La police filmée quand elle s'en prend au lieu de vie des sans-abris

Publié le 07 mai 2014 par Asse @ass69014555

Entraides-Citoyennes s'attache depuis sa création à la défense du lieu de vie des sans-abris.

Ce n'est pas une chose facile car même si on nous rapporte chaque semaine des faits ignobles de confiscation et de destruction des derniers biens des personnes qui vivent à la rue, il est rare que nous puissions disposer de preuves tangibles de ces agissements, qu'ils soient imputables à la police ou à des particuliers.
Aujourd'hui, nous détenons la preuve de tels agissements filmés dans la rue, en plein jour, devant témoins.

Nous connaissons bien la famille que la police dépuille de ses biens. Ils sont quatre : les parents (le papa est inscrit depuis peu à Pôle emploi) et les enfants âgés de 10 et 15 ans (en cours d'inscription à l'école) ne sont pas bruyants, ne dégradent pas leur environnement et n'ont qu'un défaut : avoir quitté la Roumanie où leurs conditions de vie étaient désastreuses pour tenter de venir en Europe, en France, tenter de se construire un avenir...

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Mediapart - Carine Fouteau

S’emparer du bien d’autrui est généralement considéré comme un vol. Sauf, manifestement, quand il s’agit des affaires appartenant à des personnes vivant à la rue. Mediapart s’est procuré une vidéo tournée à Paris le 2 avril 2014 au matin, montrant trois agents de police encerclant une famille au coin de la place de la République et de la rue du Faubourg-du-Temple. Les représentants des forces de l’ordre sont debout, en tenue bleu foncé réglementaire, écusson « Police » dans le dos, rangers et pistolets au ceinturon. À leurs pieds, un grand matelas sur lequel gisent quelques vêtements, un ours en peluche, des oreillers et une couverture en acrylique.

Un garçon, bonnet enfoncé sur la tête, est accroupi. Il a l’air de relacer ses chaussures ou de rassembler des objets. À ses côtés, un homme, une femme et une jeune fille sont courbés vers le sol en train de remballer précipitamment ce qui se trouve par terre et sur le matelas. Ils disposent pour tout bagage de quatre petites valises et d’un sac de courses. Le garçon se lève, s’empare de sa trottinette et se met à l’écart. Les plus grands continuent leur rangement.

À peine le matelas est-il débarrassé des affaires qui le recouvrent qu’un des policiers le saisit. Ses mains ne touchent pas l’objet préempté, il revêt des gants en cuir ou en caoutchouc noir. La dame tente de retenir le matelas, mais le policier ne le lâche pas. Il part avec son butin, en le tirant derrière lui. Un de ses collègues, également ganté, l’aide à le transporter jusqu’à une camionnette blanche banalisée. Le troisième policier a gardé ses mains dans le dos pendant presque toute l’opération. Il surveille les alentours. L’une des dernières images de la vidéo montre deux des policiers se serrant la main. Ils se séparent, l’un monte dans la camionnette avec le troisième agent, l’autre part dans une voiture de la police nationale. Les véhicules démarrent et s’en vont.

 

Les trois hommes ont des tenues légèrement différentes. Ils pourraient dépendre de la Brigade d'assistance aux personnes sans abri (Bapsa), supposée venir en aide, comme son nom l'indique, aux plus démunis. Mais la préfecture de police de Paris, sollicitée par Mediapart, a refusé d'identifier le ou les services en cause. Elle n'a pas non plus répondu aux questions que nous lui posions sur les motivations et le cadre légal de cette intervention.

Tout s’est déroulé en moins de deux minutes. Pendant ce laps de temps, aucun passant ne s’est arrêté. Certains ont regardé la scène, beaucoup se sont retournés, mais personne n’a interpellé les policiers. Le matelas était installé non loin d’une des sorties du métro République, à proximité d’un jeune homme distribuant des journaux gratuits. Tout semble avoir eu lieu dans le calme. La famille qui vient de se faire déposséder de son bien ne bronche pas. Les policiers agissent sans recourir à la violence physique : ils ne hurlent pas, ne menacent pas, ne bousculent pas. À aucun moment, ils ne touchent les personnes. La femme continue de ranger. Elle ne tourne pas la tête pour voir où le matelas est emporté. Le petit garçon, l’homme et la jeune fille regardent, eux, leur lit partir, bouche bée, comme résignés. La famille n’a pas été expulsée, le gobelet disposé pour recueillir des pièces de monnaie est resté à son emplacement, mais le matelas a disparu. 

