L'histoire gratuite de ce lundi est issue du recueil de space opera (SF) Les Explorateurs, réédité en 2011. Elle restera une semaine sur ce blog avant de disparaître. Vous pouvez vous procurer le recueil complet sous format ebook et papier sur Amazon, ou sous format ebook sur Apple, Kobo et la Fnac. Et si vous habitez dans la région parisienne et que vous souhaitiez vous procurer un exemplaire dédicacé du recueil, bien sûr, vous pouvez vous rendre à l'une des séances de dédicace indiquées sur la colonne de droite de ce blog (la prochaine dès demain mardi 6 mai à Auchan Val de Fontenay dans le 94, à partir de 10h00).
Juché sur son discojet, l’homme paraissait bien frêle, insignifiant face aux immenses déferlantes – certaines mesuraient plus de cinquante mètres de haut – qui menaçaient à tout moment de l’engloutir. Les cinq cent mille spectateurs installés sur des plates-formes antigrav surplombant la scène n’avaient d’yeux que pour lui. Ils frémissaient quand il disparaissait dans un rouleau d’écume, poussaient de grandes exclamations lorsqu’il surgissait des flots ou à chaque figure de haute voltige. Leurs clameurs étaient si intenses qu’elles parvenaient presque à couvrir le tumulte de la tempête faisant rage. Toutes les conditions étaient réunies pour que cette XIXème édition des Championnats Interstellaires de Discosurf soit la plus spectaculaire possible, car l’orage ne faisait que s’ajouter aux légendaires marées de la planète Marinopolis, lesquelles n’ont leur équivalent nulle part ailleurs dans la galaxie.
Le public, parfaitement protégé par les bulles magnétiques répulsives englobant chacune des plates-formes, n’avait pas à craindre de subir les rafales de pluie glacée qui s’abattaient partout ailleurs. Certains spectateurs étaient équipés de lentilles grossissantes, les autres assistaient à chacune des prouesses du favori en lice, Burt Foster, grâce à l’holoprojection surdimensionnée à quelques encablures des plates-formes. Plusieurs drones-cam tournoyaient autour du champion, transmettant en temps réel leurs prises de vue.
Burt était en transe. Aussi loin qu’il s’en souvenait, il avait toujours eu une affinité particulière avec l’océan. Il pouvait sentir sans même la voir la lame de fond qui, insidieusement, s’était glissée en dessous de son discojet et s’apprêtait à s’enrouler pour se refermer sur lui, tel le poing de quelque géant.
Il attendit le bon moment.
Son discojet se mit à grimper, trop lentement toutefois pour échapper à l’inéluctable étreinte, sur le mur liquide qui peu à peu se soulevait. Sur les plates-formes, les spectateurs retenaient leur souffle. Une chute dans les eaux glacées et tourbillonnantes du Grand Océan – ainsi nommé car il recouvrait 95 % de la surface de la planète – pardonnait rarement. Nombreux étaient les concurrents des précédentes éditions dont le cadavre avait servi de repas aux résidents des profondeurs. Burt paraissait ne pas s’en soucier. A l’instant crucial, juste avant que son corps ne se présente à l’horizontale dos à l’océan, il pressa de son orteil une commande du discojet. Les microréacteurs, soudainement poussés à fond, le catapultèrent au-dessus de la vague. Le système gravimétrique équipant son engin lui donnait l’assurance que celui-ci resterait soudé à ses pieds en toutes circonstances.
Belbegger et ses impressionnants cratères brunâtres en toile de fond – l’une des deux lunes responsables des gigantesques marées, la seconde étant Triton – Burt effectua plusieurs saltos arrière, puis redescendit en vrille. Pendant qu’il se préparait à l’amerrissage, il eut le temps de penser que les photos des drones seraient sûrement splendides. Une fraction de seconde lui fut suffisante pour choisir une vague inclinée en pente, celle qui lui permettrait de reprendre contact tout en douceur.
A peine son discojet eut-il touché les flots qu’un Broyeur surgit à la surface, sa gueule démesurée s’entrouvrant pour l’avaler. Les redoutables molaires ayant valu son nom au monstre marin vermiforme se rapprochaient beaucoup trop vite, pièges inexorables. Là-haut, une partie de la foule sembla gagnée par l’hystérie collective. Burt se coucha sur sa planche, provoquant une violente embardée. Il rétablit son équilibre et poursuivit sa course en sens inverse, s’éloignant du grand ver des mers. Celui-ci, dépité, émit une série de stridulations discordantes avant de s’immerger pour ne plus reparaître. Les spectateurs applaudirent.
Nouvelle vague géante. Celle-ci devait bien avoir trente mètres de hauteur et paraissait vouloir tout dévaster sur son passage. Burt se dirigea vers le creux en son centre et entreprit de la gravir en diagonale. Soudain, une stalactite de glace se cristallisa au-dessus de lui puis se détacha, son extrémité aussi pointue que celle d’un scalpel. Il l’évita sans peine mais d’autres se formèrent et se mirent à tomber à une cadence de plus en plus soutenue, l’obligeant à slalomer à toute allure.
Ça se confirme, les subprojos ont bien été activés. Reste à savoir quel programme le cyberopérateur m’a concocté. Le cyberopérateur. L’androïde chargé du séquençage des projections holographiques telle la pluie d’éclats qui s’abattait sur lui en ce moment. Cette pluie pas davantage que le Broyeur n’était réelle, mais si les drones-cam détectaient un contact entre l’une des créations holos et lui, l’épreuve prendrait aussitôt fin… comme cela avait déjà été le cas pour les quinze autres concurrents participant à cette finale.
Burt utilisa toute la panoplie de son art pour passer entre les piques glacées. Il n’était pas encore tiré d’affaire, pourtant. Ses meilleurs réflexes et des capacités d’improvisation hors du commun furent nécessaires pour bondir par-dessus les langues de feu qui jaillirent tout à coup des flots, se dirigeant vers lui. L’océan, toujours déchaîné, rendait l’exercice d’autant plus périlleux.
La foule exultait, en délire.
Tous ses muscles le faisaient souffrir et en particulier ceux des jambes, soumis à la torture. Il était déjà parvenu plus loin qu’aucun des autres concurrents quand apparurent les mini-tornades. Leur trajectoire imprévisible exigeait une coordination parfaite des mouvements… et une bonne dose de chance pour leur échapper. Là encore, il se laissa guider par son instinct et réussit à les éviter. La silhouette d’un dragon se détacha alors sous les nuages. Son corps massif recouvert d’écailles vertes, sa gueule garnie de crocs luisant de manière quasi surnaturelle, ses yeux aux iris rouges et à la pupille noire, empreints de malice, tout cela était si réaliste que les plus jeunes des spectateurs se mirent à hurler, au comble de la terreur. La créature décrivit une courbe avant de cracher à plusieurs reprises en direction de sa victime, expulsant une première série de boules de feu compactes.
Burt se servit des vagues comme d’un rempart, se ruant dans les creux, changeant brutalement de direction, usant de toute la mobilité que pouvait offrir son discojet pour échapper aux projectiles holos.
Le dragon fit un passage en rase-mottes et ouvrit ses mâchoires, libérant de nouvelles sphères enflammées. Quand il vit qu’il avait cette fois encore manqué sa cible, il battit furieusement les flots de sa queue tout en essayant de se rapprocher.
Burt dépensa ses dernières forces, mit les ultimes ressources de son agilité à contribution pour retarder autant qu’il le pouvait l’échéance. Epuisé, il allait devoir s’avouer vaincu, quand une muraille liquide se leva. Le dragon ne fit rien pour l’éviter et fut englouti sous les clameurs du public.
La voix d’un speaker annonça la fin de l’épreuve. Sans tarder, Burt engagea ses propulseurs à fond pour prendre de la hauteur et atterrir sur la plate-forme antigrav où se trouvaient les autres concurrents et le podium.
« Et voici venir notre vainqueur, Burt…
— Foster ! scanda la foule.
— Vainqueur pour la neuvième fois consécutivement de ces Championnats Interstellaires de Discosurf Electrotech ! »
Une grande clameur accompagnée d’un tonnerre d’applaudissements ponctua ces derniers mots, prononcés par un homme de petite taille au crâne chauve et à la panse bien garnie.
Burt monta sur la plus haute marche du podium et leva les bras triomphalement. Son corps bronzé parfaitement découplé se détacha nettement dans le ciel, et de nombreux spectateurs purent constater qu’il était de moindre stature que la plupart des autres concurrents. Il avait les cheveux blonds décolorés mais son attitude décontractée, quant à elle, n’avait rien d’artificiel. Le firmament devint le théâtre d’un magnifique feu d’artifice nanotech et la cérémonie de remise des prix débuta. Chacun fut récompensé. Quand vint le tour de Burt et que lui fut remis son trophée, une coupe en platine autour de laquelle s’enroulait un slamtchin – sorte de serpent des mers à tête de dauphin – le même animal se matérialisa dans l’air. Il se lova autour de Burt… pour morpher aussitôt après et prendre la forme des lettres E.L.E.C.T.R.O.T.E.C.H. Des projections holos faisant penser à des montgolfières apparurent simultanément au-dessus de chacune des plates-formes antigrav où se tenaient les spectateurs. Sur leur voilure aux couleurs fluorescentes ornées de l’emblème du slamtchin on pouvait lire distinctement : donnez un sens à votre avenir. Choisissez Electrotech, l’énergie la plus sûre du marché. Celle d’aujourd’hui et de demain. Une voix féminine suave murmurait les mêmes paroles.
Au pied du podium, le speaker tendit un micro à Burt, qui se pencha pour le saisir. Lorsqu’il parla, les mots emplirent l’espace, considérablement amplifiés. « Je tiens tout d’abord à remercier mon sponsor, Electrotech, sans lequel ces XIXèmes championnats interstellaires n’auraient jamais pu se tenir ici… » S’ensuivit une longue série de remerciements dans lesquels il engloba son entraîneur, les membres de sa famille et le public.
Il descendit du podium en saluant la foule. Le speaker s’approcha de lui pour l’interviewer. « Vous avez un physique que tout le monde vous envie, Burt. Qu’utilisez-vous donc pour vous raser de manière aussi parfaite ?
