Hilary Mantel, double
lauréate du Booker Prize en Grande-Bretagne, arrive au format de poche en France avec le premier volume de la trilogie romanesque qu’elle consacre à l’époque
d’Henri VIII, à travers surtout le personnage de Thomas Cromwell, acteur majeur
de la Réforme anglicane au 16e siècle. Ce n’était pas son premier
livre publié en France mais, jusqu’à celui-ci, elle n’avait pas provoqué d’enthousiasme
excessif. Le Conseiller, placé pour
ce tome initial Dans l’ombre des Tudors,
lui vaut maintenant une réputation dont il fallait vérifier dans le texte sur
quels arguments elle repose.On peut déjà dire que
cette réputation n’est pas usurpée. Il s’agit d’un grand roman historique dans
lequel on plonge, malgré tout, avec un peu de crainte. Sa dimension et notre
méconnaissance des détails de l’Histoire britannique pouvaient laisser présager
une réaction indifférente à des débats qui, au fond, nous concernent bien peu.
Mais l’écrivaine se fait historienne et biographe en utilisant toutes les
ressources de la fiction. Dans une brève postface qu’elle intitule « L’arithmétique
de la romancière », elle commence par prévenir : « Thomas Cromwell est une énigme. » Des pans entiers de
sa biographie restent en effet inconnus et il s’est lui-même peu livré dans ses
écrits. « Pour un romancier, cette
absence de matériel intime est à la fois un problème et une chance. »
La chance, par exemple, d’ouvrir sur un chapitre où le jeune Thomas, pas encore
15 ans, se fait copieusement étriller par son père, un forgeron d’une extrême
brutalité, dans le roman du moins. Plutôt que de continuer à subir ses colères,
Thomas s’enfuit et travaille sur un bateau qui traverse « la mer
étroite », c’est-à-dire la Manche, puis en Europe d’où il reviendra formé
au commerce et aux chiffres.Ensuite commencera la
part de sa vie mieux connue, ce qui n’empêche pas Hilary Mantel d’y ajouter de
la chair et du sang, du rire et des larmes. On meurt beaucoup dans l’Angleterre
de ce temps-là, les épidémies font rage et aucune famille n’y échappe, même
dans les milieux proches du pouvoir : la femme de Cromwell tombe malade,
meurt, une fille suivra le même chemin. La vie est une chose fragile et soumise
aussi à des règles strictes. On peut être exécuté pour avoir été en possession
d’un livre interdit – ils sont nombreux – ou pour avoir dit des choses qu’il ne
fallait pas. Comme c’est le cas, après tout, encore aujourd’hui dans certains
pays…Thomas Cromwell fait son
chemin dans les allées et les contre-allées du règne. D’abord couvé par le
cardinal Thomas Wosley (les Anglais semblaient manquer d’imagination pour les
prénoms : les Thomas abondent), il se rapproche du roi et, de financier,
devient législateur. La reine Catherine, bientôt évincée, peut dire : « Jusqu’à présent maître Cromwell avait
un don pour prêter de l’argent, mais il s’est également découvert un don pour
la législation ». Elle aura tout loisir de le vérifier quand Cromwell
sera un des artisans de l’annulation de son mariage avec le roi Henri. Rome
refuse cette annulation ? Que nous importe Rome ! Le roi devient le
chef de l’Eglise anglaise et peut épouser la capricieuse et ambitieuse Anne
Boleyn. A quoi tient une réforme – pardon, une Réforme !Dans l’ombre des Tudors est un livre d’une exceptionnelle densité à
travers lequel Cromwell franchit allègrement le quasi demi-millénaire qui nous
sépare de lui. Il s’invite dans nos têtes, il y pense, il manœuvre sur le
terrain politique sans oublier ce qui fait la valeur d’un homme (son humanité),
il conseille, puisque c’est son rôle, en gardant à l’esprit le bien de son
pays. S’il se trompe, c’est de bonne foi.La suite, Le Conseiller 2. Le pouvoir, aété traduite récemment. C'est encore mieux. Du coup, on espère beaucoup du troisième et dernier volume, à paraître quand Hilary Mantel aura fini de l'écrire.