 

De l’absence de réaction des passants et de l’apparente tranquillité des policiers ressort une impression de routine, de banalité. La scène toutefois se déroule aux marges de la légalité. Les forces de l’ordre ne sont pas autorisées à s’emparer du bien d’autrui sans motif. Installé à un endroit où le trottoir est large de plusieurs mètres, le matelas n’obstruait pas le passage. L’ordre public n’était visiblement pas menacé. Les personnes assises dessus n’étaient pas non plus en danger, même si le fait qu’elles vivent dans la rue est le signe d’une extrême précarité. Des « nuisances » (bruit, insalubrité) ont pu être signalées par des voisins. Pourtant, il n’y a pas d’appartements dans les alentours. Les bagages avaient été posés au dos de bâtiments administratifs sans porte d’entrée sur cette façade, et en face de commerces fermés le soir.

 

Deux principes s’entrechoquent : le droit de propriété versus le droit d’occuper le domaine public. Avocat spécialisé en droit administratif, Lionel Crusoé, appelé à défendre des personnes vivant dans des bidonvilles, conteste le fondement juridique de cette intervention policière. Il rappelle le principe de la liberté d’utilisation de la voie publique tout en soulignant que les usagers sont supposés utiliser cet espace « de manière conforme à la destination de l’ouvrage ». Un trottoir, autrement dit, est principalement conçu pour circuler. S’y installer peut être considéré, en droit, comme une privatisation. Il existe néanmoins, insiste l’avocat, une tolérance à l’égard des sans-abri, confirmée par la justice administrative, notamment lorsque l'occupation est paisible et qu'elle ne compromet pas la circulation. Dans ce cadre, l'occupant a toujours le droit au respect de ses biens. La confiscation paraît donc problématique. « Aucun fondement légal ne semble, dans ce cas, autoriser cette saisie », selon lui. Un matelas, en outre, est un objet spécial. « Au droit de propriété s’ajoute le droit à une vie privée et familiale normale : malheureusement la rue est, pour beaucoup, un lieu de vie et, par cette confiscation, on touche à l’intimité », note-t-il. Sans oublier la dignité de la personne humaine : « Retirer leurs affaires à des individus qui ne possèdent quasiment rien est indéfendable surtout quand on leur retire un lit sans leur proposer d'accompagnement en vue d'un hébergement ou de logement. »

 

La présidente de l’association Entraides citoyennes, Sylvie Lhost, invoque elle aussi le droit à la protection de l’intimité de la vie privée (article 9 du code civil et article 8 de la convention européenne des droits de l’Homme), à appliquer avec d’autant plus de fermeté que la personne est vulnérable. Le domicile, souligne-t-elle, est protégé comme lieu d’intimité par le code pénal (articles 226-4 et 432-8). Or, les jurisprudences française et européenne, rappelle-t-elle, proposent une vision extensive du domicile, celui-ci étant défini comme le lieu où la personne s’est installée pour vivre, quelle que soit la légalité de son occupation. Mais, le plus souvent, constate-t-elle, les forces de l’ordre ne vont pas si loin dans leur argumentaire : pour justifier la confiscation, elles mettent en avant le régime applicable aux « encombrants » et aux « déchets ». Pour Lionel Crusoé, cette interprétation est illégitime à partir du moment où le bien n'est pas à l'abandon et reste utilisé par ses propriétaires. « Ce phénomène de confiscation n'est pas rare. On pourrait, en fonction des circonstances, avancer sur le terrain du vol, estime-t-il. La confiscation d’un bien sans raison, sans autorisation et en abusant de la faiblesse du propriétaire entre dans le domaine de la qualification pénale du vol », insiste-t-il.

 

Comme le montre la vidéo, les personnes elles-mêmes ne sont pas « invitées » à circuler. Mais une photo prise le 27 avril 2014 à quelques mètres témoigne du fait que la même famille est cette fois-ci délogée de son bout de trottoir. Pour « procéder à des évictions » selon le terme utilisé dans le jardon policier, les bases légales sont là encore branlantes. Elles supposent, en tout état de cause, que le juge administratif ait été saisi et qu’il ait statué (sauf en cas de « trouble grave » à la sécurité, à la tranquillité ou à la salubrité publiques, selon l’article L. 2212-2 du code général des collectivités territoriales). En France, la mendicité n’est pas interdite (ce délit a été supprimé en 1994). Sauf dans certaines zones désignées par arrêtés municipaux – la place de la République n’est pas concernée. Sauf en cas de mendicité « agressive ». Mais le gobelet laissé en place par les policiers (voir la vidéo) prouve que le « problème » n’était pas là. La présence d’un enfant était-elle en cause ? Le fait de maintenir un mineur de moins de six ans sur la voie publique « dans le but de solliciter la générosité des passants » est contraire à la loi à partir du moment où cette situation compromet sa santé, selon l’article 227-15 du code pénal introduit par la loi Sarkozy de 2003. L’enjeu était semble-t-il ailleurs, sinon les fonctionnaires se seraient gardés de retirer à la famille le seul objet qui lui permet de ne pas s’asseoir à même le sol.