— J’utilise Modulotronic ! Le rasoir qui s’adapte à toutes les formes de visage ! »
Les montgolfières devant les spectateurs furent remplacées par des représentations magnifiées d’une sorte de masque en titanium, dont l’apparence se modifiait et évoquait tour à tour celle des différentes espèces intelligentes porteuses de poils de la galaxie. La suave voix féminine chuchota à plusieurs reprises le slogan prononcé par Burt.
— Et quelle est la marque de ce maillot que vous portez et qui rend toutes les femmes folles de vous ? (Le speaker désignait une pièce en soie synthétique qui ne couvrait que le strict minimum et sur lequel on pouvait lire le prénom du vainqueur.)
— Ce n’est pas le maillot qui rend les femmes folles de moi. C’est ce qu’il y a à l’intérieur ! »
Des rires fusèrent dans la foule. Burt souriait de toutes ses dents, mais le speaker le fixait d’un air courroucé.
« Je porte un Soy’nu, récita-t-il finalement. En toutes circonstances, le confort absolu ! » Des sous-vêtements masculins et féminins se substituèrent aux Modulotronic, la voix préenregistrée répétant la formule dictée par Burt.
« Dites-moi, par quel moyen rentrerez-vous chez vous ?
— Je piloterai mon Speeddevil, bien sûr ! Speeddevil, l’amphijet le plus rapide et le plus sûr du système ! (Un luxueux véhicule amphibie d’une quinzaine de mètres d’envergure muni de deux énormes propulseurs et d’un système antigrav se matérialisa. Il se mit à circuler entre les plates-formes à toute allure.)
— Je vous remercie, Burt. »
***
Des jetbus aux formes longilignes se rapprochèrent des plates-formes et s’y amarrèrent par l’arrière. Un flot ininterrompu de bipèdes – des humains pour la plupart, mais également des Circaniens à la rugueuse peau jaune, quelques Kual’Thars pourvus de longs membres rigides et des Azal’nams dans leur scaphandre lisse – s’engouffra à l’intérieur.
Après s’être habillé, Burt utilisa son P-com pour appeler Jenkins, l’androïde-tuteur aux cheveux gris que lui avait légué son père lorsqu’il n’était qu’un enfant, et qui depuis le servait fidèlement. Bientôt, un Amphijet identique à celui dont il avait fait la promotion se posa devant lui. Une fois confortablement installé à bord, il ordonna à son serviteur de voler au-dessus des nuages et d’éviter autant que possible les perturbations atmosphériques. La journée avait été bonne – excellente, même – mais tous ses membres étaient moulus. Le jeu en valait la chandelle, toutefois. A l’instant où il avait remporté les championnats, son compte en banque s’était accru de cinq millions de crédits – suffisamment pour assurer les vieux jours de n’importe qui.
Il saisit un pager rangé dans un tiroir sous sa banquette et se mit à le feuilleter. Plusieurs messages étaient en attente, mais il ne les ouvrit pas. La figure d’une jeune femme apparaissait à chaque fois qu’il effleurait l’icône adéquate. Il y avait Brenda, Lucy, Shanon, Vanessa, Rachel, les sœurs Aznéter, Daphné, Zayna, Milène… la liste se prolongeait tellement qu’il ne reconnaissait pas chacun des noms ou des visages. Peut-être certaines avaient-elles réussi à pénétrer sa base de données pour y figurer ? Sans nul doute, les plus motivées de ses fans n’hésiteraient pas à faire appel aux services d’un hacker professionnel pour cela. Si elles en avaient les moyens. En tout les cas, celle qu’il appellerait, quelle qu’elle soit, accepterait avec enthousiasme d’annuler ses autres rendez-vous pour une soirée en sa compagnie.
Mais laquelle choisir ?
Shanon était sans conteste l’une des plus attirantes : une blonde plantureuse à la plastique tellement parfaite qu’il s’était souvent demandé si elle n’avait pas bénéficié d’un programme d’amélioration génétique. C’était interdit bien sûr, mais certains parents réussissaient à faire passer leur progéniture biologiquement modifiée au travers des mailles. Sa beauté était une chose, mais elle avait tendance à lui rebattre les oreilles de son frère et de ses sempiternels problèmes financiers. En outre, la dernière fois qu’il avait couché avec elle, elle l’avait rappelé tous les jours durant les trois semaines suivantes pour obtenir un nouveau rendez-vous. Trop envahissante.
Il pourrait appeler Zayna. C’était une Andosienne aux traits délicats et aux longs cheveux d’ébène, qui s’environnait en permanence du champ de force d’un Réajusteur gravitationnel afin de supporter la pesanteur existante, trop importante pour sa frêle charpente. Elle possédait un délicieux sens de l’humour et avec elle on ne s’ennuyait pas. Elle adorait notamment pratiquer la valse andosienne, une danse particulièrement sportive exigeant une adéquation parfaite non seulement avec la musique, mais aussi avec les images holos l’accompagnant.
Non, pas ce soir. Cela lui rappellerait trop ce qu’il venait de vivre.
Il y avait aussi les sœurs Aznéter. Jolies, enjouées, emplies de bonne humeur, elles constituaient le remède idéal aux moments de déprime. Mais il n’était pas déprimé. Par-dessus tout, elles refusaient de sortir avec lui séparément, chacune réclamant la présence de sa sœur jumelle. Cela rendait les nuits en leur compagnie assez éprouvantes, car elles étaient exigeantes. Là encore, ce n’était guère ce qu’il lui fallait… Burt continua à hésiter entre les différentes candidates, tant et si bien que l’Amphijet finit par arriver à destination sans qu’il fût parvenu à arrêter son choix.
L’île Foster, sur laquelle il possédait sa somptueuse villa, représentait pour lui un véritable havre de paix. Les admirateurs qui le harcelaient à chaque fois qu’il allait en ville ne pouvaient l’atteindre ici. En effet, elle échappait aux destinations habituelles des transporteurs publics, et seuls les plus riches pouvaient s’offrir un Amphijet.
Au début de la colonisation de Marinopolis, deuxième planète du système stellaire Eprelon, nombreuses avaient été les personnes à essayer de naviguer sur le Grand Océan. Mais à l’exception du discojet, aucun équipement ne s’était avéré suffisamment sophistiqué – ni solide – pour résister longtemps aux vagues, aussi terribles qu’imprévisibles. On ne s’y déplace donc plus que par la voie des airs ou en utilisant des sous-marins. L’usage de ces derniers est cependant restreint, car le peuple natif de Marinopolis, les Azal’nams, proscrit toute intrusion en dessous de mille mètres de profondeur, où s’étend son domaine. Or au-dessus de ce seuil, remous et tourbillons sont encore trop importants pour permettre à la plupart des modèles de naviguer sans danger.
***
Burt pénétra dans son salon, un cocktail de jus de fruit alcoolisé à la main. « Ecran messages personnels » murmura-t-il. Il s’affala dans son modulosofa, lequel épousa aussitôt la forme de son corps. Les doigts de pied en éventail, il se mit à siroter sa boisson. Son écran mural affichait une liste de messages classés par ordre de priorité. Un signal d’appel provenant de sa sœur Syriam clignotait, surligné de rouge. Burt haussa un sourcil. Que lui voulait-elle de si urgent ? Leur entrevue précédente avait été pour le moins désagréable. Elle avait joué le rôle de la moralisatrice le fustigeant de ses sermons, et lui avait encaissé, sur la défensive. Tout avait commencé quand il avait commis l’erreur de lui demander ce qu’elle pensait du dernier jeu holo-vidéo qu’il avait aidé à concevoir, Burt Foster Discosurf 9.
« C’est une véritable escroquerie, avait-elle répondu avec toute sa diplomatie et sa délicatesse habituelle. Les mouvements à reproduire sont trop peu variés et identiques à ceux de Discosurf 8, les environnements sont en nombre insuffisant et on en a vite fait le tour. En outre, le jeu est trop facile et je n’ai eu pratiquement aucune sensation.
— Pourtant il s’est bien vendu, avait-il répondu, quelque peu désarçonné.
— Oui, et ton album de musique s’est bien vendu aussi. Ton livre également, Les secrets de ma réussite.
— Alors où est le problème ?
— Le problème, c’est que tu as utilisé ton nom pour vendre de la sous-musique, de la sous-littérature et un sous-jeu holo. Tu es dans ta tour d’ivoire et tu ne connais rien à la vie. Redescends sur les flots ! Des milliers de jeunes artistes qui eux, ont la maîtrise de leur art ou cherchent vraiment à l’acquérir, travaillent dans l’ombre en désespérant de trouver un jour un éditeur et que leur œuvre soit reconnue. Toi, tu te pointes avec ton nom connu dans toute la planète – voire dans le système entier ! – et tu vampirises le hit-parade des ventes en proposant des sous-produits rabâchés cent cinquante fois mais qui portent ta signature.
— Mais je n’ai rien vampirisé ! Ce sont les éditeurs qui sont venus vers moi ! C’est normal qu’ils utilisent mon nom. Quelqu’un de moins connu aurait fait beaucoup moins de vente !
— Et qu’en sais-tu ? Qu’en savent-ils ? D’accord, les éditeurs courent le moins de risques pour assurer un certain volume de ventes. Et ils sont peut-être gagnants sur le court terme mais au final, c’est la société dans son ensemble qui est perdante. A force de se répéter dans un cycle sans fin, musique, littérature et autres formes d’art entrent en déliquescence. C’est exactement comme un mariage consanguin ou, si tu préfères, un clonage. L’Histoire a prouvé que toutes les civilisations, humaines ou non, qui ont soumis leurs arts au joug du profit sans chercher à voir un peu plus loin ont tôt ou tard vu leur culture régresser. »
Ah, l’Histoire ! A chaque fois qu’il avait une conversation sérieuse avec sa sœur, celle-ci en profitait pour remettre sur le tapis cette encombrante Histoire. Titulaire d’un diplôme en Histoire des Civilisations prégalactiques, elle n’ignorait pas qu’il ne pouvait rivaliser avec elle sur ce terrain et abusait sans vergogne de cet avantage.
