Suite du précédent billet publié vendredi dernier, et qui se trouve ici.
Des critiques parfois fondées mais trop peu creusées
Dans son brouillon inventaire à la Prévert (consistant avant tout, comme nous l'avons vu dans la première partie de ce double billet, en une série d'anecdotes et d'exemples censés être démonstratifs) et sans véritable ligne directrice (autre que Wikipédia n'est pas fiable et impose une dictature culturelle d'un nouveau genre), Daniel Ichbiah effleure parfois — mais effleure seulement — un certain nombre de problèmes, et même de critiques, qui auraient pu avoir leur intérêt. À condition toutefois, et c'est là que le bât blesse, de les développer un minimum. Je suis moi-même, et ce blog en est parfois l'illustration, le premier à montrer les imperfections de Wikipédia et de son système, quand bien même j'adhère avec enthousiasme à son principe et favorise son développement. Je ne souhaite donc pas — je l'écris pour que les choses soient bien claires — m'opposer par réflexe systématique à toute entreprise de critique de ce projet que j'aime tant. Mais j'attends qu'il y ait un minimum de matière, de cohérence et d'argumentation.
C'est dommage car, par certains côtés, Ichbiah a touché de son doigt mouillé quelques-uns des principaux obstacles que Wikipédia doit surmonter pour poursuivre et accentuer son développement. Voyons cela ensemble, ami lecteur !
1. Pov-pushing et sociétés de communication
L'auteur des Nouvelles superpuissances l'a bien identifié (au travers, pour changer, d'une série d'exemples) : Wikipédia paie son ranking Google et sa fréquentation en étant la cible d'opérations destinées à altérer sa neutralité, en particulier (mais pas seulement, bien sûr) avec un but commercial. Oui, des services communication d'entreprises (parfois même de grands groupes) interviennent sur Wikipédia pour présenter leur produit et leur marque sous un jour favorable. Oui, il est fait appel, désormais, à des sociétés en communication qui proposent dans leur éventail marketing un lissage sur Wikipédia (et j'ai bien peur que les meilleurs d'entre eux aient pris soin de développer des comptes au long cours, afin de figurer comme étant des contributeurs bien implantés. C'est juste une impression en passant ...). Le montrer clairement était d'ailleurs l'un des rares mérites, pour qui s'en souvient, du fameux reportage de l'émission Envoyé spécial. Ichbiah cite les exemples les plus connus, s'appuie sur un dossier du journal Le Monde, et oublie au passage que de nombreuses sanctions ont déjà été prononcées, et que Foundation et communauté, bien conscientes de ce danger, sont au diapason pour lutter contre le phénomène. Du reste, la guerre contre la publicité et l'autopromotion est sans doute une des très rares choses qui mettent l'ensemble des contributeurs de la Wikipédia francophone, tous clans et toutes philosophies confondus, d'accord. Même les inclusionnistes les plus enthousiastes se montrent parfois très féroces, en PàS, lorsqu'ils ont le sentiment de se trouver face à une opération de communication publicitaire ... Dommage que ce point n'ait pas été relevé : Ichbiah feint de présenter comme inéluctable ce phénomène, qu'il impute naturellement à l'ouverture générale du projet à qui le souhaite, sans voir que, dans la plupart des cas, ces tentatives finissent par être découvertes et repoussées. Ou simplement revertées par la patrouille sans même être spécialement découvertes ...
En réalité, et c'est là qu'on voit que l'analyse de l'auteur, sur ce point aussi, est pour le moins superficielle, il n'est pas difficile de lutter contre la promotion et l'autopromotion basiques. Le danger n'est pas tant que Coca-Cola tente grossièrement d'expurger toute critique de sa marque sur Wikipédia, que les pov-pushers organisés sur des sujets délicats. Pour prendre un exemple pas du tout au hasard et pas du tout d'actualité : Israël et la Palestine. Je crois que peu de Wikipédiens ignorent que les articles liés au conflit israélo-palestinien sont actuellement les otages de deux groupes antagonistes bien organisés et aux points de vue assez affirmés. Le problème est que, dans ce genre de cas, on n'est pas dans du trivial (relever le pov-pushing demande des connaissances et d'analyser précisément les sources invoquées par les uns et les autres) ; et l'autre problème est évidemment l'organisation en groupe pour jouer sur l'effet de meute et détourner à son profit la règle du consensus.
