J'avais trouvé ce début drôle, intelligent, jubilatoire même.
C'est l'histoire d'un prof de philosophie un peu perdu dans sa vie. Ni heureux ni malheureux. Etienne Fusain mène une vie médiocre qui ne lui convient pas mais il n'a ni l'ambition ni le courage d'en changer ... jusqu'à ce qu'un graffiti banal vienne tirer la sonnette d'alarme chez ce philosophe en mal de vivre, en mal d'identité. Forcément, la première question philosophique que se pose l'homme est "qui suis-je". En tant que philosophe, notre professeur Fusain n'aura pas besoin de chercher trop longtemps la réponse puisqu'elle arrive rapidement, gravée à l'encre rouge d'un bic sur un bureau d'élève:
Après avoir fait un inventaire de ses regrets passés ("Il écrivit sur le bord de la nappe en papier les mots souhaitables. Juste le temps de lire et des les froisser entre ses doigts: "Etienne regrette""), il va vouloir donner un coup de pied dans sa vie bien établie pour ne plus avoir à regretter.
Le chemin ne se fera pas seul puisqu'il sera accompagné par son meilleur ami qui lui servira de "guide" spirituel: Denis Larbeau, médecin légiste. Le philosophe, qui se trouve du côté de la vie puisqu'il a fondé une famille, côtoie en permanence la jeunesse, ressent un mal de vivre considérable alors que Larbeau qui se trouve en permanence confronté à la Mort et aux morts mène une vie légère et détachée.
Notre héros/anti-héros ressemble quelque peu au Meursault de Camus complètement inerte au début face à la mort, à la vie, à sa propre mort. Il suffit qu'il ne lui reste plus de temps à vivre pour regretter de n'avoir pas vécu. Ce n'est qu'au seuil de sa mort que Meursault comprend l'urgence de vivre et son amour pour l'existence. Etienne est moins tragique mais il a quand même quelques traits camusiens... Il n'a plus d'appétit de vivre. Il est plus dans une situation léthargique que dépressive comme le lui rappelle son meilleur ami Larbeau: "Pour faire une dépression, il faut des perspectives. Une espérance de vie suffisante pour mettre à plat le passé, se reconstituer. La dépression est une étape sur un chemin de vie. - Et mon chemin de vie, tu le vois comment?- Parcouru, Etienne. [...]- Donc toute tentative de dépression serait...- Inutile."
Petit détour par les noms chargés symboliquement: Etienne Fusain: le mot "fusain" montre effectivement la toute-puissance du langage, des signes linguistiques et notamment du tag qui sera le déclencheur d'émotions du personnage. Le tag n'est certes pas inscrit au fusain mais au bic rouge.
Larbeau: rappelle Valéry Larbaud qui est explicité dans la citation préambulaire du roman:
Grand biographe, traducteur et romancier. Il a eu une influence considérable dans la création de la NRF en décortiquant la façon dont il fallait écrire après la guerre, ce qu'il fallait dire dans les romans. Il montré la vanité de l'écriture par rapport à l'existence même; et c'est ce que dit le personnage de Sénanque au protagoniste: "Les choses importantes, c'est celles qu'on a réalisées". Il rajoute que l'écriture n'est rien.
Sénanque s'est sûrement inspiré aussi de l'existence de Larbaud qui a été touché par une hémiplégie et une aphasie: comment vivre sans bouger ni parler? Il faut profiter de l'intégralité de nos facultés, faire ce qu'on a affaire avant qu'il ne soit trop tard, semble nous conseiller Antoine Sénanque.
Condillac: Le directeur du lycée. C'est aussi un philosophe: Etienne Condillac. Double référence amalgamée. Condillac défendait la thèse du sensualisme selon laquelle les Idées émanaient avant tout de l'expérience des sens et du corps. Outre le sensualisme, Condillac était un fervent adepte du nominalisme (la vision de Saussure sur l'arbitraire du signe; les noms ne sont que des étiquettes. La chose précède le mot.) STOOOOP! Je m'arrête là car une fois lancée sur le vaste et intéressantissime sujet de la Linguistique je me mets en mode fusée et on ne m'arrête plus. Pour résumer, on comprend bien l'importance du "mot" et de "la chose", de la prégnance du langage et de la dénomination des éléments pour Etienne Fusain qui mesure le poids des mots et leur portée. Ensuite, c'est la philosophie sensualiste qui prend le pas avec les expériences charnelles, sensuelles, sensitives vécues durant cette parenthèse extraordinaire.
Quelques références explicites: Epictète: Figure emblématique philosophique puisqu'il questionne en permanence le sens de l'existence à l'instar des personnages d'Antoine Sénanque: "Que dois-je faire?", "Comment être heureux?" "Il fallait donc que le bonheur n'arrive qu'une seule fois. L'avait-il connu, le vrai bonheur? Le bonheur maximal. [...] Peut-être n'utilisait-on qu'une toute partie du bonheur disponible."
C'est un roman formidable qui, malgré son poids philosophique fort, n'ignore pas les ressorts romanesques. On apprend beaucoup avec ces personnages. Les piqûres de rappel philosophiques -ou découvertes- sont autant de qualités qui se dégagent de l'écriture d'Antoine Sénanque qui mérite grandement une récompense pour cette œuvre qui peut parler à tous: quel que soit le moment de notre vie. Si des Terminales se sont retrouvés par le plus grand des hasards sur ce blog, filez lire ce bouquin!!!! L'épreuve de philo approche... Ce roman ne pourra que vous aider! Foncez jeunes gens!