Cet appel si tôt après leur orageux entretien était tout de même surprenant. Bien sûr, elle pouvait tout simplement lui transmettre ses félicitations pour sa victoire. Mais cela ne lui ressemblait pas. Syriam n’aimait rien faire comme les autres. Voulait-elle poursuivre son argumentation ? Si tel était le cas, elle ne manquait pas de culot de lui envoyer un message prioritaire. Il soupira, puis se résolut à appuyer sur le bouton « lecture » de sa télécommande, bien décidé à zapper à la moindre contrariété.
Ce ne fut pas l’image holo de sa sœur qui fut projetée devant lui mais celle de deux inconnus curieusement vêtus. Ils portaient de longues toges ne laissant deviner aucun morceau de peau et leur visage était entièrement dissimulé par une capuche. L’un d’entre eux commença à s’exprimer d’une voix métallique monocorde. « Nous avons votre sœur. Si vous voulez la revoir en vie, ne prévenez en aucun cas les autorités. Vous trouverez chez elle un paquet. D’autres instructions se trouvent à l’intérieur. »
Burt pâlit, relut deux fois le message, passa pensivement un index sur son menton. Sa sœur pouvait lui avoir monté le coup, dans l’espoir peut-être de le surprendre ou de lui donner une leçon. Cela paraissait improbable, toutefois. Elle le connaissait trop bien pour ignorer que ce n’était pas en lui faisant peur qu’elle le convaincrait du bien-fondé de ses arguments. Restait la seconde hypothèse, celle qui hélas devait être la plus vraisemblable : il était l’un des plus riches habitants de Marinopolis et on lui réclamerait tout simplement une rançon. « Ecran appel, murmura Burt. Syriam Foster. Chez elle, sur son pager et sur son P-com. » Il attendit. Aucune réponse ne vint, aussi lui laissa-t-il un message lui enjoignant de le rappeler dès que possible. L’inquiétude commençait à le gagner.
Tâchant de son mieux de se composer une attitude décontractée, il joignit leur unique parent sur Marinopolis, leur tante Meglen. Celle-ci ignorait si Syriam avait décidé de prendre des vacances. Non, elle ne lui avait pas parlé récemment. Lui était-il arrivé quelque chose ? « Oh non, répondit Burt un peu trop précipitamment, ça me revient, maintenant. Elle m’avait dit vouloir partir en croisière vers le système Protis 2 avec une de ses collègues. Cela explique que je ne sois pas arrivé à la joindre. Avec ces championnats, j’avais complètement oublié. » Burt supporta patiemment les compliments de sa tante pour son nouveau titre et mit fin à la communication dès qu’il en eut la possibilité. Alarmer Meglen n’était pas la chose à faire, la mêler à tout cela encore moins. Les ravisseurs ignoraient certainement que Jenkins possédait une base de données interne considérablement étendue. Son père, spécialiste renommé en cybernétique, l’avait également doté de talents très variés… qui n’étaient pas tous légaux.
« Jenkins, analyse le message », commanda Burt. Pendant que son androïde s’exécutait, il se dévêtit et s’allongea sur son banc de massage. Plusieurs mains féminines, reliées par des servocommandes à un support central, lui prodiguèrent les soins les plus délicats.
Les résultats de l’analyse de Jenkins furent négatifs. La voix était entièrement synthétique et pouvait avoir été conçue à l’aide de n’importe quel simulateur. Les vêtements, de facture commune, ne livraient aucun indice quant à leur origine. La morphologie des individus dissimulés sous les toges semblait humaine mais rien n’indiquait que l’hologramme n’eût pas été trafiqué – en fait, il l’avait probablement été.
« Bien. Dans ces conditions il ne nous reste plus qu’à nous rendre chez ma sœur. » Burt répugnait à se servir d’une arme, mais après un instant d’hésitation, il fouilla dans ses tiroirs et finit par s’emparer d’un vieux modèle de paralyseur. Il ne l’avait jamais employé sur un être vivant aussi vérifia-t-il son niveau d’énergie. Il hocha la tête, satisfait.
Syriam habitait au cœur de l’archipel de Sinagua, non loin d’Antioch 3. La brune Belbegger achevait de disparaître à l’horizon et la plus discrète Triton, nimbée de ses vapeurs verdâtres délétères, avait entamé sa course elliptique quand l’Amphijet se stabilisa en altitude, à distance respectable des flots. En contrebas se dressaient plusieurs bâtiments de forme oblongue. Parfaitement étanches, conçus pour résister aux pires tempêtes, on y accédait par le haut ou bien par voie sous-marine. Les vagues avaient beau être moins hautes ici que partout ailleurs sur la planète, elles n’en heurtaient pas moins violemment les parois.
Ils utilisèrent leur ceinture antigrav pour flotter jusqu’au balcon de la demeure de Syriam. Burt apposa sa main sur un panel de contrôle dans le métal et laissa le scanner de sécurité inspecter sa rétine. La porte coulissa. Se dirigeant à grands pas vers l’ascenseur principal, Burt se mit en devoir d’interroger Mima, le système domotique de sa sœur.
« Mima, Syriam est-elle encore dans la maison ?
— Négatif, répondit une voix féminine artificielle.
— Quand est-elle partie et pourquoi ?
— Hier à 9 h 56, heure planétaire. Motif inconnu.
— Etait-elle seule au moment de son départ ?
— Négatif.
— Qui l’accompagnait ?
— Deux individus bipèdes. Identité inconnue. »
Burt eut beau interroger Mima plus avant, il n’obtint aucun renseignement utile.
L’ascenseur s’immobilisa au niveau du séjour. Un paquet avait été placé en évidence sur une table au centre de la pièce. Burt demanda à Jenkins de l’ouvrir. Lequel accomplit sa tâche avec une répugnance manifeste – son programme comportemental incluait des contre-vérifications de survie de niveau quatre, ce qui le rendait parfois excessivement prudent.
A l’intérieur du colis figurait un cristal de données ainsi qu’un objet métallique en forme de cône, apparemment constitué de tubes verticaux. Burt n’en avait encore jamais vu de pareil. Cela ressemble à une mine de proximité. « Jenkins, quelle est la nature de cet objet ?
— J’ignore de quoi il peut s’agir Monsieur, répondit l’androïde après un moment de latence. Il ne figure pas dans mes bases de données.
— Comporte-t-il des éléments instables ou… explosifs ?
— Pas à ma connaissance. Pour en être certain, il me faudrait utiliser les scanners de Galaxynet. »
Galaxynet était le nom de l’ordinateur personnel de Burt. Relié en permanence à la station orbitale-relais du système Eprelon, il constituait à la fois une source d’informations inouïe et un fantastique moyen de communication à distance. Sans attendre, Burt inséra fébrilement le cristal de données dans le lecteur universel de sa sœur. Cette fois, l’holo-proj afficha un seul individu, vêtu de manière identique aux deux premiers.
L’inconnu ne fournit aucun élément d’explication concernant l’enlèvement de Syriam, mais se contenta de fixer un rendez-vous pour le lendemain sur un îlot submergé dix-huit heures sur vingt – il en communiqua les coordonnées exactes. Burt devait y arriver au moment précis où l’îlot émergerait, muni de son discojet et du mystérieux objet métallique.
Allons bon, encore un admirateur complètement siphonné, prêt à tout pour obtenir une représentation particulière de discosurf. Quelle plaie ! Le machin qu’il me confie est sans doute un drone-cam d’un genre nouveau. Par acquit de conscience, Burt demanda à son compagnon de fouiller chacune des pièces à la recherche d’éventuels indices qu’auraient pu laisser derrière eux les ravisseurs, et se joignit à lui. Un peu plus tard, n’ayant rien découvert de nouveau ils s’en retournèrent sur l’île Foster, emmenant avec eux le cône de métal et le cristal de données.
« Cet objet résiste à l’examen du scanner » constata Jenkins.
Burt le dévisagea, surpris. Si Jenkins ne faisait pas erreur – et il n’était pas coutumier du fait – l’objet devait être issu d’une technologie particulièrement avancée. « Dans ce cas, compare sa forme et sa structure aux objets de même taille exportés ou importés ces six derniers mois. Tu as l’autorisation d’utiliser tes talents de hacker pour pénétrer les bases de données du spatioport d’Antioch 3. »
Jenkins fixa un instant son maître dans le blanc des yeux, semblant demander confirmation de l’ordre. Il finit par hocher la tête en guise d’assentiment et appliqua une pression particulière sur l’un de ses index, dont il dévissa ensuite littéralement l’extrémité. Sous l’enveloppe de chair factice se dissimulait un embout métallique terminé par une minuscule puce nanoélectronique. Il l’enficha dans le port de Galaxynet prévu à cet effet. Une fraction de seconde plus tard, l’alter ego virtuel de Jenkins pénétrait dans le réseau. Avec une facilité désarmante, il contourna les divers systèmes de protection et s’infiltra dans la base de données du spatioport. Il y recueillit et tria une incroyable quantité de données à la seconde, comme jamais aucun humain ne serait capable de le faire.
Posséder un androïde apte à s’insinuer dans un réseau était en principe strictement prohibé : si Jenkins était repéré et identifié, il serait détruit et son maître encourrait de graves sanctions pénales. Mais Burt était confiant. Son compagnon était un prototype secret, il pouvait demeurer quasiment indétectable dans n’importe quel système et en ressortir sans laisser la moindre trace de son passage. Son père était parvenu à le faire passer pour un modèle courant et avait ainsi offert un inestimable allié à son fils.
La recherche prit quelques minutes. Burt se mit à faire les cent pas dans la pièce, jusqu'à ce qu'un objet identique à celui trouvé chez Syriam apparaisse à l’écran.
« Il s’agit d’un contrôleur de flux d’énergie doté d’un émetteur-récepteur, affirma Jenkins. Un vaisseau à destination de Galinean 4 en a pris livraison d’une cargaison il y a trois mois de cela. On les utilise notamment pour vérifier la stabilité des propulseurs de vaisseaux spatiaux ou de centrales d’énergie.
— De quelle technologie sont issus ces contrôleurs ?
— Ils ont été vendus par des Azal’nams, Monsieur. Comme aucune entreprise à la surface n’en produit du même type, on peut en déduire que ce sont bien eux qui les fabriquent.
— Nous tenons enfin une piste ! Reste à savoir ce qu’ils voulaient que je fasse avec cet engin.