En ce sens, et petite digression au passage : je reconnais qu'Ichbiah a relevé dans son chapitre, de manière périphérique, que le consensus fait plier l'exactitude, et que la forme préside dès lors au fond. Une critique intéressante, mais qu'il faut réfuter ainsi : c'est consubstantiel à l'organisation collective de Wikipédia. On ne peut pas faire autrement. Donc oui, la forme peut primer sur le fond.
Mais revenons à nos moutons. Il est évident — ça se sait, ça se murmure, ça peut se voir parfois — que, sur des sujets politiques, géopolitiques, économiques ou sociaux, des groupes idéologisés agissent en se synchronisant pour imposer par le nombre un certain point de vue. Là aussi, nous sommes en présence d'un corollaire du succès mondial du projet d'encyclopédie en ligne : sa visibilité est une bonne raison de faire œuvre de propagande. Le phénomène est autrement plus difficile à analyser, et je pense y revenir prochainement avec une enquête beaucoup plus fouillée. Reste que Ichbiah, lui, est passé à côté. Alors que s'il y a un grand danger à long terme pour la neutralité, et donc la fiabilité, de Wikipédia, c'est bien celui-là ...
2. Poids des anciens et hiérarchie subliminale
Nous l'avons vu dans la première partie : le journaliste et écrivain a une certaine tendance à voir des administrateurs partout. Surtout dans les mauvais coups. Au-delà de la théorie du complot un peu facile, il entreprend ensuite d'expliquer plus précisément comment il analyse la communauté de Wikipédia. Bon point, il relève que le poids de l'ancienneté est un avantage : "les plus influents sont les plus anciens et les plus actifs, pas nécessairement les plus experts dans un domaine spécialisé." Néanmoins, le constat (ancienneté = plus d'influence) vaut, en gros, pour toute communauté. Ou presque. On peut toujours le regretter mais il n'y a pas de quoi s'émouvoir. Hélas, il n'y a pas de développement supplémentaire sur ce point, et la critique tombe un peu à plat. Elle va ensuite devenir quelque peu ridicule ...
S'appuyant sur Wikibuster et Wikipediocracy, des sources d'une qualité extraordinaire, Daniel Ichbiah va analyser le rôle des administrateurs en leur accordant un poids démesuré. En résumé, il y aurait des administrateurs de base et des administrateurs puissants auxquels il faut "cirer les pompes" pour réussir, moucher ses contradicteurs et devenir soi-même administrateur. Il n'est pas fait mention des autres postes ayant cours sur Wikipédia (bureaucrate, arbitre, etc.), et le lecteur béotien du livre ne pourra donc pas en savoir plus. Dommage.
Cette critique caricaturale est évidemment sans intérêt. Pas plus que sa remarque sur la "cabale" des administrateurs qui "s'auto-régénère". Analyser le fonctionnement communautaire de la Wikipédia francophone aurait pourtant pu constituer — les lecteurs de ce blog ne me contrediront pas — un excellent terreau de critique analytique. Il existe des clans, des conflits, des divergences idéologiques sur Wikipédia. Qui, ces dernières années, ont sacrément pourri et ont donc pourri de plus en plus de choses. Au point qu'on peut y voir un problème, non pas pour la survie du projet (il ne faut quand même pas exagérer) mais pour sa paisible administration (n'y a-t-il pas un lien de cause à effet avec la désaffection de plus en plus prononcée de certaines pages de requêtes, pour le poste d'administrateur ou alors pour la nouvelle mise en sommeil du comité d'arbitrage (encore que ce dernier constat ne fera pas forcément que des malheureux ...) ?). Mais, pour parvenir ce constat, il aurait fallu, pour l'auteur, s'immerger, interroger, enquêter, se renseigner, bref travailler avec sérieux, abnégation et prendre du temps. Tout le chapitre montre que, de toute façon, c'est ce qui lui a clairement fait défaut.
