Liberté ? Fraternité ? Inégalités !
Publié le 08 mai 2014 par Pralinerie
@Pralinerie
J’ai dévoré ce livre de Jean Rohou. Une fois terminé, je
l’ai relu, annoté, commenté. J’en ai lu des passages à mes proches, j’en ai discuté, j’ai
parfois applaudi et d’autres fois pesté. Bref, l’un des objectifs déclaré de
Jean Rohou est rempli : cet essai ne laisse pas indifférent !
L’auteur part du constat que notre société est inégalitaire
et que cette inégalité réduit dangereusement la liberté des plus faibles. Ainsi,
le fameux ascenseur social semble en panne depuis plusieurs années, le mérite
permettant moins de progresser que l’héritage socio-économique et culturel.
Jean Rohou ne prône pas l’égalité à tout prix, qui à ses yeux nuirait à la
créativité, mais la juste équité. Pour cela, il examine les inégalités de notre
société.
Je vous mets le sommaire pour que vous ayez une vision des
sujets abordés :
Introduction
- Pauvres et riches : la scandaleuse
inégalité des moyens de vivre
- L’école compense-t-elle les inégalités ?
- Les inégalités sociales de santé
- Hommes et femmes : différence naturelle et
inégalités sociales
- Générations dorées, générations
sacrifiées ?
- Faibles vérités et puissants mensonges
- Etre célébré et être dédaigné
Perspectives
Le premier chapitre, qui est aussi le plus long, est dédié à
« l’inégalité fondamentale, celle qui détermine presque tous les moyens de
vivre : le quartier, le logement, la nourriture, la santé, la longévité,
l’influence sociale, la culture, la qualité de l’information et des
loisirs » : la richesse. L’auteur, qui s’excuse de tant de chiffres,
examine ce qu’est le seuil de pauvreté en France, l’augmentation du nombre de
SDF sur dix ans, qui touche le RSA et surtout, comment vivent les gens avec si
peu ; en gros, tout passe en loyer et nourriture et ces postes ne cessent
d’augmenter.
Il montre également que la pauvreté, c’est la double
peine : travail précaire (donc moins de grève parce que tout le monde
s’accroche à son travail mais du coup, moins de chances que ça change) ou
éreintant (qui vous fera tomber malade) et mal payé, petit logement dans un
quartier pas terrible et loin du lieu de travail, solitude, dénigrement…
Il nous livre des informations choquantes pour notre société
française telles que celle-ci : « Quel est votre meilleur souvenir, a
demandé le Secours populaire à des enfants auxquels il avait offert des
vacances pendant l’été 2012. Eh bien, ce n’était pas la Tour Eiffel, mais les
trois repas par jour ».
Contre cette France pauvre, il existe une (petite) France
riche, voire très riche (2,2 millions de millionnaires), celle des patrons du
CAC 40, des financiers, des footballeurs, des présentateurs télé, etc., aux
salaires scandaleux. Et là, les chiffres font tourner la tête… Les décalages de
salaires sont particulièrement hallucinants. Et cet argent appelle l’argent,
celui des intérêts et de la spéculation. Il se nourrit lui-même. Ce qui amène
notre auteur à parler des banques.
Bien entendu, il signale le poids de l’actionnariat et son
pouvoir dans les entreprises, montrant l’accroissement de la part des
dividendes (qui est peut-être lié aux bénéfices moindres des entreprises en
période de crise ?) aux dépends de l’investissement.
Ce premier chapitre, très riche, m’a particulièrement
passionnée. Et choquée. Les inégalités sont effectivement flagrantes, surtout
lorsque l’on regarde les chiffres avancés. On comprend bien combien elles
conditionnent bon nombre d’inégalités. Et sans aller jusqu’à un « complot
des riches », on émerge de ce chapitre plutôt convaincu d’une ploutocratie
qui commande à l’économie, aux médias et aux politiques.
Cependant, et c’est une critique valable pour tout le livre,
j’aurais aimé avoir des notes qui me disent d’où sortent tous ces chiffres.
L’auteur annonce qu’il n’a pas voulu alourdir la lecture par la mention
systématique de ses sources. C’est dommage car, sans source, comment croire
tout ce qu’on nous raconte. Les chiffres sont très manipulables et il est intéressant
de savoir qui les produit. Bref, cela fait un peu perdre de sa crédibilité à
l’auteur même si le propos est en soi percutant et convaincant.