— Il existe une autre éventualité : on essaye peut-être de nous laisser de faux indices, dans le but de nous égarer. Comme je ne suis pas parvenu à sonder l’intérieur de cet engin, il pourrait très bien dissimuler malgré tout des explosifs.
— C’est possible, mais j’ai pourtant l’intuition que nous sommes sur la bonne voie. »
Jenkins ne répondit pas. L’intuition, l’une de ces caractéristiques fondamentales qui différencient les humains des androïdes, avait beau être un concept difficile à appréhender pour lui, sa programmation lui interdisait d’en contester la légitimité.
Sur une injonction de Burt, l’écran mural afficha une carte où figurait l’îlot sur lequel les ravisseurs lui avaient fixé rendez-vous. Celui-ci était perdu au milieu de nulle part, à égale distance entre Antioch 2 et Antioch 4. Impossible de deviner quel objectif précis les commanditaires de l’opération cherchent à atteindre à partir de cet endroit. Il s'assit dans un fauteuil et se passa la main sur le front, perplexe. Les Azal’nams étaient sa seule véritable piste. Que savait-il exactement de ce peuple ? Ils étaient natifs de Marinopolis, avaient besoin d’être immergés en permanence dans l’eau et étaient plutôt repliés sur eux-mêmes en règle générale. On ignorait le chiffre exact de leur population, mais il était établi qu’une faible proportion visitait la surface. Ils s’équipaient alors de scaphandres spécialement conçus. Certains avaient déjà été interviewés par les médias, et ils possédaient une curieuse façon de s’exprimer. « Nos ancêtres et nous approuvons ou sommes en désaccord avec telle chose », disaient-ils, comme s’ils vivaient continuellement en osmose avec leurs prédécesseurs morts confiés à l’océan. Un peuple étrange, pour le moins.
Burt demanda à son compagnon de lui faire une synthèse rapide de ce qu’il savait des Natifs – comme on les surnommait. Jenkins ne se fit pas prier. Chez les Azal’nams, l’instinct communautaire était largement plus développé que parmi les êtres humains. Il n’existait aucun exemple d’un individu qui se serait détaché des siens pour aller s’installer durablement sur une autre planète ou même ailleurs que dans les cités des grandes profondeurs où ils résidaient. Les décisions étaient prises au plus haut niveau par un immuable Concile des Vivants et des Ancêtres. A chaque fois qu’un dirigeant de l’une des Cités-Etats de la surface s’adressait à ce Concile, il était mis en relation avec un interlocuteur différent du précédent. Pourtant, le discours des Azal’nams demeurait parfaitement cohérent. Quand les journalistes interrogeaient un particulier en visite sur ses opinions politiques, ses réponses concordaient immuablement avec la "ligne" fixée par le Concile.
« Ils pratiqueraient la télépathie ? demanda Burt.
— Vraisemblablement non Monsieur, mais les études menées jusqu'à présent ont établi que leurs moyens de communication sont plus efficaces que ceux de la plupart des humains.
— Intéressant. A ton avis, est-il possible qu’un Azal’nam ait pris de son propre chef… je veux dire tout seul, sans en référer à ses pairs, la décision d’enlever ma sœur ?
— Les probabilités d’un acte isolé de ce type sont très faibles. De l’ordre de 0,5 %.
— C'est ce que je pensais. (Burt se leva brusquement.) J’ai toujours voulu visiter leurs fameuses cités sous-marines, et à mon avis le moment est venu.
— Vous n’y parviendrez pas sans leur accord, Monsieur. Ils sont les seuls autorisés à posséder des sous-marins suffisamment évolués pour supporter la pression des grands fonds.
— J’ai mon idée. Fais simplement ce que je te dis… »
***
Burt pilotait son Amphijet à vive allure, le poussant au seuil de la limite maximale autorisée. Par bonheur, les conditions atmosphériques étaient redevenues favorables. Il lui fallait agir rapidement, de manière à surprendre les ravisseurs de sa sœur… si une telle chose était possible, car il y avait de fortes chances pour qu'en ce moment même, ils fussent en train de le surveiller.
Il croisa plusieurs jetbus circulant dans des couloirs aériens à basse altitude, chenilles argentées lui renvoyant les rayons déclinants d'Eprelon, se hâtant vers leur destination, empressées. Plus il s'approchait d'Antioch Prime, plus le trafic se densifiait, mais il ne remarqua pas d'autre Amphijet que le sien. Quand l'immense dôme de la plus grande cité de la planète apparut enfin, les vitres du véhicule se teintèrent en une nanoseconde, de sorte que l'éclat lumineux réfléchi par cette vaste cloche dorée, normalement blessant pour la rétine, s'avéra inoffensif. La ville s'offrit dans toute sa majesté. Par endroits transparent, le dôme renfermait de magnifiques arboretums, des parcs aquatiques paradisiaques.
Burt effectua les manœuvres d’approche et se dirigea vers l'un des sas d'appontage réservés aux visiteurs temporaires. Il se posa. En temps normal, il préférait marcher plutôt qu'emprunter la Bulle – il lui fallait garder la forme – mais cette fois il décida de l'appeler.
Une sphère quasiment parfaite en vitriglass, pourvue d’un confortable fauteuil et d’un panel de commande ne tarda pas à se présenter, glissant silencieusement avant de s’immobiliser à sa hauteur. L’unique porte s’ouvrit et il s’installa. Sa carte Pass une fois insérée dans la fente prévue à cet effet, il sélectionna dans le navigateur l’endroit qui se rapprochait le plus du secteur qu’il voulait atteindre. Il avait accès à bien des zones que la plupart des gens moins fortunés ne connaîtraient jamais – cela faisait partie de ses privilèges – pourtant son Pass ne lui permettrait pas de rejoindre sa destination finale. Le secteur où il se rendait était sensible et même lui ne disposait pas des autorisations nécessaires pour y pénétrer.
La Bulle se mit à accélérer. Le siège était pourvu de l’habituel système de sécurité gravimétrique, et il n’eut bientôt plus que la liberté de tourner la tête d’un côté ou de l’autre. Pour autant, il n’éprouvait aucun inconfort. C’est à peine s’il remarqua les autres Bulles qu’il croisa, les mères promenant leurs enfants ou les employés qui sortaient du bureau. Absorbé dans ses pensées, il laissa le navigateur le mener au travers du spatioport, de la zone de loisirs ainsi que de l’un des secteurs industriels. Puis, la Bulle s’engagea dans de longs couloirs en pente, quasiment désertés. Une fois atteint un entrepôt de matières premières à quelques centaines de mètres sous terre, elle s’arrêta enfin. Il était dans les temps.
Il descendit et s’avança jusqu’à une vaste paroi métallique. Il était inutile de tenter de l’ouvrir directement, aussi activa-t-il son P-com. « Ça y est Jenkins, je suis arrivé. Tu t’es infiltré ?
— Je suis connecté au réseau interne d’Antioch Prime, conformément à vos instructions, Monsieur.
— Bien. Ouvre-moi la porte du secteur 14C. »
Il y eut un moment de latence, puis la paroi se leva. Burt passa aussitôt de l’autre côté.
« C’est bon ! s’exclama-t-il. N’oublie pas d’effacer toute trace de ta présence.
— Compris, Monsieur. »
Burt respira plus à son aise, soulagé. Jusqu’à présent, tout se déroulait selon ses prévisions. Demeuré sur l’île Foster, Jenkins jouait la partie la plus serrée en piratant le réseau d’Antioch Prime à l’aide du Galaxynet. Plus il provoquerait de « failles » du système en actionnant les portes sécurisées, plus il éprouverait de difficultés à effacer les traces de son incursion virtuelle. Et plus les chances pour qu’il soit repéré augmenteraient… Heureusement, le trajet était court et il ne restait plus qu’une porte à ouvrir. Il lui fallut plusieurs minutes pour la rejoindre, longeant précautionneusement les murs, tendant l’oreille pour déceler le moindre bruit suspect. Bien sûr, Jenkins devait avoir désactivé toutes les micro-cams qui auraient pu révéler sa présence. Evidemment, le secteur qu’il traversait, quoiqu’interdit, n’était pas classé en haute sécurité. Mais les risques avaient beau être limités, il ne pouvait s’empêcher de redouter être découvert. Si cela se produisait, non seulement il devrait répondre à une série de questions fort désagréables, mais surtout il aurait toutes les chances de perdre définitivement Jenkins.
Grâce à l’androïde, la seconde porte fut franchie sans plus de difficulté que la première. Elle débouchait sur un long couloir desservant plusieurs ouvertures. Un coup d’œil à sa montre lui révéla qu’il avait cinq minutes d’avance. Le Zal’menel UR98, un sous-marin de conception Azal’nam, devait donc encore être à quai. L’heure et le lieu de son départ, comme ceux de chacun des submersibles à destination de l’une des cités des profondeurs, avaient été tenus secrets… à ceci prêt que peu de choses pouvaient être dissimulées à la sagacité et aux talents informatiques de Jenkins.
Burt sortit d’une poche de son pantalon le paralyseur, soigneusement enveloppé dans de la feuille de cytonia – une matière rare et prohibée, principalement utilisée par les contrebandiers car elle a la propriété de bloquer les rayons des scanners, masquant aux systèmes autonomes de sécurité les armes ou produits dangereux. Silencieusement, il avança en direction de la porte 268B, au-delà de laquelle devait se trouver le sous-marin. Jusqu’à présent les plans des lieux piratés par Jenkins, que Burt avait mémorisés sous cyberhypnose avant son départ, s’étaient révélés conformes à la réalité. Soudain il se figea. Un léger bruit de pas résonnait dans le couloir, se faisant peu à peu plus distinct. Il se plaqua contre un mur.
Ce ne pouvait être une coïncidence. Sa cible – étonnant de voir à quel point l’appréciation d’autrui peut se modifier suivant les circonstances – approchait. Le corridor faisait un angle et elle n’allait pas tarder à apparaître. Il attendit un instant, tendit l’oreille, mais ne perçut plus rien. Brusquement, il s’élança, franchissant rapidement la distance.