Dernière esquisse de critique adoptée sur l'organisation communautaire : le fonctionnement en vase clos. Ou, en tout cas, avec un noyau dur à l'influence trop hypertrophiée par rapport à sa taille véritable : "seuls les gens très impliqués (les insiders) se tiennent au courant activement et votent". C'est vrai. Les prises de décision, les sondages, les pages à supprimer, les élections ... n'aboutissent qu'avec un pourcentage de participation ridicule par rapport à la masse des contributeurs actifs (et je dis bien actifs). C'est un fait : les pages communautaires sont trustées par quelques dizaines de contributeurs. Des centaines, des milliers d'autres se contentent d'ajouter du contenu dans leur coin, sans presque jamais interagir avec autrui ni participer à la vie de la communauté. Par ignorance ou par désintérêt. Il n'est pas rare de voir même des contributeurs à plusieurs milliers, ou même plusieurs dizaines de milliers, d'éditions depuis des années être de parfaits inconnus en-dehors de ceux qui partagent leurs thématiques de contribution car ils ne contribuent jamais sur les pages de projet ou le Bistro, par exemple. Ce constat est problématique (et explique peut-être la persistance de conflits au sein de ce noyau dur, à évolution trop lente donc pourrissante) mais n'a pas de solution satisfaisante : on ne peut pas pousser des gens qui, à l'évidence, sont d'abord et avant tout venus apporter du contenu à tailler le bout de gras et à s'écharper sur les apostrophes typographiques au lieu de continuer à contribuer ...
Un autre axe qui aurait pu être développé (et qui ne l'a pas été) est l'inflation législative sur Wikipédia. La multiplication des règles et des recommandations, sans parler du jargon, qui aboutit à une bureaucratisation rampante. Et explique sans doute que les insiders ne se renouvellement pas assez ni ne s'agrandissent.
3. Manque d'expertise et nouvelle phase de développement de Wikipédia
C'est aussi une critique classique. Mais celle-là est peut-être plus pertinente que d'autres. En tout cas, elle est davantage d'actualité au vu de la phase de croissance qu'a désormais atteint Wikipédia (j'y reviens par la suite) : c'est celle déplorant le manque d'experts. De spécialistes. De connaisseurs. D'universitaires. Pour démontrer sa thèse, Daniel Ichbiah nous a fait part d'un ... exemple. Bien, on commence à avoir l'habitude, après tout . Et quel exemple ... Une citation de l'ineffable Jean-Pierre Petit venu nous dire que "les portails d'astrophysique et de cosmologie sont tenus par des petits barons servis par une meute d'administrateurs." L'exemple est sans doute le plus mal choisi qui soit. Car s'il y a un domaine, au sein de la Wikipédia francophone, où justement l'expertise n'a pas fait défaut, c'est bien l'astrophysique. Et pour qui n'a pas la mémoire courte (ou est sur Wikipédia depuis assez longtemps pour l'avoir connu), on pourra se souvenir qu'en guise de "barons" et "d'administrateurs", c'est surtout à certains de ses pairs que le professeur Petit, professionnellement très controversé, s'est frotté. Sur l'astrophysique, la plupart des articles ont été réalisés par Alain Riazuelo (alias Alain r), un scientifique reconnu. Un autre contributeur très actif depuis longtemps — quoi qu'on pense de som comportement en-dehors de l'espace principal — est Meodudlye qui est astrophysicien de métier.
En réalité, l'analyse de Daniel Ichbiah aurait gagné à être affinée et nuancée. Comme j'ai déjà eu l'occasion de le dire, le deuxième principe fondateur de Wikipédia permet de faire une distinction fondamentale entre sciences dures et sciences sociales. Les premières, où l'impératif de neutralité est beaucoup moins influent, pâtit bien moins d'une invasion de contributeurs néophytes : les mathématiques, la physique, la biologie, tu connais ou tu ne peux de toute façon pas y contribuer. Et les "experts", justement, y sont présents même s'il est toujours souhaitable qu'il y en ait un peu plus encore. Les secondes, en revanches, englobent des thèmes où, typiquement, Monsieur et Madame Dugenou ont des idées bien arrêtées. Et souhaitent nous les faire partager. Conduisant à un manque de crédibilité aux yeux des universitaires ? Possible. En tout cas, c'est un fait : il y a bien moins d'historiens, de géographes ou de politologues que d'astrophysiciens parmi les contributeurs de Wikipédia.