L’autre défaut de ce chapitre, que l’on retrouve dans le
reste de l’essai, ce sont quelques considérations qui semblent soit naïves,
soit incongrues. Quand il nous dit que les pauvres ne bénéficient pas de
réduction d’impôt pour l’emploi d’une femme de ménage ou d’une baby-sitter
puisqu’ils ne paient pas d’impôt sur le revenu, il semble être en dehors des
réalités! Moi je paie des impôts mais je ne peux pas me permettre non plus de
prendre une femme de ménage. Et je fais mon ménage moi-même ! Et comme la
quantité de ménage à faire peut être considérée comme proportionnelle à la
surface du logement, ce n’est pas forcément l’activité la plus limitante…
Poursuivons avec l’école. Universitaire, notre auteur est
particulièrement indiqué pour analyser le système scolaire. Vous avez
certainement en tête l’image très 3e République d’une école
communale qui élève les plus pauvres jusqu’à l’Ecole Normale grâce à leur
travail méritant. Las, est-ce encore possible ? Les héritages
socioculturels sont là encore déterminants.
Je rejoins tout à fait Jean Rohou sur certains points :
il faut cesser de dédaigner les enseignements professionnels, tout aussi utiles
voire plus que les enseignements de la filière générale. Et il faut arrêter de
critiquer les profs. Qui ose s’étonner des difficultés des enseignants à se
faire respecter des élèves lorsque les parents d’élèves ne les respectent
pas ? Comment peuvent-ils transmettre et apprendre dans ces
conditions ? (Et je ne plaide pas pour ma paroisse, je ne suis pas prof).
Je pense également que l’école doit apprendre à penser et que laisser le
système scolaire se dégrader (décrochage scolaire), c’est prendre le risque
d’une société moutonnière et ignorante, facilement en proie aux politiques peu
scrupuleux.
Il propose une école qui soit plus en adéquation avec le
monde du travail, une école qui favorise l’alternance. Il signale en effet une
déconnection entre le monde des études et le monde du travail. L’enfant puis
l’adolescent grandit dans une société du loisir, où les médias encouragent à la
jouissance immédiate, déconnectée de l’effort. Quel choc de découvrir qu’il
faut travailler ! Je ne suis pas certaine que l’école seule réussisse à
inculquer le sens de l’effort mais je constate cette rupture. Combien de fois
nos parents nous ont assuré qu’en travaillant bien, nous aurions une belle vie
et nous pourrions choisir notre futur emploi. Rien de plus faux ! A
l’exception de quelques filières et grandes écoles, rares sont ceux qui
trouvent réellement un job dans le secteur qu’ils ont étudié. Et combien en
sont frustrés et aigris. Et quelle image domine notre société ? Celle du
malin qui s’en sort mieux que le travailleur (même si ce n’est pas forcément la
réalité)…
Je passerai sur les inégalités de la santé. L’auteur y met
en lumière les agissements de l’industrie pharmaceutique contre notre santé. Là
aussi, le profit est roi.
Concernant les inégalités homme-femme, je dois vous avouer
que le sujet m’intéressait peu il y a quelques années. Je voyais (naïvement) le
féminisme comme un combat d’arrière-garde de nanas hystériques. Mais plus je
grandis (enfin, je vieillis maintenant), plus je prends conscience d’inégalités
et de violences à l’égard des femmes. L’auteur rappelle que notre société a
longtemps considéré la femme comme une auxiliaire de l’homme. Aujourd’hui, encore
le viol et le regard sur la prostitution montrent combien certains hommes (et
femmes) continuent à voir les femmes comme des objets.