Juste à temps. Celle qui, selon le registre confidentiel des départs, devait avoir pour nom Lise Melkieer, venait d’en terminer avec le protocole de sécurité et la porte 268B s’ouvrait devant elle. « Un instant ! dit-il en pointant hâtivement son paralyseur dans sa direction. Permettez que je vous accompagne. »
Elle avait la peau d’ébène, les cheveux et iris de même couleur. Sa tenue, un strict uniforme bleu-marine, ne laissait aucun doute quant à son appartenance à la Confédération des Planètes Unies. Elle sembla d’abord surprise et effrayée, puis une lueur de reconnaissance s’alluma dans ses yeux.
Il la rejoignit à grands pas et lui enjoignit du geste d’entrer dans le sas devant elle. Quand elle s’exécuta il lui emboîta le pas et la première porte se referma derrière eux.
« Vous êtes le vrai Burt Foster, le champion de discosurf ou bien l’un de ses sosies ? lui demanda-t-elle.
— C’est moi qui pose les questions. Vous êtes bien Lise Melkieer ? »
Elle acquiesça du chef, visiblement intriguée.
« Le programme ne change pas. Faites exactement ce que vous aviez prévu. Mais n’essayez pas de me jouer un tour ou vous le regretterez.
— Là où je me rends vous ne serez pas le bienvenu. Les Azal’nams n’aiment pas les surprises, et la force ne vous mènera nulle part avec eux.
— Je verrai cela plus tard. »
La seconde porte, une demi-sphère en neutronium épaisse de la moitié d’un mètre, s’ouvrit à son tour. Burt savait à quoi ressemblaient les sous-marins de poche conçus par les Azal’nams, mais c’était une chose d’en avoir déjà examiné une représentation holo, et une autre toute différente d’en avoir un réel à portée de la main. Oblong, mesurant une quinzaine de mètres, sa coque se composait d’une matière couleur sépia vaporeuse formée de stries hélicoïdales. En considérant l’engin on ne pouvait s’empêcher d’éprouver une sensation de mouvement, comme s’il tournoyait sur lui-même alors qu’en réalité il demeurait immobile. Burt fit signe à sa prisonnière d’en actionner l’ouverture principale. Elle sortit d’une sacoche qu’elle portait à son côté une petite télécommande et bientôt, la partie supérieure de ce qui devait être le cockpit bascula vers l’avant. L’intérieur de l’appareil se révélait de conception bien différente de la structure externe, autrement plus tangible, donnant l’impression qu’il avait été aménagé pour des humains.
« Il n’y aura pas assez d’oxygène pour nous deux, dit Lise.
— Bien essayé, mais vous mentez. J’ai étudié les données concernant ce modèle de sous-marin : il génère l’oxygène en fonction des besoins internes. Et il peut accueillir deux personnes. Allons-y maintenant. »
Ils s’installèrent, n’ayant d’autre choix que de s’allonger sur le ventre. Une fois le cockpit refermé, Lise contacta le poste de contrôle et, toujours sous la menace du paralyseur, demanda l’autorisation de plongée. Au grand soulagement de Burt, la réponse fut positive. Son intrusion n’avait donc pas été détectée.
De l’eau de mer jaillit d’orifices situés au sol, inondant peu à peu le hangar. Puis l’accès vers l’extérieur s’ouvrit, lentement. Le sous-marin, comme mû par une volonté propre, s’élança. Les eaux étaient tourmentées – le contraire eût été étonnant. Burt connaissait l’inconfort des voyages en immersion pour en avoir fait quelques-uns dans sa jeunesse. Dépressions, tourbillons et remous agitaient les submersibles de petite ou moyenne taille comme des coquilles de noix et par conséquent, l’organisme de leurs occupants. Avaler un repas trop riche avant le départ était fortement déconseillé.
Mais il fut surpris. Les perturbations étaient beaucoup moins importantes qu’il ne s’y attendait. Et pourtant, Lise ne dirigeait en aucune façon le vaisseau, lequel s’enfonçait sereinement dans les profondeurs. Une intelligence autonome semblait le gouverner, parvenant à anticiper les courants favorables, l’y faisant glisser sans jamais toutefois modifier sensiblement la trajectoire.
« Ainsi, cet appareil est dirigé à distance.
— Les Azal’nams désirent contrôler tout ce qui pénètre dans leur espace vital. C’est pourquoi ils seront mécontents de vous voir.
— Quelque chose me dit qu’ils savent déjà que je suis à bord. Mais parlons plutôt de vous. Selon mes renseignements, vous appartenez à la Confédération des Planètes Unies ?
— Vous devriez le savoir, puisque vous m’avez prise en otage.
— Cela n’a rien de personnel. En réalité, je cherchais simplement un moyen de pénétrer dans une cité Azal’nam et votre vaisseau était le premier sur la liste des départs. Je sais que vous êtes inspectrice à la section environnement et ingénierie de la Confédération des Planètes Unies, mais je n’ai pas eu le temps de recueillir d’autres informations vous concernant. Que venez-vous faire chez les Natifs ?
— C’est confidentiel.
— Pour un otage, le moins que l’on puisse dire est que vous n’êtes pas très coopérative. Passons un marché : vous m’expliquez quel est votre objectif en allant là-bas, et je vous dirai à mon tour pourquoi je m’y rends.
— Mmm… j’avoue que je serais curieuse de savoir ce qui a poussé un champion renommé tel que vous à risquer sa carrière et sa vie en s’introduisant illicitement dans un sous-marin Azal’nam. Cela ne cadre pas avec l’idée que je me faisais de vous. Car ou je me trompe fort, ou vous êtes bien Burt Foster ?
— C’est exact.
— Bien. Dans ce cas, je vous prierai de garder ce que je vais dire pour vous. Les Azal’nams se plaignent depuis quelque temps déjà de voir leurs sources de nourriture – des algues et certains crustacés vivant à de grandes profondeurs – s’amoindrir. Ils attribuent cette déperdition aux tourbillons générés par la plus puissante compagnie d’hydroénergie de cette partie de la galaxie : Electrotech. »
Burt écarquilla les yeux, dévisageant son interlocutrice en se demandant si elle était sérieuse. Mais celle-ci continua imperturbablement son exposé. « Vous n’êtes pas sans savoir qu’Electrotech fournit aux autres planètes et stations orbitales de ce système des piles ioniques capables de couvrir des mois durant les besoins en électricité de populations entières. L’existence de deux lunes à si faible distance de Marinopolis et le phénomène de marées qui en résulte, représente pour Electrotech un atout majeur. L’entreprise a été autorisée à utiliser une partie de l’énergie produite pour accélérer encore les courants marins et générer des tourbillons plus puissants, ceci afin d’accroître la production d’énergie et donc, les volumes de fabrication de piles ioniques.
— Je sais tout cela. (Burt grimaça, quelque peu gêné. Il n’aimait guère la tournure qu’avait prise la conversation. Ce n’était pas la première fois qu’il avait à se faire l’avocat d’Electrotech.) Des climatologues, relayés par certains médias peu scrupuleux, accusent régulièrement la compagnie de modifier les conditions météo. Quelques géologues vont même jusqu’à dire qu’elle est responsable de l’érosion des socles granitiques des îles, et que les Cités-Etats de Marinopolis sont toutes menacées. Mais ils devraient apporter des preuves avant de dénigrer une entreprise qui fait vivre 90 % de la population !
— Quatre-vingt-dix pour cent de la population en surface, vous voulez dire… Je vois que vous avez bien appris le discours officiel prêché par les cadres d’Electrotech. Il s’agit de votre principal sponsor, je crois ?
— Exact. Mais ce n’est pas pour ça…
— Les preuves dont vous parlez auraient été fournies depuis longtemps, le coupa Lise, si Electrotech ne s’était pas chargé de graisser de nombreuses pattes et n’avait fait tout son possible pour étouffer les multiples affaires. Parmi les représentants de la Confédération sur Marinopolis, il se murmure que la division « relations publiques » d’Electrotech est l’une des plus actives et des plus influentes de toutes. Quoi qu'il en soit, si j’ai été dépêchée ici, c’est entre autres pour m’assurer du respect des seuils de production d’énergie imposés par la Confédération.
— Et ce sont les Azal’nams qui les vérifieront pour vous ?
— Les contrôles traditionnels sont inefficaces, car Electrotech semble avoir le don de les anticiper pour se mettre en conformité avec les taux autorisés. Pourtant, nous sommes sûrs de deux choses : d’une part, la production de piles ioniques n’a jamais été aussi élevée…
— Et d’autre part ?
— D’autre part les élévations sous-marines ayant donné naissance aux îles sur lesquelles reposent les Cités-Etats s’érodent effectivement à un rythme tout à fait inhabituel.
— C’est impossible !
— J’ai effectué moi-même les observations sur place, en compagnie d’un géologue de la Confédération. Croyez-moi, les tourbillons sous-marins endommagent très sérieusement les socles naturels sur lesquels sont bâties les Cités-Etats. Votre monde est en danger, Burt, et tout porte à croire qu’Electrotech n’est pas étranger à cet état de fait.
— Ridicule ! Ils ne scieraient pas la branche sur laquelle ils sont assis !
— Allons donc, Burt, vous n’êtes pas naïf à ce point tout de même ? L’histoire de notre planète mère faisait bien partie des bases de données didactiques que vous avez étudiées étant jeune ? (Burt détourna le regard, embarrassé.) Non ? Eh bien, sachez que la situation était comparable en une époque reculée, sur cette planète appelée Terre. A l’approche du XXIème siècle de l’ère prégalactique, ceux qui s’appelaient Occidentaux croyaient avoir atteint la maîtrise de leur technologie et de leur environnement. Quand les scientifiques d’alors les ont avertis que cette même technologie provoquait un réchauffement climatique, les gouvernements, sous la pression de l’opinion publique et des médias, ont signé de solennels traités… lesquels sont pratiquement restés lettres mortes, dans un premier temps. Il faut dire que les industriels faisaient pression pour ralentir les nécessaires évolutions, ayant uniquement en tête le profit à court terme. Le concept de développement durable existait pourtant, mais ne représentait qu’une théorie abstraite pour la plupart des gens. En réalité la société dans son ensemble a réagi de manière strictement empirique, à l’image d’un enfant qui ne sait pas qu’il va se brûler tant qu’il n’a pas subi la morsure du feu. C’est d’ailleurs là l’un des plus vieux démons de l’humanité. Ce n’est qu’une fois les côtes des principaux pays submergées, quand les victimes se sont comptées par centaines de milliers, que de véritables mesures ont été prises. Mais le mal était déjà fait : les raz-de-marée ont entraîné une terrible récession économique et de grands projets en cours, telle la Station Spatiale Internationale, ont dû être abandonnés. La civilisation terrienne a fait un pas en arrière à cette époque et il lui a fallu des décennies pour s’en remettre. L’une des attributions de la Confédération des Planètes Unies est de veiller à ce que de telles catastrophes ne se reproduisent pas. »
Un silence pesant s’établit après ce discours. De temps à autre, Burt secouait la tête, incrédule. Quand Lise lui demanda à son tour la raison de sa visite chez les Azal’nams, il lui expliqua l’enlèvement de sa sœur et les soupçons qu’il concevait à l’égard des Natifs. « D’après ce que vous m’avez dit, il me paraît évident qu’ils ont kidnappé ma sœur afin d’obtenir de moi que je place le contrôleur de flux d’énergie sur la centrale d’énergie principale d’Electrotech.