 

Quel que soit le but recherché, ces pratiques ne sont pas sans conséquence. En fragilisant, si c’est possible, l’univers des personnes, elles les incitent à partir d’elles-mêmes. Une politique de la dissuasion et de l’auto-expulsion se met en place, sans que cela soit explicitement formulé, ou rarement comme dans le cas de la récente note interne du commissariat du VIe arrondissement de Paris, retirée après la polémique suscitée par sa diffusion, qui demandait aux policiers d’« évincer systématiquement » les « familles roms » du secteur.

 

Le message passe : ces personnes se savent non désirées, rejetées. Mais où aller ? Les dispositifs d’hébergement d’urgence, sous la responsabilité de l’État, étant saturés, elles décrochent au mieux quelques nuits d’hôtels, avant de se retrouver de nouveau à la rue. Les policiers ne l'ignorent pas. Tenter de les renvoyer définitivement dans leur pays d’origine ? En tant que ressortissants européens, les Roumains et les Bulgares peuvent être expulsés hors de France s’ils y résident au-delà de trois mois sans « ressources suffisantes ». Mais rien ne les empêche de revenir quelques semaines plus tard. Les forces de l’ordre parent donc au plus pressé. À la recherche de visibilité de leur action, notamment en direction des voisins et commerçants susceptibles de déposer des plaintes, elles recourent à des tracasseries du type de celles montrées dans la vidéo et sur la photo.

 

Certains observateurs parlent de harcèlement car ces comportements policiers ne sont pas rares. Lors d’une série d’entretiens réalisés par Mediapart à l’automne dernier, plusieurs familles roms vivant autour de la place de la République avaient fait état de colère mêlée de peur à l’égard des forces de l’ordre, qui, disaient-elles, les maltraitaient. Elles évoquaient des rondes matinales visant à les réveiller, des coups de pied dans les matelas et des injures. Un des hommes séjournant dans les parages avait montré sur son téléphone portable les photos qu’il avait prises de policiers embarquant leurs bagages et les portant dans une benne à ordures publique. Ces méthodes ne sont pas réservées aux personnes identifiées comme roms par les forces de l’ordre. Quelles que soient leur nationalité ou leurs origines, de nombreux SDF s’en plaignent.

 

Au Groupe d'information et de soutien des immigrés (Gisti), Claudia Charles regrette le peu de jurisprudence sur le sujet. « Les policiers n’ont pas le droit de s’emparer des affaires personnelles. Nous sommes face à la même problématique lors des expulsions de campements au cours desquelles les affaires des personnes sont détruites », remarque-t-elle. L’association Entraides citoyennes a récemment lancé un appel à témoin dans l'espoir que des procédures judiciaires soient engagées. Plusieurs types de demandes pourraient être formulés selon Sylvie Lhost : la restitution des biens, le versement d’une provision pour remplacer le matériel, ou, lors de la destruction de ce qui fait le lieu de vie, l’exigence d’un hébergement d’urgence. « Ce pourrait être très dissuasif pour l’État : toute destruction de biens serait suivie d’un référé avec demande d’hébergement. »

 

Dans la situation exposée par la vidéo, le matelas a été retiré à la famille le 2 avril, alors que venait de sonner la fin de la trêve hivernale (le 31 mars), limitant le nombre de places à l’abri et remettant de facto à la rue de nombreuses personnes sans domicile. L’action de la Bapsa, sur laquelle la préfecture de police de Paris (PP) communique ces jours-ci, est d’évaluer les besoins des personnes à la rue et de les accompagner dans un hôtel social ou un centre d’hébergement. Créé dans la foulée de l’appel de l’abbé Pierre, ce service (de police) a été désigné, jusqu’en 1968, comme l’« équipe de ramassage des vagabonds ». Sa mission était alors, selon le site internet de la PP, d’« enlever les indigents de la vue des citoyens » et de les conduire d’office dans un centre d’accueil.