L’anthologie d’aujourd’hui a pour but de faire connaître le beau travail de mise en ligne de l’œuvre poétique complète de Benjamin Péret, sur le site Mélusine, par Henri et Sophie Béhar.
VENT DU NORD
À minuit au bord des rivières de bitume
j’ai vu l’ombre d’un soleil en bois qui sifflait un air de
carrière inexploitée
tout en boitant
à droite de sa locomotive sortant de la gare
et à gauche de son bateau de pêche rentrant vide au port
Je la suivis à travers les cultures d’adverbes revenus à l’état
sauvage
trébuchant contre des monuments élevés à la mémoire des
bonbonnières
qui clignaient de l’œil comme des putains
Parfois des bretelles en tenue d’évêque ou des assiettes à
soupe toutes tremblantes
m’arrêtaient d’une question relative à la destinée de l’homme
moderne
J’y répondais d’un sourire et d’un coup de scie
mordais ma langue pour éclairer ma route
et reprenais la poursuite au milieu de conversations en
allemand
qui sortaient des taupinières où l’on devinait l’éclosion des
immortelles
Des cervelles pétrifiées et respirant à peine un air chargé de
mousse
aux falaises de bouches délicatement peintes en baiser
l’ombre frissonnante de la dame de trèfle roulée par les
vagues de la lune égarée entre les nuages
d’où elle émergeait ses deux bras en fils télégraphiques
peuplés d’hirondelles
qui jouaient une scène de la Dame aux camélias
avec son corps de savane qu’un incendie clôt à l’horizon
me conduisit par sauts qualitatifs d’une aune chacun
qui m’obligeaient à fendre de la hache de ma tête
mille cloisons
tantôt de farine où glissaient des cygnes sans tête portant un
parapluie ouvert
tantôt de voiles de veuve où cheminaient des nautiles
qu’effrayaient des bruits de porte claquant dans des
courants d’air
toute une nuit à peine pubère
Jusqu’aux plages où des chimistes en une file longue comme
une boule qui ne tourne pas
analysaient une mer enceinte d’une chemise brodée
d’oronges vineuses
gonflées jusqu’à éclater d’enthousiasme
pour l’ombre de la dame de trèfle à peine visible
dans les sept soleils qui sonnaient l’heure du petit déjeuner
en ouvrant leur corolle à leur propre lumière
s’envolant dans la brise qui s’échappait des marronniers en
fleurs
faisant les cent pas autour d’un tire-bouchon
extrait de À Tâtons, 1946, source
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LE MALADE IMAGINAIRE
Je suis le cheveu de plomb
qui tombe d’astre en astre
et deviendra la comète
qui te détruira dans un an et un jour
Maintenant il n’y a ni jour ni année
il y a une plante impeccable
dont tu voudrais être l’égal
Pour être l’égal des plantes
il faut être grand dans la vie
et solide dans la mort
Or je suis seul immobile et muet comme un astre
les pieds baignant dans les nuages
qui comme autant de bouches
me condamnent à rester parmi les êtres immobiles
désespoir des plantes
Pourtant un jour les liquides révoltés
jailliront vers les nuages
armes meurtrières
maniées par des femmes bleues
comme les yeux des filles du nord
Et ce jour-là sera dans un an et un jour
extrait de Le Grand Jeu, 1928, source
Benjamin Péret dans Poezibao :
bio-bibliographie, extrait 1
N.B Sur le même site, on peut trouver aussi les œuvres complètes de René Crevel