— Cela paraît effectivement couler de source, si je puis dire. Les Azal’nams possèdent un sens de la justice qui leur est propre, et je ne serais pas étonnée s’ils estimaient que l’individu qui s’est le plus enrichi grâce à Electrotech doit aussi être celui qui fera rendre des comptes à cette compagnie devant la galaxie entière. Toutefois l’enlèvement de votre sœur est surprenant : c’est un peuple pacifique – du moins il avait été considéré comme tel jusqu’à présent.
— Il va falloir réviser votre appréciation. Les Natifs ont certainement décidé de changer de méthodes.
— Je n’en suis pas si sûre. (Lise étouffa un bâillement.) Je ne sais pas vous, mais je tombe de sommeil. »
Burt acquiesça. A mesure qu’ils s’enfonçaient dans les profondeurs, la lumière externe s’était peu à peu affaiblie et en ce moment, aucun photon n’était plus capable de les atteindre. La journée avait été éprouvante. Il lutta quelques instants pour rester éveillé : il devait encore expliquer à Lise qu’il méritait chacun des crédits qu’il avait amassés. N’avait-il pas risqué sa vie à maintes reprises pour cela ? Richesse et gloire n’étaient-elles pas la juste rançon du succès ? Mais il finit par succomber à la fatigue et ferma les paupières.
***
Il se crut d’abord dans un rêve. Il n’était plus à bord du Zal’menel UR98, mais dans une combinaison de conception Azal’nam, plongé dans les profondeurs de l’océan. Voilà un rêve diablement réaliste, si c’en est un. Je peux sentir l’odeur caractéristique du mélange d’air de synthèse que je respire, et je maîtrise le moindre de mes mouvements.
Maîtriser était un bien grand mot. Chaque membre du scaphandre était prolongé par des nageoires sensitives, réagissant à chacun de ses gestes. A chaque battement de bras ou de jambes, Burt s’éloignait de plusieurs mètres de son point de départ. Il avait l’impression de s’être transformé en poisson – qui ne serait pas encore accoutumé à ses nageoires.
Son regard fut attiré par de la lumière en contrebas. D’immenses champignons luminescents s'élevaient à quelques encablures de sa position. Certains faisaient penser à des arbres géants et décharnés, ayant essuyé une telle tempête qu’ils auraient perdu presque toutes leurs branches. D’autres au contraire paraissaient plus jeunes et offraient des volumes agréables à l’œil. Chacun possédait un ou plusieurs chapeaux en étages, de forme variable. Quelques-uns, extravagants, devaient avoir des centaines de mètres de diamètre. Un petit groupe, constitué d’un demi-cercle, était adossé à une falaise. La lumière provenait de cellules disposées régulièrement sur toute la circonférence des chapeaux. De temps à autre, on pouvait apercevoir une silhouette diaphane entrer à l’intérieur ou en sortir.
Burt demeura quelques instants perplexe. Puis il réalisa qu’il avait sous les yeux une cité Azal’nam. Il savait que celles-ci se nichaient au sein de gigantesques cavernes – le sol de Marinopolis sous l’océan était un véritable gruyère – échappant ainsi à l’effroyable pression des grandes profondeurs, mais le procédé par lequel les sous-marins Azal’nams pénétraient dans ces cavernes était tenu secret. C’est à se demander si mon état de fatigue de tout à l’heure était entièrement naturel.
Si ce n’était un rêve, où se trouvait donc Lise Melkieer ? L’inspectrice de la Confédération n’était visible nulle part. Burt fit basculer son tronc vers le bas, ayant dans l’idée de se rapprocher des structures fongiformes.
Ce ne fut pas nécessaire. Une silhouette a la souple membrane quasi transparente – on distinguait un réseau de veines bleues parcourant son organisme – se dirigea vers lui. La créature n’avait que peu de choses en commun avec les Azal’nams que l’on croisait parfois à la surface, revêtus de leur scaphandre spécial. Mais Burt savait avoir bel et bien affaire à un Natif, pour avoir vu des holos-docus dans lesquels ils évoluaient à l’état naturel. Celui qui s’approchait – à grande vitesse – ressemblait comme tous ses congénères à l’improbable croisement entre une raie et un hippocampe géant : son échine le plus souvent redressée lui conférait une apparence aristocratique que ne démentaient pas les grandes nageoires prolongeant la paroi thoracique, ample manteau digne d’un souverain. La partie supérieure du corps correspondant au visage était pourvue de deux yeux jaunes fixes, semblant aveugles, et d’une bouche perpétuellement ouverte. L’encadraient de chaque côté de courtes mandibules qui se mirent à exécuter une série de mouvements complexes quand l’Azal’nam se stabilisa face à Burt. Le système de traduction instantanée incorporé dans son scaphandre décrypta les signaux optiques et les lui retransmit, sous forme de voix entièrement synthétique lui parvenant par une oreillette.
« Vous savez déjà ce que nos ancêtres et nous attendons de vous, Burt Foster.
— Bien le bonjour à vous aussi et merci, je vais bien. Et vous ? (La créature demeura immobile, ses mandibules se dressant un instant avant de retomber, inertes.) Mmm… ce n'est pas la politesse qui vous étouffe à ce que je vois. Mais je vais répondre à votre question – si question il y avait. Vous désirez que je me serve de mon discosurf pour approcher du générateur principal d’Electrotech et que je colle sur sa structure votre mouchard, c’est bien cela ?
— Nos ancêtres et nous désapprouvons les termes que vous employez, cependant l’idée générale est correcte.
— Vos ancêtres et vous pouvez aller vous faire voir ailleurs ! Je n’agis jamais sous la contrainte et c’est une faiblesse que de céder au chantage.
— Vous pratiquez la violence par le langage. La violence n’est pas un recours acceptable entre êtres civilisés et intelligents.
— Quel culot ! Vous osez parler de violence, vous qui avez kidnappé ma sœur !
— Votre sœur n’a pas été… kidnappée, comme vous dites. Elle est venue à nous de son plein gré et le message que nos ancêtres et nous vous avons laissé nous a été dicté par elle. Nos ancêtres et nous avons longuement débattu avant de prendre cette décision, mais la situation l’exigeait. »
L’Azal’nam se tourna subitement de profil et Burt aperçut quatre nouvelles silhouettes se rapprochant rapidement. L’une était bien Syriam, revêtue elle aussi d’un scaphandre Azal’nam. Contrairement à lui, elle maîtrisait à peu près ses mouvements. Elle paraissait en bonne forme, mais son visage aux traits délicats était soucieux. Lise Melkieer ainsi que deux Natifs se tenaient à ses côtés.
« Ainsi c’est bien toi qui es à l’origine de cet ignoble canular, dit Burt en s’adressant à sa sœur.
— Je n’avais pas le choix. (Syriam fronça les sourcils.) Je ne pensais pas que tu compliquerais les choses en venant jusqu’ici. La situation est catastrophique pour les Azal’nams. Et elle ne va pas tarder à le devenir pour ceux de la surface.
— Trouve-toi une autre excuse. Tu as toujours fait partie du clan des plus pessimistes...
— Allons donc ! Tu as discuté avec Lise. Tu sais donc où nous en sommes.
— Si Electrotech n’a rien à se reprocher, intervint l’intéressée, un simple contrôle des flux d’énergie qu’ils produisent ne les gênera en aucune manière.
— Sauf si le contrôleur de flux fourni par les Azal’nams a été trafiqué afin de délivrer de fausses informations, contrecarra Burt. Il est facile de renforcer dans leur erreur des gens persuadés qu’ils ont raison.
— Nous sommes dans le vrai, répliqua Lise. Mais soyez rassuré, nous avons déjà pris en compte votre hypothèse. Les précautions nécessaires ont été prises et nous ne serons pas induits en erreur.
— Désolé, mais ça ne me suffit pas. Je ne ferai rien avant d’en savoir davantage. »
Lise grimaça à l’intérieur de son scaphandre. Elle se concerta un instant avec les Azal’nams – leurs échanges muets étaient étranges à observer – avant de se tourner de nouveau vers lui, le fixant d’un air mécontent. « Vos questions et votre obstination à ne pas coopérer mettent en danger non seulement ma mission, mais aussi d’autres personnes. Sachez donc ceci : nous avons infiltré l’un de nos agents à Electrotech. Il a la possibilité de se procurer les relevés d’énergie du générateur principal. C’est d’ailleurs grâce à lui que nous avons pu mesurer l’ampleur des fraudes dont se rendent coupables les dirigeants d’Electrotech. Toutefois, ces données à elles seules nous seraient inutiles devant un tribunal de droit interstellaire. On finirait par découvrir que la personne les ayant divulgués travaille pour nous, et on remettrait alors en cause leur véracité. En revanche, si les Azal’nams établissent clairement qu’Electrotech dépasse les seuils autorisés, et que les relevés fournis par eux à la Confédération sont peu après corroborés par ceux d’un "honnête" employé sur place, le scandale sera tel que la Confédération n’aura même plus besoin de l’assentiment d’une cour de justice pour prendre des mesures immédiates.
— Et pourquoi faire appel à moi afin de placer le contrôleur ?