Ichbiah n'a pas été aussi loin dans son analyse. Il n'a pas non plus compris pourquoi sa critique est un peu plus intéressante aujourd'hui en particulier. Lui reste sur le modèle Citizendium en critiquant sur le principe l'ouverture à toutes et tous du projet. Sans avoir remarqué que cette ouverture lui a permis d'en être, quantitativement au moins (qualitativement, ça dépent ...), là où il en est aujourd'hui. Et justement, c'est aujourd'hui qu'il est à la croisée des chemins. La phase d'expansion (tous les chiffres le montrent) se termine. Wikipédia doit désormais commencer celle de la consolidation. Améliorer ce qui existe, le développer, le préciser, l'affiner. Viser la qualité, et rien que la qualité. Le débroussaillage a été fait, et c'est maintenant que des personnes aux connaissances plus pointues ont vocation à les faire partager.
Les rares points positifs ...
Il serait injuste, dans mon billet, de faire l'impasse sur eux : oui, il y a quelques points positifs dans ce chapitre de Daniel Ichbiah. Non, tout n'est pas à jeter. Mais ce n'est pas dans le pamphlet ni dans l'argumentation, sans surprise, qu'on trouvera décidément quoi que ce soit de réellement intéressant (tout du moins, selon moi). Non, c'est plutôt l'information, car Daniel Ichibah en apporte, qui est à noter.
Le plus intéressant pour le lecteur qui ne connaît pas Wikipédia est sans doute l'histoire de la genèse du projet. Daniel Ichbiah, sur ce point, n'a pas commis trop d'approximations. Elle est plutôt bien retracée, ce qui permet de se faire une idée plus précise des circonstances et du contexte (Nupedia ...) de la création de l'œuvre de Jimmy Wales et Larry Sanger. Son développement, ses atermoiements initiaux, la ligne directrice à dégager. Le début de la réussite.
Le Wikipédien, lui, verra en particulier l'éclairage apporté sur les coulisses de cette histoire et de ce développement. À travers le seul témoignage intéressant du chapitre, celui de Florence Devouard, alias Anthere, ancienne présidente (française) de la Wikimedia Foundation et pionnière de Wikipédia en France. Qui n'hésite pas, notamment, à raconter par le menu l'activité de la Foundation, son nécessaire développement, le recrutement des salariés, mais aussi ses désaccords avec Jimmy Wales himself. Non, Wikipédia n'a jamais été un long fleuve tranquille, et c'est sans doute ce que l'on peut retenir de cette étude. Et le seul point d'accord que j'aurai avec son auteur.
Pour conclure
Et pour finir, répondons à l'interrogation (certes rhétorique) contenue dans le titre de ce double billet. Si Wikipédia est une superpuissance, elle ne l'est que par son audience et le poids ainsi pris sur la Toile. En témoigne son excellent référencement Google, un autre motif de critique selon Daniel Ichbiah (au passage). Audience qui est avant tout le fruit — j'ai la faiblesse de le croire — de la qualité de son contenu et de l'originalité du service proposé. Ne l'oublions pas : il s'agit d'apporter le savoir gratuitement à toutes et tous, fondement qui suscite l'enthousiasme de ses contributeurs. Enthousiasme qui est l'unique moteur, avec le modèle financier basé sur le don (presque du crowdfunding avant l'heure), du développement de ce projet.
Au final, j'ai le sentiment que le vrai reproche essentiel que Daniel Ichbiah fait à Wikipédia, c'est d'être le reflet de la société d'aujourd'hui. Numérique, réactive, instantanée et participative. Une société qu'il a du mal à apprivoiser, aussi tire-t-il, par conséquent, sur les émetteurs les plus visibles. La seule superpuissance qui s'oppose à lui, finalement, c'est celle de sa propre incompréhension.