Superwomen, les femmes doivent être élégantes mais
sexy, bosseuses mais mères, ambitieuses mais dévouées, etc. Bref, les exigences
envers les femmes ne vont pas en s’amenuisant, bien au contraire. Et
économiquement ? Leurs salaires au même poste que des hommes ne sont toujours
pas les mêmes… Sans parler du mouvement moraliste et « naturaliste »
que dénonce E. Badinter dans Le conflit
(je vous en parle bientôt) et qui prône un dévouement total de la mère à son
enfant, qui stigmatise la mère qui travaille et plus encore la femme en couple
sans enfant. Rappelons-nous que tout n’est pas gagné pour la liberté des femmes :
la loi espagnole sur l’IVG l’a récemment montré. Et je ne m’attarderai pas sur
les débats autour du genre qui ont mis en exergue bien des déclarations
rétrogrades sur les rôles des hommes et des femmes. Bref, continuez de lire et
de méditer Le Deuxième sexe !
On passe ensuite à la question des générations sacrifiées.
C’est peut-être le chapitre le plus déprimant pour ma génération. Et là, Jean
Rohou commence par un historique très rapide des droits sociaux. Il oppose une
civilisation du travail à celle de la jouissance. Il parle aussi des retraites
et des différents régimes spéciaux, valorisant les uns aux dépens des autres
selon des critères contestables. Et ça me désole. Car en procédant ainsi, il
accentue les divisions entre les générations, entre les travailleurs et
favorise leur incompréhension mutuelle.
La question de la vérité est ensuite abordée. Dans ce
chapitre, j’ai lu plusieurs petites choses qui m’ont hérissée.
« Etudiant, enseignant-chercheur puis écrivain-chercheur,
j’ai été payé pendant toute ma vie pour traquer et répandre ce qui me semblait
vrai dans les domaines que j’étudiais. C’est un grand bonheur de vivre ainsi,
en pleine et libre sincérité. Mais, brillant élève, j’aurais pu devenir
administrateur, directeur commercial, avocat, journaliste ou homme politique…
Je frémis en y pensant. Souvent ces gens-là sont payés pour chercher la vérité
et pour la déguiser ou même la contredire ».
Voilà comment on met tout le monde dans le même panier, que
l’on divise et que l’on favorise la banalisation d’un discours généralisateur
et par là même mensonger. Ces phrases sont d’une rare violence à mes yeux
(alors que je n’appartiens pas non plus aux catégories professionnelles visées)
et le « Je frémis en y pensant » d’un dédain monstrueux. Parce que
l’auteur est universitaire, cela lui donne-t-il une omniscience qui permet de
distinguer les bons et les mauvais ? Que sait-il de ces milieux ? Je
vais tomber aussi dans la banalité en dénonçant ici l’intellectuel dans sa tour
d’ivoire, peu conscient des réalités du monde mais ce propos m’a véritablement
échaudée. La suite du chapitre est consacrée à la publicité, aux médias, aux
intellectuels, aux lobbys, etc. vendus aux plus puissants. Je ne le nie pas.
Mais je me méfie des généralisations. Et le propos tourne malheureusement au
règlement de compte avec tous ceux qui mentent et manipulent. En apportant des
exemples personnels et en attaquant un peu tout le monde, l’auteur perd de sa
crédibilité. Certes, il est difficile d’être impartial sur ces sujets. Mais l’implication
personnelle, le ton revendicatif et la condamnation de l’autre, sans la
subtilité, font perdre de sa puissance au propos. Ne valait-il pas mieux suivre
le modèle des premiers chapitres, qui présentent des chiffres et des
faits ? N’y a-t-il pas plus de force dans une description un peu naïve et
détachée des faits, qui en souligne souvent l’absurdité ou la violence au
lecteur, que dans un texte très engagé qui, au contraire, peut braquer le
lecteur ? Là, j’interroge le professeur de littérature qu’est Jean Rohou.
Je serai aussi plus critique sur le dernier chapitre dédié
au regard de l’autre. L’auteur y montre une société incivile, qui méprise
l’autre, qui exclut. En affirmant, « Les conflits entre patron et ouvriers
sont inévitables », il alimente la méfiance mutuelle et la lutte des
classes. En disant, « Est-ce seulement Mai 68 qui est responsable d’une
émancipation des jeunes que certains jugent excessive ? Je crois que c’est
surtout la pub, la télé, les jeux vidéo », il est devenu à mes yeux ce
« certains » réactionnaire. Que viennent-faire ici les jeux
vidéo ? Loin d’être tous des univers où il faut dézinguer son voisin,
beaucoup apprennent le « faire ensemble » et stimulent l’imagination.