— Je vous l’ai dit, les Azal’nams possèdent un sens inné de la justice. En outre, les dirigeants d’Electrotech, sachant pertinemment les risques qu’ils encourent, ont entouré leur générateur d’un périmètre de sécurité pratiquement inviolable en altitude comme sous la mer. La seule faiblesse réside en surface, mais qui serait assez fou pour aller défier les vagues du grand Océan ?
— Qui, en effet. Vous et les Azal’nams n’hésitez pas un seul instant quand il s’agit de risquer la vie d’autrui.
— Pas quand l’enjeu est d’en sauver des millions d’autres. Personnellement, j’ignorais la dernière partie du plan avant de vous rencontrer. Mais ceux que vous appelez les Natifs sont très favorablement impressionnés par vos talents de surfeur… »
Burt secoua la tête négativement. Les sourires de Lise et de Syriam glissaient sur lui sans le toucher car il savait que quelle que fût sa décision, il aurait à le regretter. « Des années d’épreuve et de sacrifice pour parvenir à la maîtrise absolue de ma discipline. Et vous me demandez de balayer tout cela d’un revers de la main, de trahir mon employeur et de mettre fin à ma carrière… murmura-t-il.
— Tu peux refuser de nous aider, dit Syriam. Mais tu te rendras ainsi complice des méfaits d’Electrotech. Les Azal’nams ne peuvent importer leur nourriture, car leur organisme ne s’adapte qu’à celle qui provient directement de leur environnement. Je t’enverrai régulièrement leurs statistiques de mortalité liée à la sous-nutrition, et tu sauras quelle part tu y prends. Tu sauras aussi, lorsque les Cités-Etats trembleront sur leurs bases, dans quelques mois ou dans quelques années, que tu aurais pu empêcher le désastre, et que tu ne l’as pas fait. Es-tu sûr de vouloir vivre avec cela ? »
Burt se détourna et contempla les profondeurs obscures. C’était injuste de vouloir lui faire porter le chapeau. Terriblement injuste de reporter toute la culpabilité sur lui. Mais le fait était là : il pouvait éclaircir les choses, dénoncer ou au contraire disculper Electrotech. Il se retourna, et quand Lise Melkieer lui tendit un contrôleur de flux, sa main se referma sur l’objet.
On ne lui laissa pas le loisir de visiter la cité qui se déployait sous ses pieds. Les Azal’nams, Lise et Syriam le menèrent sans tarder vers un gigantesque sous-marin ayant la forme d’un Wimalen : une baleine géante de Marinopolis dont la peau rugueuse évoquait l’écorce des arbres et les interminables nageoires dorsales et ventrales, toutes proportions gardées, les ailes d’un albatros. Des lueurs jaunes couraient de la proue à la poupe de l’immense bâtiment, trahissant la technologie Azal’nam. Il était difficile de ne pas se sentir intimidé en s’en approchant, plus difficile encore de ne pas avoir le sentiment de sa propre insignifiance.
Burt s’attendait à pénétrer de nouveau dans un sas et à y subir une phase de décompression : il n’en fut rien. Les Azal’nams les conduisirent, lui et ses deux compagnes, le long de la paroi du vaisseau, jusqu’à des sortes de tuyères invisibles de loin. Ils se faufilèrent à l’intérieur de l’une d’elles en file indienne. Une fois atteint le premier espace dégagé, également empli d’eau, deux Natifs les accueillirent. « Bienvenue à bord du Wimal’nam IV » fit la voix synthétique du traducteur. Puis, les nouveaux venus les escortèrent à travers un dédale de larges canalisations éclairées d’une lumière tamisée. Nager dans un vaisseau procurait un sentiment étrange. Burt se félicita de ne pas souffrir de claustrophobie. Bientôt ils parvinrent dans une salle où étaient disposés divers appareils dont il ignorait l’usage. Certains avaient un aspect organique, d’autres étaient recouverts de métal.
« Le vaisseau va se mettre en mouvement, déclara l’un des Azal’nams. Vous devez vous arrimer à l’une de ces parois (de la nageoire, il désigna l’une des extrémités de la pièce).
— Ne t’inquiète pas, je vais te montrer comment t’y prendre », intervint Syriam. Joignant le geste à la parole, elle s’approcha de la paroi en question et s’y adossa, s’arrangeant pour que les nageoires de son scaphandre s’insèrent dans des interstices prévus à cet effet. Quand Burt fit de même, il se sentit aussitôt fixé à la cloison. Je sais ce que ressent une mouche collée à un piège, maintenant. Ou une tortue retournée sur sa carapace. Je dois avoir l’air ridicule.
Peu après, le vaisseau accéléra. Ses deux compagnes et lui durent demeurer attachés ainsi au moins une heure avant que Burt ne commence à perdre la notion du temps. A un certain moment, il eut la nette impression d'un ralentissement. Selon toute probabilité, le Wimal'nam entamait les manœuvres d’approche de la voûte de la caverne intérieure. « Comment un appareil aussi énorme se débrouille-t-il pour passer de l’autre côté de la caverne ? Et comment s’y prendra-t-il pour ne pas être écrasé par la colossale différence de pression ? demanda-t-il à la cantonade.
— Personne ne le sait, répondit Lise. C’est là l’un des secrets les mieux gardés des Azal’nams. »
Les manœuvres prirent quelque temps, à la suite de quoi le vaisseau accéléra pour atteindre sa vitesse de croisière. Les nageoires de leur scaphandre furent libérées et ils purent se dégourdir les membres en nageant dans la pièce. Un Azal'nam se présenta quelques minutes plus tard, faisant glisser devant lui un sub-projo. L'appareil, spécialement conçu pour projeter des images holos en immersion, fut installé au centre. Burt assista à une simulation de sa mission à venir. Les systèmes de sécurité qu’il aurait à déjouer lui parurent efficaces, mais non inviolables. A sa demande, on le mit en relation avec Jenkins, auquel il expliqua la situation. Il lui fixa rendez-vous au point d'émergence, lui demandant d'apporter son meilleur discojet.
Il aurait aimé explorer le vaisseau durant le reste du trajet, mais se heurta à l’intransigeance des Azal’nams. Leur goût du secret avait quelque chose de particulièrement irritant. N’étaient-ils pas pour leur part autorisés à visiter les installations humaines en surface ? La réciproque ne devait-elle pas être de bon aloi ? Mais non, "leurs ancêtres et eux" avaient décrété qu'aucun humain ne devait quitter la Salle des Visiteurs. Burt rongea son frein jusqu’au moment où ses compagnes et lui furent escortés jusqu'à différentes capsules. A l'instar du Zal’menel qui l'avait amené à la cité des profondeurs, ces sphères remplies d'eau se révélèrent contrôlées à distance.
Les derniers kilomètres les séparant de la surface furent rapidement franchis et ils arrivèrent en vue d'une petite île rocheuse déserte. Les capsules, dotées d'un système anti-grav, les déposèrent au centre d'une crique. L'endroit était miraculeusement abrité des lames colossales qui de toutes parts menaient le siège, semblant à tout moment capables d'engloutir définitivement l'îlot.
Deux autres capsules se posèrent non loin. Des Azal'nams revêtus cette fois d'une combinaison de surface les rejoignirent. Burt eut la satisfaction de pouvoir enfin se libérer du sien, se conformant en cela aux instructions de sa sœur. La qualité de l'air, les odeurs de marée et de sel lui chatouillèrent agréablement les narines au point de le griser, tandis que le fracas des vagues l'assourdissait. Durant les quelques instants qui suivirent, ils mirent au point avec les Natifs les derniers détails de son expédition.
L'Amphijet de Jenkins ne tarda pas à se présenter à son tour. Une fois l'engin stabilisé en altitude, l'androïde flotta jusqu'à eux. Il apportait une ceinture antigrav en plus de celle qu’il portait, un navi-radar ainsi que le discojet demandé. « Le radar vous garantira des mauvaises rencontres, dit-il à Burt en lui remettant son équipement. Il vibrera dès qu’il sentira quelque chose s’approcher, de sorte que vous n’aurez pas à le consulter à tout moment. Gardez-le dans votre ceinture, Monsieur.
— Merci, Jenkins. Tu penses à tout.
— J’ai été programmé pour cela. Prenez garde à vous, Monsieur, et n’hésitez pas à vous servir de votre P-com dès que vous aurez besoin de moi. »
Burt embrassa sa sœur. Sans aucun doute elle l’avait manipulé, et il lui en gardait encore rancune. Toutefois il comprenait pourquoi elle avait agi ainsi. De manière plus formelle, il serra la main de Lise. Laquelle lui souhaita bonne chance. Par mesure de sûreté, il vérifia que l’étui contenant le contrôleur de flux était correctement fixé à sa ceinture. S'il venait à le perdre, les espoirs que plaçaient en lui les Natifs seraient ruinés. Dès lors il lui serait difficile de se regarder de nouveau dans une glace… Ou bien serait-ce vraiment si difficile ? Il soupira. Quoi qu’il fasse, l’image que lui renverrait le miroir serait celui d’un traître.
Il ne devait plus y penser. Il devait se persuader qu'il agissait pour la bonne cause.
Activant brusquement sa ceinture anti-grav, il s’arracha du sol et gagna en altitude. Une fois à hauteur respectable, il fixa à ses pieds le discojet avant de consulter le navi-radar. La centrale d’hydroénergie était entièrement dissimulée par les vagues, mais ne devait pas être éloignée de plus d’une dizaine de kilomètres. Il désactiva sa ceinture et s’élança, retrouvant aussitôt les sensations du discosurfeur, celles qui lui étaient davantage qu’une seconde nature.
Le principal obstacle qu'il avait à franchir consistait en des dômes de détection flottant au-dessus de la mer. Ils balayaient la frontière de la zone appartenant à Electrotech d'un faisceau d'ondes suffisamment performant pour distinguer un poisson d'un être humain ou d'un androïde. Tout individu repéré serait immédiatement signalé aux redoutables amphidrones patrouillant en permanence autour de la centrale. Les probabilités de leur échapper après avoir déclenché l'alerte générale, même pour un expert du discosurf comme lui, étaient quasi nulles.
