Suite à une émission de La Grande Librairie de François Busnel, j'avais téléchargé un extrait du roman d'Antoine Sénanque: Etienne regrette.
J'avais trouvé ce début drôle, intelligent, jubilatoire même.
C'est l'histoire d'un prof de philosophie un peu perdu dans sa vie. Ni heureux ni malheureux. Etienne Fusain mène une vie médiocre qui ne lui convient pas mais il n'a ni l'ambition ni le courage d'en changer ... jusqu'à ce qu'un graffiti banal vienne tirer la sonnette d'alarme chez ce philosophe en mal de vivre, en mal d'identité. Forcément, la première question philosophique que se pose l'homme est "qui suis-je". En tant que philosophe, notre professeur Fusain n'aura pas besoin de chercher trop longtemps la réponse puisqu'elle arrive rapidement, gravée à l'encre rouge d'un bic sur un bureau d'élève:
Ce n'est pas tant l'insulte qui le gêne mais le point final qui montre que tout a été dit et surtout le verbe: ETRE. C'est l'adjectif qui le qualifie, pire, qui le détermine en tant qu'homme. C'est son identité. Ce genre de tag insultant est complètement banal dans ce métier. Quand un élève insulte un prof, il vise la fonction de prof pas l'être qu'il est. Pourtant, Etienne le prend pour lui, au plus profond de son être.
Après avoir fait un inventaire de ses regrets passés ("Il écrivit sur le bord de la nappe en papier les mots souhaitables. Juste le temps de lire et des les froisser entre ses doigts: "Etienne regrette""), il va vouloir donner un coup de pied dans sa vie bien établie pour ne plus avoir à regretter.
Ne pas regretter, ne pas réfléchir mais agir même si cela implique de quitter femme et enfant, de mettre entre crochets un pan de vie pour vivre autre chose, autrement, ailleurs...cette fameuse "parenthèse exquise"."En attendant le retour de son ami, il ne fallait pas penser. D'ailleurs, le présent ne pouvait pas être pensé. Chaque instant réfléchi devenait du temps sur lequel il se retournait. Sa conscience était une grosse machine à faire du passé. Mais en quittant tout à l'heure son appartement sous les ailes des pigeons, il avait eu le sentiment que cet instant-là avait été vécu, comme cette cigarette, fumée sans qu'il y manque rien de lui-même."
Le chemin ne se fera pas seul puisqu'il sera accompagné par son meilleur ami qui lui servira de "guide" spirituel: Denis Larbeau, médecin légiste. Le philosophe, qui se trouve du côté de la vie puisqu'il a fondé une famille, côtoie en permanence la jeunesse, ressent un mal de vivre considérable alors que Larbeau qui se trouve en permanence confronté à la Mort et aux morts mène une vie légère et détachée. Ces deux amis vont donc ouvrir une "parenthèse inattendue", vivre dans une sorte de "hors temps" qui concentre l'essence même de la vie, de la jouissance existentielle. Cette parenthèse sera intense notamment avec la relation triangulaire que les deux amis entretiendront avec Lilly une experte en relation charnelle qui fera monter le désir jusqu'à son paroxysme chez nos deux acolytes, devenus transitoirement "alcooliques." Durant cet apprentissage de la vie, le philosophe couard et indolent du début mettra progressivement à l'épreuve sa vaillance et son héroïsme. Il ambitionnera de frôler la mort pour ressentir l'urgent désir de vivre.Vivre dangereusement c'est vivre intensément. Plus une vie est périlleuse, plus elle est intéressante. "Quand je t'ai recueilli, tu n'étais qu'un petit prof de philo dépressif parce qu'un élève t'avait traité de con. Et là, tu joues héros de la Résistance avant la Libération, il y a quand même des nuances."
Notre héros/anti-héros ressemble quelque peu au Meursault de Camus complètement inerte au début face à la mort, à la vie, à sa propre mort. Il suffit qu'il ne lui reste plus de temps à vivre pour regretter de n'avoir pas vécu. Ce n'est qu'au seuil de sa mort que Meursault comprend l'urgence de vivre et son amour pour l'existence. Etienne est moins tragique mais il a quand même quelques traits camusiens... Il n'a plus d'appétit de vivre. Il est plus dans une situation léthargique que dépressive comme le lui rappelle son meilleur ami Larbeau: "Pour faire une dépression, il faut des perspectives. Une espérance de vie suffisante pour mettre à plat le passé, se reconstituer. La dépression est une étape sur un chemin de vie. - Et mon chemin de vie, tu le vois comment?- Parcouru, Etienne. [...]- Donc toute tentative de dépression serait...- Inutile."
