Symptomatique de cette époque aseptisée dans laquelle nous nous enfonçons un peu plus chaque jour, le coup de folie et la maladresse bienvenue ne se trouvent plus de figure de proue dans le paysage musical lo-fi actuel (si tant est que l’on puisse encore parler de véritable esprit lo-fi en 2014). Il n’y a qu’à observer l’évolution artistique d’Adam Green sur les dix dernières années pour se rendre compte de ce phénomène. Si quelques irréductibles défenseurs de ce mouvement à l’instar de Jeffrey Lewis n’ont pas encore succombé aux sirènes d’une production plus soignée en vue d’un succès plus conséquent, force est de constater que leur rareté n’a d’égale que leur préciosité. À se demander si la douce frénésie de Daniel Johnston ne serait pas perdue à jamais et si les numéros d’équilibristes sans filet de Pavement n’appartiendraient plus désormais qu’au rayon des « souvenirs sans lendemains ».
C’est fort logiquement aux antipodes (et plus précisément en Australie) qu’il convient d’aller chercher le véritable renouveau de cet esprit d’indépendance. Nathan Burgess y participe grandement. Natif de Melbourne, ville célèbre pour sa scène anti-folk active, le jeune homme cherchant un écrin susceptible de donner de la valeur à ses compositions forme Full Ugly avec quelques amis dont Michael Caterer, talentueux guitariste officiant déjà au sein des brillants Scott & Charlene’s Wedding. Un enregistrement éclair plus tard du fait des aspirations de Caterer à rejoindre New York afin de finaliser le son de son groupe originel, et voici l’incandescent Spent The Afternoon, premier album du collectif, prêt à être consumé sans modération… jusqu’à ce que le bien nommé label Fire Records, qui n’en finit plus d’éditer (et de rééditer) de bien jolies choses ces derniers temps, ne décide de miser son petit dollar australien sur ces jeunes pousses.
En effet, indéniablement, ce premier essai respire la candeur et la fraîcheur des premières amours maladroites mais authentiques. Le nom du groupe en est assurément la première illustration. Rien n’est calculé tout au long de Spent The Afternoon, tout est délicieusement sincère. Nous sommes ici loin d’un Mac DeMarco qui, aussi brillant soit-il dans son aptitude à pousser la « coolitude » à l’extrême, ne fait au final que nourrir son imagerie visuelle et auditive de clichés (certes intelligemment) empruntés à ses glorieux aînés. Ici, point de poses, place à l’efficacité. Le lumineux Drove Down plante derechef le décor sous forme de clin d’œil humoristique en introduction au morceau Take It Easy des Eagles : guitare luxuriante, ligne de basse omniprésente pour un résultat ô combien catchy qui n’insuffle comme unique envie que l’impatience d’en entendre plus. Hanging Around et surtout No Plans portés par leurs rythmes midtempo nous renvoient alors aux plus belles heures de Pavement jouant la carte de la discordance douce-amère soutenue par de subtiles éclaboussures musicales teintées d’une implacable réverb’. La bande à Malkmus décidément à l’honneur à l’écoute de Oh Daddy et Summertime sur lesquelles le chant tortueux de Nathan Burgess trouve sa plus belle expression sous l’effet de jeux de guitare tantôt libérés et virevoltants, tantôt mélancoliques. Cette voix n’est d’ailleurs pas sans rappeler celle de Ben Kweller, ce fidèle lieutenant d’Adam Green qui, à force de vouloir garder une certaine éthique musicale, n’est jamais parvenu à obtenir la reconnaissance que ses talents de compositeurs auraient dû lui offrir. L’émotion sait également pointer le bout de son nez comme sur Mount Barker, petit hymne à la Neil Young sur fond de road-movie nous rappelant que seul l’amour peut nous briser le cœur. Et lorsqu’il s’agit d’enfoncer le clou, c’est Daniel Johnston qui est salué au travers de Nervous, qui sonne comme un vibrant hommage au père fondateur de toute cette génération de doux-rêveurs.
À l’instar de leurs compatriotes de Dick Diver, Full Ugly joue donc tout au long de ce très réussi Spent The Afternoon la carte de la beauté sans artifice, celle des matins ensoleillés où l’envie de revêtir un T-shirt portant l’inscription « Hi, how are you? He never meant no one harm! Please let him stay! » relève plus de l’intime conviction que de la figure de style. Album d’une rare sincérité fondé sur des textes caustiques et des mélodies fines souvent d’inspiration sixties, cet essai n’est d’ailleurs pas sans rappeler les plus belles heures de Candle Records, mythique label de Melbourne. Voici des Australiens qui redonnent avec éclat ses lettres de noblesse à un genre musical qui en avait véritablement bien besoin. That’s all anti-folk!