Burt évoluait prudemment, ne tenant pas à foncer tête baissée dans le piège. Au bout de quelques instants l'éclat d'Eprelon se refléta sur l'un des dômes. Burt se mit à progresser en cercles, s'en approchant peu à peu, patientant jusqu'à ce qu'une vague suffisamment imposante se forme à distance adéquate. Dès que ce fut le cas il y dirigea son discosurf pour la chevaucher. Bientôt, il se retrouva à plusieurs dizaines de mètres au-dessus du niveau des flots.
Tout dépendait maintenant de son calcul de la trajectoire. Si celui-ci était correct, il devrait parvenir à survoler le dôme et éviter ainsi d'être scanné. Restait à espérer que durant ce bref trajet en altitude, il ne fût pas repéré par les radars de la centrale. Selon les Azal'nams, les chasseurs air-mer d'Electrotech étaient plus efficaces encore que les amphidrones. Au moment propice, Burt enclencha la poussée maximale des microréacteurs de son discojet. Il accomplit une courbe et redescendit immédiatement de l'autre côté du dôme, s'efforçant d'amortir sa chute à grand renfort d’impulsions successives.
Le tourbillon dans lequel il amerrit était sans aucun doute le plus violent auquel il eût été confronté jusque-là. Burt se mit à tournoyer à une allure folle et sentit un voile s'abaisser devant ses yeux. Dans un dernier sursaut de conscience, il bascula son tronc vers l'arrière. Le résultat ne se fit pas attendre: propulsé par les microréacteurs, il s’arracha du tourbillon, rebondit sur une crête et effectua plusieurs tonneaux en l'air avant de pouvoir, hagard, reprendre tant bien que mal le contrôle.
Jamais il n'avait eu à affronter mer aussi furieuse, y compris par les pires tempêtes. Vagues et creux se formaient avec une soudaineté effrayante alors même que le temps était au beau fixe. Dans leur violence aveugle, les lames menaçaient d’achever de l’assommer, et quand il les évitait, risquaient de le déséquilibrer et de l’entraîner par le fond. Son instinct le sauva à plusieurs reprises, son corps exécutant de lui-même les figures salvatrices. Il batailla ainsi quelques instants, et ce ne fut qu'après s’être engagé à l’intérieur d’un rouleau d'eau salée qu'il parvint à consulter son radar. Sans doute le tourbillon ne l'avait-il pas rejeté hors du périmètre de la centrale d'énergie, car un écho se trouvait non loin de lui : vraisemblablement l'un des amphidrones de patrouille. Une fois sorti du tunnel marin, Burt s'efforça de maintenir un écran liquide entre lui et l'écho inconnu, tout en se réorientant progressivement dans la bonne direction. Ce qui n’avait rien d’aisé.
Enfin il aperçut la structure métallique, vaste charpente conique dont la majeure partie était immergée. Il modifia sa trajectoire pour s'en approcher à toute allure. Les efforts qu'il s’imposait pour rester en équilibre à un tel rythme étaient épuisants, il savait ne pouvoir tenir longtemps. Se projetant au-dessus d'une vague, il jeta un coup d'œil derrière lui. L'amphidrone, masse compacte cylindrique dotée d'une lentille noire holo-cam en guise de pupille cyclopéenne, l'avait repéré. Il émit une menaçante lueur rouge et Burt n'eut que le temps de changer brutalement de direction : un rayon laser transperça les flots à l'endroit où il s'était trouvé, faisant apparaître un petit nuage de vapeur.
Burt se mit à slalomer follement, le cœur battant à tout rompre. Cette fois-ci, ce n'est pas une simulation. S'il me touche, j'y passe. Il avait presque oublié sa mission quand la charpente métallique surgit devant lui. Sans réfléchir, il fit un écart de trajectoire pour éviter la collision, s'empara du contrôleur de flux des Azal'nams et le projeta avec force. L'objet se colla comme une ventouse sur l’un des conduits, émit une lueur rouge intense… puis l'air autour de lui se troubla et il disparut. Cela n'avait duré que l'espace d’une seconde, de sorte que Burt crut avoir rêvé. Puis une idée le frappa. Les Azal'nams ont dû le doter d'un champ occulteur. Bien vu de leur part.
Dans un sifflement suraigu, un nouveau rayon perfora l’écume non loin de lui, le ramenant brutalement à la réalité. Il n'a pas vraiment cherché à m’avoir. Les Azal'nams m'avaient prévenu que les amphidrones essaieraient de me rabattre pour me prendre au piège. Délibérément, il choisit la direction inverse de celle qu'il aurait empruntée d’instinct. L'amphidrone tenta de le toucher au moins à deux reprises – difficile de compter, tant il devait prendre garde aux vagues – sans y parvenir. Du coin de l’œil, Burt distingua d'autres drones se rapprochant inexorablement. Ils n'étaient pas encore à portée de tir, mais ne lui laisseraient aucune chance une fois que ce serait le cas – il ne pouvait les surveiller tous à la fois, d'autant qu'il risquait à tout moment d'être englouti dans un nouveau tourbillon.
Au loin se dessinait l'un des dômes de détection. Burt le prit en ligne de mire et augmenta de nouveau l'allure, multipliant les risques, rebondissant à une cadence insensée entre les vagues, évitant in extremis les lames qui cherchaient à le broyer. Enfin il franchit l'espace sous le dôme, sans plus craindre cette fois de déclencher l'alerte générale – ce devait déjà être chose faite.
En dehors du périmètre d'Electrotech, l'océan, quoiqu’encore très agité, ne semblait plus aussi torturé. Des tourbillons s'y déplaçaient bien de manière erratique, mais étaient de moindre ampleur que celui dont il avait failli être victime. En principe, les amphidrones ne devaient pas traverser la limite des dômes. Restait à espérer qu'ils s'en tiendraient à leur programmation.
Burt contacta Jenkins sur son P-com, lui demandant de venir le récupérer au plus vite. Il était tétanisé et pour couronner le tout, son discojet réagissait avec un temps de latence à chacune de ses injonctions. Il comprit bientôt pourquoi : un filet de fumée grise émanait d’un trou au milieu de la planche, juste entre ses deux pieds. Il pouvait presque entendre certains circuits grésiller. Sentant le sang lui monter à la tête, il poussa un juron. Je l'ai échappé belle ! Aussitôt il activa sa ceinture anti-grav et se débarrassa de l’engin. Libéré de la gravité, il s’éleva dans le ciel. Il formait dorénavant une cible facile, mais heureusement, les robots paraissaient avoir lâché prise. Les instants qui suivirent s'éternisèrent. Il commençait à se demander combien de temps tiendraient encore ses cellules énergétiques, quand Jenkins le rejoignit enfin.
***
Durant les deux semaines qui suivirent, le monde changea autour de Burt. Les responsables d'Electrotech, outragés, lui firent parvenir une prise de vue holo correspondant selon eux à une intrusion dans le périmètre de sécurité de leur principale centrale d'énergie. Il y était nettement reconnaissable avec ses cheveux en brosse, et surtout cette expression d'intense concentration qu’il arborait chaque fois qu'il se mettait en transe pour vaincre l'océan. Bizarrement, ses interlocuteurs se contentèrent de le menacer de mettre fin à leur partenariat et de le poursuivre en justice s'il franchissait de nouveau le périmètre interdit. Les compétitions de discosurf organisées par eux furent néanmoins suspendues jusqu'à nouvel ordre.
Quelques jours plus tard, les mêmes dirigeants durent faire face à des problèmes d’une tout autre gravité. L'accusation officielle des Azal'nams, relayée par l'un des éminents ingénieurs d’Electrotech, créa comme l'avait prévu Lise Melkieer un tollé. La Confédération invoqua une situation d'urgence et fit sans attendre saisir les comptes de la société. Malgré les protestations des grands pontes qui exigèrent un procès en bonne et due forme, des brigades d'intervention furent dépêchées dans chacune des centrales pour veiller à ce qu'elles ne tournent plus qu'au ralenti.
Electrotech aurait cependant fini par obtenir la levée des sanctions, si quelques jours plus tard, le maire de la Cité-Etat d'Antioch 4 n'avait été contraint d'ordonner l'évacuation de la ville : les études étaient formelles et le socle de l'île sur laquelle elle reposait, rongé par l'érosion, ne pourrait plus supporter longtemps sa masse.
Un tribunal fut réuni pour statuer en urgence sur le cas d'Electrotech, désignée comme principale responsable. Les preuves étaient accablantes : les dirigeants de la firme furent condamnés à de lourdes peines de travaux d'intérêt général et la société dût verser des indemnités colossales, aux Azal'nams comme aux citoyens d’Antioch 4. Plusieurs comités de surveillance de la Confédération furent mis en place. Les seuils de production d'énergie furent revus à la baisse jusqu’à nouvel ordre. Quant aux éventuels bénéfices générés par l’entreprise, pour les vingt années suivantes ils serviraient à financer les chantiers de consolidation des fondations des sept Cités-Etats de la planète que l’on pouvait peut-être espérer sauvegarder.
Eprelon s'était couché depuis quelque temps déjà. Burt, sa sœur Syriam à ses côtés, observait pensivement les colonnes de vaisseaux spatiaux se diriger vers la voûte stellaire. « Ils me font penser à des termites qui ont rongé l’arbre sur lequel ils se nourrissaient et qui se dirigent vers un autre pour le parasiter à son tour.
— Que veux-tu, répondit Syriam, l’économie de Marinopolis était très dépendante des performances d’Electrotech. Elle s’est effondrée depuis les décisions prises par la Confédération et les gens savent que s’ils restent ici, leur niveau de vie va baisser. Voilà pourquoi ils sont si nombreux à accompagner les réfugiés dans leur exil.
— Alors, pour quelle raison ne t’en vas-tu pas avec eux ?
— Disons que je n’ai pas envie d’être un termite.
— Moi non plus. »
Syriam sourit, mais il lui fut difficile à Burt de le lui rendre, si bien qu’il détourna le regard. Il lui en coûtait de demeurer sur place, car la plupart de ses amis et nombre de ses conquêtes étaient déjà en partance pour d’autres systèmes stellaires.
Comme il l’avait dit à sa sœur, il ne se sentait pas l’âme d’un parasite.
Et puis… nulle part ailleurs dans la galaxie il ne retrouverait d’aussi belles vagues.