Louis Edmond doit faire face à une importante crise médiatique. PDG d’une entreprise dans la construction, doit-il écouter son conseiller en communication ? Au joueur de décider. Mais pour rediriger l’attention médiatique, la communication de crise nécessite de sacrifier quelques pions… et des idéaux au passage. Pour accompagner les documentaires télévisés de Luc Hermann sur les professionnels de la communication produits par France Télévisions, quoi de mieux qu’un jeu webdocumentaire ? Après la découverte du beta-test du jeu, voici l’interview de Julien Goetz, auteur-réalisateur de cette production très particulière.
Bonjour Julien, peux-tu nous présenter le projet ? D’où est venue l’idée de « Jeu d’influences » ?
Luc Hermann m’a proposé de travailler sur le projet en tant qu’auteur, avec comme matière première du webdocumentaire, le fruit de l’enquête qu’il a menée avec son équipe sur les spin doctors. Il s’agissait d’une série d’interviews qui était en cours. Je me suis également documenté sur le sujet, puis, à partir du moment où l’on a décidé de partir sur une fiction, de mettre le joueur à la place d’un patron qui était censé employer un communicant, cela a vraiment été un travail d’auteur.
A partir de là, tout le travail a été de tamiser cette matière éditoriale de base pour en faire ressortir des schémas narratifs que je pourrai utiliser dans la fiction. Ensuite, on a fait une immersion pendant à peu près deux mois : Le premier mois d’écriture a servi à réaliser l’arc narratif, à poser les principaux jalons de l’histoire et, au cours du second mois, l’écriture a été beaucoup plus détaillée, avec ce que l’on appelle la continuité de dialoguer. On rentre alors vraiment dans le détail, scène par scène. Lorsque celles-ci sont écrites, on rajoute une couche de dialogue. Dès le premier mois, Florent Morin, le game designer, est venu me rejoindre pour que cette histoire soit immédiatement pensée comme un jeu.
C’est vraiment un objet bicéphale : C’est à la fois quelque chose qui est dans les normes de la fiction, en termes de code mais où l’on a inclus des mécaniques de choix, ce qui est une composante que les gens du monde du jeu vidéo connaissent davantage. On a donc mêlé ces deux choses pour en faire « Jeu d’influences », un objet composé de six chapitres, dont un prologue. Il va falloir traverser des épreuves et poser des choix de communication.
Cela en fait un documentaire sur plusieurs niveaux : D’abord parce que l’on a inclus des séquences purement documentaires. Des éléments de fiction sont des éléments tout à fait plausibles, qui font écho à des stratégies. On propose au joueur de regarder des séquences documentaires pour essayer de s’inspirer du réel et pour choisir sa propre stratégie. Ce n’est pas pour autant décroché du jeu, parce que Florent Morin, dans son travail de game design, a travaillé sur des variables, des jauges. Il a appliqué sur ces séquences de documentaire des petites gratifications pour le joueur. Si celui-ci va puiser dans la matière documentaire, ce sera bon pour ses jauges, cela va le préserver. S’il n’y va pas, il ratera une occasion de faire descendre sa jauge de stress, par exemple. On part du principe que celui qui s’informe est plus à même de réussir le jeu plutôt que celui qui fonce tête baissée.
Ensuite, il y a un autre volet qui est plus intime : En tant que joueur, c’est savoir ce que l’on éprouve quand est dans cette complexité de la communication. La position n’est pas de dire que c’est un monde manichéen, avec des grands méchants qui nous manipulent, la réalité est plus complexe que cela : Il y a des cas plus gris. C’est ce qu’on essaye de raconter à travers le jeu, on peut avoir l’impression de l’extérieur que certains choix sont plus « salauds », mais c’est plus compliqué que ça : Il y a des choses qui rentrent en ligne de compte, qui ne sont pas simples quand on doit choisir entre préserver sa boite, éventuellement sa carrière personnelle, ou des collaborateurs proches. Comment fait-on pour gérer l’un, pour gérer l’autre ? Pour apaiser la tension médiatique qui est parfois injustifiée, ou qui est parfaitement justifiée à d’autres moments ? Cela rend la réalité de ces situations complexes.
Est-on ici en présence d’un newsgame ou bien d’un webdocumentaire mais avec des composantes du jeu ?
Cela pourrait être un newsgame parce que c’est vraiment du jeu appliqué à un travail informatif. Après, pour moi le newsgame est plus sur de l’actu chaude, mais c’est peut-être uniquement mon point de vue. Ce sont des formes très nouvelles, donc on peut avoir une acception assez large.
Cependant, c’est aussi un webdocumentaire, dans le sens où c’est quelque chose qui fait un travail documentaire sur le web. J’ai tendance à dire que sur le documentaire, il n’y a pas de forme prédéfinie. A partir du moment où il y a un travail documentaire qui se fait le web, c’est du webdocumentaire. C’est également un jeu documentaire : On a repris cette composante qui avait été utilisée par David Dufresnes dans Fort McMoney, parce qu’on est dans une même logique, celle d’utiliser les mécaniques de jeu comme un moyen documentaire, de faire un récit documentaire.