Outre cette histoire sur le questionnement philosophique, spirituel et humain, le roman prend tout à tour la forme d'un récit initiatique à l'image de l'existence mais aussi d'un essai à tendance philosophique. l'auteur dissémine des références et des thèmes philosophiques au fil des pages. le lecteur devenu ainsi Petit Poucet ramasse les pierres philosophiques pour comprendre le sens et l'essence même de la vie: non seulement dans la façon humaine de la concevoir spirituellement et intelligiblement et de l'éprouver sensiblement et charnellement.
Petit détour par les noms chargés symboliquement: Etienne Fusain: le mot "fusain" montre effectivement la toute-puissance du langage, des signes linguistiques et notamment du tag qui sera le déclencheur d'émotions du personnage. Le tag n'est certes pas inscrit au fusain mais au bic rouge.
Larbeau: rappelle Valéry Larbaud qui est explicité dans la citation préambulaire du roman:
Grand biographe, traducteur et romancier. Il a eu une influence considérable dans la création de la NRF en décortiquant la façon dont il fallait écrire après la guerre, ce qu'il fallait dire dans les romans. Il montré la vanité de l'écriture par rapport à l'existence même; et c'est ce que dit le personnage de Sénanque au protagoniste: "Les choses importantes, c'est celles qu'on a réalisées". Il rajoute que l'écriture n'est rien.
Sénanque s'est sûrement inspiré aussi de l'existence de Larbaud qui a été touché par une hémiplégie et une aphasie: comment vivre sans bouger ni parler? Il faut profiter de l'intégralité de nos facultés, faire ce qu'on a affaire avant qu'il ne soit trop tard, semble nous conseiller Antoine Sénanque.
Condillac: Le directeur du lycée. C'est aussi un philosophe: Etienne Condillac. Double référence amalgamée. Condillac défendait la thèse du sensualisme selon laquelle les Idées émanaient avant tout de l'expérience des sens et du corps. Outre le sensualisme, Condillac était un fervent adepte du nominalisme (la vision de Saussure sur l'arbitraire du signe; les noms ne sont que des étiquettes. La chose précède le mot.) STOOOOP! Je m'arrête là car une fois lancée sur le vaste et intéressantissime sujet de la Linguistique je me mets en mode fusée et on ne m'arrête plus. Pour résumer, on comprend bien l'importance du "mot" et de "la chose", de la prégnance du langage et de la dénomination des éléments pour Etienne Fusain qui mesure le poids des mots et leur portée. Ensuite, c'est la philosophie sensualiste qui prend le pas avec les expériences charnelles, sensuelles, sensitives vécues durant cette parenthèse extraordinaire.
Quelques références explicites: Epictète: Figure emblématique philosophique puisqu'il questionne en permanence le sens de l'existence à l'instar des personnages d'Antoine Sénanque: "Que dois-je faire?", "Comment être heureux?" "Il fallait donc que le bonheur n'arrive qu'une seule fois. L'avait-il connu, le vrai bonheur? Le bonheur maximal. [...] Peut-être n'utilisait-on qu'une toute partie du bonheur disponible." La philosophie d'Epictète repose sur la liberté et la volonté. Tu es libre de faire ce que tu veux, encore faut-il le vouloir. Il y a ce qui dépend de nous: nos opinions, nos pensées, nos représentations, nos désirs. Et, ce qui n'en dépend pas: le corps, la beauté, la santé, la richesse. Hors de nous, rien ne peut être bon ni mauvais, ni utile ni nuisible: tout est indifférent. A un moment donné le personnage de Larbeau déclare que l'homme meurt parce qu'il le veut. Il pourrait ne pas mourir... des révélations qui laissent les phobiques de la mort dans un état de fantasme et d'espérance... "Il serait tout à fait normal que notre disparition nous fasse si peur, si elle était une nécessité évolutive. Sa non-acceptation est la preuve qu'elle n'est ni obligatoire, ni prévue. La mort est donc une activité humaine. Les maladies ne sont ni des fatalités, ni des punitions, mais des consentements. [...] La mort est le fruit d'une décision, Etienne, aussi étrange que cela puisse paraître."Spinoza: Philosophe qui mise sur la Liberté et le bonheur. Il place au centre de sa philosophie le concept de Libre-Arbitre: l'homme est libre de penser: il est à l'origine de son bonheur. Quelques concepts défendus tour à tour par Larbeau d'abord puis par Etienne ensuite.
C'est un roman formidable qui, malgré son poids philosophique fort, n'ignore pas les ressorts romanesques. On apprend beaucoup avec ces personnages. Les piqûres de rappel philosophiques -ou découvertes- sont autant de qualités qui se dégagent de l'écriture d'Antoine Sénanque qui mérite grandement une récompense pour cette œuvre qui peut parler à tous: quel que soit le moment de notre vie. Si des Terminales se sont retrouvés par le plus grand des hasards sur ce blog, filez lire ce bouquin!!!! L'épreuve de philo approche... Ce roman ne pourra que vous aider! Foncez jeunes gens!