (UMR CNRS 8591).