Combien de temps le projet a duré a-t-il duré ?
J’ai commencé à m’y mettre à la mi-novembre 2013, donc entre 5 et 6 mois de travail.
Il y a également deux documentaires qui sont portés à la télévision. A quel moment est venue cette réflexion de poursuivre l’expérience télévisuelle avec un documentaire qui ait une composante web mais aussi de gaming ?
C’est venu dès le début. Avant même que Luc ne m’en parle, quand il a conçu et cogité sur le projet, il a tout de suite pensé à un volet jeu qui serait présent sur le web. Dès ses premiers échanges avec France Télévisions, Luc a défendu le documentaire, mais également un jeu sur le côté qui allait placer le joueur au cœur de ces questions de communication de crise.
Je voulais tout de suite travailler avec un game designer, parce que cela me paraissait essentiel qu’il y ait cette brique d’entrée de jeu, pendant que je travaillais sur le scénario : C’est ce qui fait d’ailleurs la force du jeu, ce n’est pas un wagon que l’on a raccroché à la fin.
Quelles ont été les influences du webdocumentaire ?
Il faudrait que je me replonge dans quelques fichiers pour toutes les citer, mais c’est surtout Florent qui m’a dit ce qu’il fallait que je regarde. La première chose qu’il m’a dite, c’est de se créer un vocabulaire commun en termes de jeux. Je lui ai raconté l’histoire et ce que j’imaginais en terme d’expérience : A partir de cela, il m’a dit « ok, il faut aller voir tel et tel jeu », etc.
Parmi les jeux les plus connus, il y a « The Walking Dead » évidemment, qui a été une pierre fondatrice pour nous. Il y a des références assumées, comme les feedbacks qui s’inscrivent sur l’écran après certains choix : « Les médias s’en souviendront », c’est vraiment dans le même esprit que « Clémentine s’en souviendra ». On a donc repris des choses très bien pensées de ce jeu, mais aussi de « Depression Quest », « 1 on 1 Adventures », ou encore « Quai d’Orsay », parce que c’était un travail dans les sphères de pouvoir et qu’il y avait des questions que l’on pouvait rapprocher.
Le choix d’utiliser des images d’illustration plutôt que des vidéos fait-il référence à la fiction ?
En fait, quand on a imaginé le projet, on s’est posé la question de le faire en vidéo. C’était la première approche, assez naturelle, puisque c’était réalisé par une production de films documentaires, qui est habituée à travailler sur un objet vidéo. Mais d’entrée de jeu, Florent m’a dit : « La vidéo, ce n’est pas très plastique », ça peut être contraignant, ce qui était déjà un premier frein.
Le deuxième frein que j’ai vu arriver, c’était le budget : Dans le scénario, je ne m’étais pas mis de barrière, j’ai écrit avec un certain nombre de personnages, mais surtout avec un certain nombre de décors. Si on avait voulu tourner avec tout ça, cela nous aurait très vite coûter très cher, c’était donc compliqué. J’ai fini par trancher et ai dit que dans la réalisation, nous ferions tout en illustrations.
Je savais aussi que nous allions travailler sur des illustrations d’atmosphère qui allaient potentiellement durer sur de longues séquences. Très vite, je me suis dit que c’était intéressant en ce qui concerne l’imaginaire. C’est légèrement perceptible, et c’est volontaire, mais certaines images sont des gifs animés, assez légers en termes d’animation. Un rideau qui bouge, une lueur de ville au fond d’un paysage… C’est très ténu, cela permet de faire vibrer un peu l’image.
Lorsque l’on rentre dans l’histoire, on y découvre un monde de la communication très noir. Tout le monde est utilisé, chacun est un pion que l’on doit manipuler. La fiction rejoint-elle vraiment le réel ?
Les stratégies de communication proposées par le spin doctors sont toutes plausibles et une grande partie sont inspirées de faits réels. Quand on regarde ou quand on lit les interviews, on voit qu’il est question « d’allumer des contre-feux », de « détourner l’attention médiatique ». Ce que fait ressentir le jeu, c’est que ces actions-là ne sont pas neutres humainement, c’est-à-dire que si on décide d’allumer un contre-feu, c’est forcément sur quelqu’un d’autre ou sur une autre boîte. Au final, c’est forcément sur des gens. Quand on essaye de détourner l’attention médiatique, d’une manière ou d’une autre, c’est comme si on secoue un chiffon rouge à l’autre bout de la pièce en disant : « Regardez plutôt par là ! » : C’est le coup du magicien. Sauf que derrière le chiffon rouge il y a des personnes. Dans le jeu, on essaye de faire sentir cette ambiguïté-là et cette complexité des choix.
