Deuxième mois de la saison peret, 26ème jour. Trois fois bon. Min sort de Coptos ce jour-là en procession avec les laitues [et] avec sa beauté [c'est-à-dire son phallus en érection].
Papyrus Sallier IV (Verso)
British Museum 10184
dans Henri GAUTHIER
Les fêtes du dieu Min
Le Caire, I.F.A.O., 1931, p. 8
Vous vous rappelez certainement, amis visiteurs, que la semaine dernière, j'ai mentionné la superbe Chapelle blanche du Musée en plein air de Karnak et, notamment attiré votre attention sur ses nombreux piliers présentant une pléiade d'Amon-Min ithyphalliques qui n'ont de cesse d'accepter des offrandes du souverain commanditaire, Sésostris Ier
Et notamment celle d'une laitue, sur laquelle je n'avais volontairement pas insisté, préférant la réserver à notre troisième et ultime rencontre consacrée à ce légume, prévue de longue date pour ce matin.
Grâce à un ami du Forum d'égyptologie que je fréquente - et qu'il administre de main de maître -, c'est plaisir pour moi aujourd'hui de vous donner à découvrir cette scène capitale.
(© François)
Oblation d'une laitue au dieu.
Une de plus puisque, comme je vous l'avais précédemment expliqué, celui-ci se tient debout au bord d'un potager immense dans lequel ce végétal est cultivé à grande échelle.
C'est accompagné de ce type de salades, vous venez de le lire dans le court exergue que j'ai choisi pour vous ce matin, que la statue de Min, l'une des plus anciennes divinités du panthéon égyptien, l'une de celles dont le culte, commencé très probablement à l'époque préhistorique déjà perdura jusqu'à la fin de l'histoire pluri-millénaire de la Vallée du Nil, sortait de son naos à des dates fixes bien précises pour être menée en procession.
A des dates fixes bien précises, ai-je souligné. Il faut en effet savoir que très nombreuses furent dans le nome de Coptos, en Haute-Égypte, et jusqu'aux temps ptolémaïques, les fêtes célébrées en l'honneur de ce dieu local intimement associé à la fertilité, appelées Peret Menou, Sortie de Min : au moins une chaque fin de mois, auxquelles s'ajoutait celle citée dans l'extrait du papyrus Sallier IV ci-dessus.
Cette fête pouvait d'ailleurs être mentionnée parmi d'autres sur des stèles ou dans des tombeaux de particuliers afin que l'on n'oubliât point de déposer l'offrande alimentaire au défunt.
Souvenez-vous, amis visiteurs, nous avions trouvé trace de cette Peret Menou
(© Catherine)
sur le linteau de Kaaper exposé à la Fondation Martin Bodmer - Bibliotheca Bodmeriana - à Cologny, près de Genève.
Nombreuses aussi furent-elles ces réjouissances en l'honneur de Min, à Memphis, sous l'Ancien Empire, à Abydos, au Moyen Empire essentiellement et à Thèbes, à partir du Nouvel Empire : un hymne de la XXVIème dynastie conservé sur le papyrus 3055 de Berlin ne nous apprend-il pas qu'à Karnak, le dixième jour de chaque mois, l'une était dédiée à son "succédané" thébain, Amon-Min ?
Il faut aussi savoir qu'un peu plus tard, à l'époque romaine, on le célébra le premier jour du premier mois de la saison de l'inondation Chemou, c'est-à-dire le jour de la pleine lune, ainsi que le quinzième, celui de la nouvelle lune de ce même mois : Min étant considéré par les Anciens comme une divinité lunaire, c'est grâce à la lune pensaient-ils qu'il bénéficiait de son pouvoir fécondateur, fertilisateur et générateur.
Pour simple information, permettez-moi d'ajouter que les deux plus belles représentations détaillées - complètement ou partiellement - que, de cette procession de Min, l'Égypte ait conservées, sont toujours visibles au Ramesseum, le temple de Ramsès II et dans celui de Ramsès III, à Medinet Habou où sa représentation pariétale atteint quelque trente mètres de long.
Dans l'ouvrage réalisé par les savants qui accompagnèrent Bonaparte lors de sa Campagne d'Égypte, somme que j'ai par ailleurs citée lors de notre dernière rencontre, ce défilé festif, Edouard de Villiers du Terrage, Ingénieur des Ponts et Chaussées, l'a dessiné dans son intégralité, textes hiéroglyphiques mis à part, tel qu'il l'a vu gravé au registre supérieur de la paroi nord et de la portion nord de la paroi est de la deuxième cour du temple (colonnades nord et est du péristyle).
Une des planches du volume II d'une édition en ma possession le propose décomposé en trois sections :
au niveau médian, derrière la statue du dieu menée en grand charroi, vous distinguez deux porteurs de laitues ; et au dernier niveau, elles terminent la scène, à l'extrême droite.
Toutefois, - et contrastant avec cet engouement quasi général en Égypte antique pour ce légume en tant que symbole de fertilité universelle -, je me dois d'ajouter, amis visiteurs, qu'il exista bel et bien un endroit où il fut, avec d'autres plantes il est vrai, avec aussi l'âne, le chien, le bouc, et l'homme non-circoncis, absolument interdit d'entrée : c'était sur l'île de Biggeh que j'ai déjà évoquée, l'île sainte d'Osiris, non loin de la Philae antique.