La télé diffuse certes des âneries mais aussi des documentaires intelligents.
Quant à la pub… je n’ai rien à proposer pour la sauver. Comme le chapitre
précédent, celui-ci tape un peu sur tout le monde.
Arrivée aux perspectives qui concluent l’ouvrage, j’avais toujours
confiance dans la capacité de l’auteur à proposer des pistes d’amélioration
intéressantes. J’aime l’idée de prélever une partie des revenus les plus élevés
(vous savez, ceux qui sont scandaleux et qui ne peuvent même pas être dépensés)
des entreprises pour mieux payer les plus mal payés. Je souscris également à
calmer la libéralisation à tous crins qui met en danger salaires et sécurité.
Par contre, je ne suis pas sûre que la privatisation soit toujours une mauvaise
chose : je vois trop de fonctionnaires sans conscience professionnelle
auxquels leurs managers ne peuvent fixer aucun objectif. Ils sont aussitôt accusés
de harcèlement moral ! (Et voilà, je tombe dans le travers de l’auteur.
Promis, ils ne sont pas tous comme ça. Cela concerne quelques employés de
quelques collectivités et établissements publics).
Et là où je bondis, c’est sur la proposition d’une société
communiste. Si l’idée est belle, je croyais que les exemples russes et chinois
en avaient montré les limites pratiques. L’auteur soutient que c’est le contexte
économique et la forme du régime tyrannique qui l’ont discréditée. Il propose
ensuite une société socialiste et, je cite, « L’association d’une
propriété collective des grands moyens de production, de communication et
d’échange, et d’une propriété individuelle des petites entreprises, dans une
économie de marché qui n’aurait plus pour objet l’augmentation de la
production, de la consommation et du profit, permettrait d’atteindre ce qui
devrait être notre but : l’épanouissement humain ». Encore une fois,
c’est un bel idéal. Mais que serait cette économie de marché ? L’auteur
propose une économie solidaire et la nationalisation des grandes entreprises,
je cite, « comme elle l’ont été en 1945 ». Et de conclure sur un
petit mot optimiste sur la solidarité et l’envie de faire bouger les choses…
Je bondis, donc. Pour plusieurs raisons. La limite des
gouvernements communistes, ce n’est pas simplement la tyrannie. C’est aussi
l’homme. Une société de ce type est gérée par des hommes et comment penser que
ceux-ci viseront l’épanouissement de tous plutôt que le leur ? Dans tous
les gouvernements communistes, il y a eu les apparatchiks et les autres. Sans
me montrer complètement pessimiste quant à la nature humaine, je doute que
l’homme renonce jamais à la notion de propriété. Si ce genre d’utopie semble
fonctionner à petite échelle (secte), c’est bien souvent au bénéfice d’un seul.
Ensuite, la société socialiste, pourquoi pas ? Mais
quel moteur proposer à ces petites entreprises ? Et il me faut rappeler
qu’historiquement les mêmes causes ne produisent pas les mêmes effets. On ne
peut pas se dire que la privatisation aujourd’hui serait aussi fructueuse qu’en
1945. Bref, je suis très sceptique quant aux propositions de Jean Rohou, que
j’ai trouvées passéistes, mal adaptées à notre contexte actuel. Je ne crois pas
que l’état présent de notre société soit uniquement dû à des causes économiques,
ce point de vue me parait trop partial. Et partiel. Je crois que les causes
sont plus larges et que les leviers pour faire changer le monde sont plus
diversifiés. Je reproche également à l’auteur de se poser comme un chevalier
blanc, héritier de la lutte des classes et ne parvenant pas une seconde à
s’affranchir de cette origine. Cela rend son ouvrage parfois trop subjectif et
pas assez rationnel et analytique. J’ai noté également quelques enchaînements
d’idées incohérents, jouant sur les conjonctions de coordination pour hâter des
conclusions.
Un grand merci aux éditions Dialogues pour cet ouvrage de
Jean Rohou. Malgré mes critiques, c’est un livre que j’ai beaucoup apprécié, ne
serait-ce que parce qu’il fait réfléchir et réagir. Depuis sa lecture, je le
prête afin d’en discuter. Et, sait-on jamais, de nos discussions naîtront peut-être des idées pour l’avenir ?