Un des exemples que j’ai utilisé dans le scénario, c’est la pression sur les journalistes. C’était le cas avec l’affaire Cahuzac sur Fabrice Arfi de Médiapart. Clairement, il y a eu des pressions assez sévères de la part des communicants, qui l’ont touché intimement jusqu’à mettre en question son père et son travail. Le travail peut encore être accepté, mais à partir du moment où cela commence à toucher les proches, c’est problématique ! Or ce sont des mécaniques de communication qui existent. Ce sont des stratégies, des placements de pions, effectivement. Sauf que les pions sont des gens.
Mais ce n’est pas forcément plus simple pour les communicants. Le seul avantage pour eux, et ils le disent très bien dans les interviews, et c’est généralement pour cela que l’on vient les chercher, c’est que généralement on les appelle sur une crise où ils ne connaissent aucun des protagonistes. Ils n’ont donc pas d’affect, alors que ceux qui sont impliqués peuvent, eux, avoir de l’affect. C’est là que le côté un peu plus en retrait du communicant permet de trancher, de poser des choix qui sont nécessaires.
Dans le test réalisé, on se retrouve souvent mal à l’aise par rapport aux situations, mais quand on y rejoue, on a l’impression que poser un choix revient un peu au même. Si on décide de lancer une rumeur, soit elle sera relayée par les journalistes, soit ceux-ci feront des recherches et iront dans le même sens. A quel point la communication a-t-elle un impact et est-ce que l’on pose vraiment des choix dans le jeu ?
Si, si, cela a un impact. Forcément, la com’ a un impact et elle permet de changer les choses : Elle permet à des boîtes d’éviter de mettre la clé sous la porte, elle permet à des politiques de s’en sortir, de temps en temps, sans trop de casse en termes d’image. Elle permet aussi d’influencer et, d’une manière ou d’une autre, quand ils arrivent à bien jouer le coup, à influencer les journalistes et l’opinion.
Dans le cadre du jeu, cela fonctionne aussi sur d’autres mécaniques et permet de révéler des choses sur vous. La question est la suivante : « Qu’est-ce que vos choix de communication révèlent sur vous ? »
En fait, le but est de faire ressortir des informations sur le joueur même…
Oui. Pour que son expérience ait cet aspect documentaire-là, en fait, qu’il puisse dire : « Je me suis plongé dedans, et je me rends compte de ce que peuvent vouloir dire ces enjeux de communication », sans avoir une position manichéenne.
Quels sont les autres médias qui accompagnent le jeu documentaire et quels sont leurs apports ?
Je me suis amusé dans l’écriture à utiliser la plasticité du web, pour faire si possible un objet multimédia. On a la base qui est du texte, on a une voix off qui arrive assez rapidement et qui est un élément important, parce qu’elle permet d’avoir la voix intérieure du personnage principal, celui pour lequel le joueur fait des choix, et donc d’avoir un lien intime entre le joueur et ce personnage.
On a aussi des illustrations, du son avec un flash radio. Puis, il y a également une séquence dans le dernier chapitre qui est une interview face à une journaliste. On a les trois types de presse qui existent. Le web est également représenté, puisque l’on parle de pression web, de média web.
Les réseaux sociaux ont également une grande présence dans le jeu.
Effectivement, ils sont présents, mais il y a surtout un réseau social qui est présent : Twitter. Il est surtout utilisé pour l’amorce de la crise, pour avoir une réaction rapide.
Mais l’expérience du jeu se poursuit également sur les réseaux sociaux, avec le compte Twitter du PDG !
On a lancé ce compte parce que l’on pensait qu’il était intéressant de le faire exister. Ce n’est pas un compte qui est animé de manière professionnelle. On ne citera pas le « #jeudinfluences », cela voudrait dire que le personnage serait conscient qu’il est un personnage qui tweete à l’intérieur d’un jeu !
En revanche, il tweete sur des choses qui l’intéresse dans la communication de crise. Ce ne seront pas les tweets du jeu, parce que chacun, en fonction des choix qu’il fera, verra des tweets différents. Mais c’est intéressant de lui faire prendre position, avec un peu plus de recul, sur ces questions de communication.
Est-ce que la communication se fera à double sens ? Est-ce que les internautes pourront lui poser des questions et interagir avec lui ?
Internet est un canal à double sens, si les gens viennent lui poser des questions, il répondra.
Dans ce cas, est-ce que le jeu a une durée de vie ?
Il n’y a pas de date de fin, il restera en ligne, tant que faire se peut.
Quels sont les prochains projets de « Jeu d’influences » ?
Il y a un livre qui sortira en même temps, qui reprendra en détail les interviews et qui présentera en détails les exemples de cas de gestion d’une crise. Dans nos rêves les plus fous, on a imaginé de faire une version anglaise du jeu et d’en faire une application. Ce sont des questions qui, en fonction de comment « Jeu d’influences » sera reçu, se reposeront.
Découvrez Jeu d’influences sur le site de France 5
Merci à Julien Goetz (@juliengoetz) d’avoir répondu à nos questions.
Propos recueillis par François Jacques (@francoisjacques).