Un texte gravé de part et d'autre de la porte s'ouvrant au nord-ouest de la cour située entre les premier et deuxième pylônes, connu des égyptologues sous l'appellation d' Interdit de Philae, retient en effet la laitue vireuse parmi l'énumération des végétaux auxquels étaient accordées des vertus tangibles ou hypothétiques qu'il était catégoriquement prohibé d'amener et de consommer en ce lieu, parce qu'ils auraient rappelé à Osiris de bien tristes moments de sa vie passée.
Dans le même esprit, cet extrait du Papyrus Caire 86637, recto, qui mentionne qu'au deuxième jour du premier mois de la saison Akhet :
Tu ne mangeras ni plante-djaïs, ni laitue vireuse, ni céleri.
Cet îlot sacré mis à part, ces interdictions rituelles exceptées, pourquoi, diantre, avaient-ils tant besoin, ces dieux ithyphalliques, de cérémonies religieuses en leur honneur dans l'Égypte tout entière, tant besoin de production de laitues au sein de leur environnement immédiat ?
En fonction du principe que les Romains désigneront plus tard par l'expression do ut des ("Je te donne pour que tu me donnes") qui veut que soit offert aux dieux ce que l'on souhaite personnellement voir en retour garanti de leur part, le don d'une laitue à Min, à Amon-Min ou à Horus-Min était destiné, si je m'en réfère aux textes inscrits dans les temples ptolémaïques, à permettre que leur membre viril n'éprouvât aucune difficulté à exécuter l'acte senehep, comprenez : l'acte sexuel.
Tout souverain dans un temple, - indépendamment du fait que Min avait à ses yeux partie liée avec le renouveau du pouvoir régalien - et tout défunt dans son tombeau qui se faisaient représenter en train d'offrir une laitue au dieu, ou plus simplement, la tenant en main, - souvenez-vous de Khay -, pensaient ainsi maintenir en éveil leur propre puissance fécondatrice, garante de leur propre régénération dans l'Au-delà. Et cela probablement parce qu'aux yeux des Égyptiens de l'Antiquité, d'une part la hauteur imposante du légume évoquait l'érection nécessaire à la procréation et, d'autre part, son suc blanc laiteux auquel ils prêtaient des vertus aphrodisiaques, leur faisait immanquablement penser au liquide séminal.
Si à nombre de représentations de Min, dieu de la virilité génératrice ressortissant tout à la fois aux domaines humain et animal, étaient associées les laitues, faisant de lui un principe actif du monde végétal, une divinité de la fécondité agraire, ce ne pouvait être que parce que cette salade avait sur lui, grâce aux propriétés magiques que voulaient lui reconnaître les Égyptiens, une influence fertilisante !
Dès lors, il n'y eut qu'un pas à franchir pour estimer que cette puissance procréatrice, il la dispensait également aux humains.
Certes les praticiens grecs - Hippocrate en tête - qui pourtant accordaient un tellement grand crédit à la médecine égyptienne affirmèrent très tôt l'inanité de cette croyance, allant même jusqu'à proclamer tout le contraire, à savoir que le lactucarium, le suc d'une laitue cultivée, était parfaitement anaphrodisiaque !
Ce que, sans discussion possible, confirma la pharmacologie actuelle qui, je l'ai précédemment déjà souligné, voit en lui un calmant dans la mesure où il contient une gomme-résine fort analogue à l'opium.
Quoi qu'il en soit, en Égypte même, il semblerait que certains persistent encore de nos jours à croire qu'ingérer des laitues permet à l'homme d'augmenter sa progéniture avec plus grande constance ...
Les antiennes ont parfois la vie longue ...
Osons, in fine, rappeler cette confidence, terrible, adressée par Gustave Flaubert en janvier 1880 - déjà ! - dans une lettre à Edma Roger des Genettes, une de ses correspondantes préférées :
L'insupportabilité de la sottise humaine est devenue chez moi une maladie, et le mot est faible.
(Derechef, il me sied d'adresser ici mes remerciements les plus appuyés à deux de mes amis du Forum d'égyptologie : Catherine, pour le linteau de Kaaper, du Musée Bodmer, à Cologny et François, pour la scène de l'offrande d'une laitue sur un des piliers de la Chapelle blanche de Sésostris Ier, au Musée de plein air, à Karnak.)
BIBLIOGRAPHIE
AUFRERE Sydney
Études de lexicologie et d'Histoire naturelle. Remarques au sujet des végétaux interdits dans le temple d'Isis à Philae : VIII. Lactuca virosa, "Laitue vireuse ?", dans BIFAO 86, Le Caire, IFAO, 1986, pp. 1-6.
Du marais primordial de l'Égypte des origines au jardin médicinal. Traditions magico-religieuses et survivances médiévales, dans Encyclopédie religieuse de l'Univers végétal (ERUV I), Montpellier, Université Paul-Valéry, pp. 30-1.
DEFOSSEZ Michel
Les laitues de Min, Berlin, SAK, Volume 12, 1985, pp. 1-4.
GAUTHIER Henri
Les fêtes du dieu Min, Le Caire, I.F.A.O., 1931, pp. 1-13 ; 166 et 167, note 1.
JEAN Richard-Alain
Le dieu Min au panthéon des guerriers invalides. Document librement téléchargeable sur le site Histoire de la médecine en Égypte ancienne
OLLETTE-PELLETIER Jean-Guillaume
Le dieu Min "protecteur de la lune" : aspects et rôles lunaires du dieu de la fertilité, dans Égypte, Afrique & Orient, supplément Club n°2, Avignon, Centre d'égyptologie, 2013, p. 14.
Sokar et la sehenet de Min : une association inhabituelle en contexte funéraire, GM 238, 2013, pp. 91-7.