Dans son nouveau livre, Lytta Basset invite à « oser la bienveillance ». Pour y parvenir, cette professeure de théologie, protestante, préconise d'abandonner le dogme du péché originel, présent aussi bien dans le catéchisme catholique que dans les écrits de Luther et de Calvin.
LA VIE. Que reprochez-vous au péché originel ?
LYTTA BASSET. Cette notion induit une vision profondément pessimiste des êtres humains, qui me semble contraire à ce que promeut le christianisme. Il n'y en a pas trace dans la Bible. Les Hébreux n'ont jamais imaginé un péché originel. Il n'en est pas question non plus dans les Évangiles. Jésus ne parle jamais d’Adam et Ève.
Durant les quatre premiers siècles, l’Église n'y fait pas référence. Pour les Pères de l'Église et notamment Irénée de Lyon, la Genèse décrit plutôt de façon symbolique le processus d'accomplissement de l’être que nous sommes appelés à vivre. Nous retrouvons ce que les orthodoxes appellent la « divinisation » de l’humain par laquelle nous sommes invités à devenir de plus en plus ressemblants à notre Créateur.
Comment expliquer l'adoption de ce dogme par l'Église ?
L.B. L’histoire personnelle de saint Augustin a fortement pesé sur la chrétienté occidentale. Dans sa jeunesse, il a été séduit par le manichéisme, cette religion qui distinguait les êtres bons d’un côté et les méchants de l’autre, et il est resté influencé par cette approche. Augustin a formulé ce dogme aussi en réaction aux thèses du moine Pélage (v. 360-422) qui donnait, selon lui, une trop grande place à la liberté humaine.
Une seule personne peut-elle influencer à ce point l'élaboration d'un dogme ?
L.B. Selon les historiens, il semble qu’Augustin ait forcé la main au pape de l’époque. Il faut savoir que 18 évêques se sont opposés à l’adoption du dogme en 418. Et que celui-ci n’a pas été retenu par les chrétiens orthodoxes.
Comment comprendre son maintien à travers les siècles ?
L.B. Il est très satisfaisant pour l’esprit humain d’avoir une explication du mal et du malheur. L’historien Jean Delumeau explique ainsi qu’au XVIIIe siècle en Europe, le mystère du mal n’existait pas, car tout s’expliquait par le péché originel. Si vous transposez cette conception au plan individuel, c'est la fameuse phrase : « Qu’est-ce que j'ai fait au bon Dieu ?» On martelait que tous les malheurs étaient « de notre faute ».
N'y a-t-il pas d'explication au mal ?
L.B. Le livre de Job, les psaumes, et même Jésus n'en ont jamais donné. Dans l’Évangile de Matthieu, Jésus explique simplement que les « scandales » (au sens étymologique du texte biblique « ce qui nous fait tomber ») font partie de la vie. Quand on l’interroge sur l’origine du mal, il tourne la tête de l’autre côté. Son auditoire veut le faire regarder en arrière pour identifier les causes du malheur. Lui invite à se demander plutôt ce que nous faisons du mal qu’on nous a fait.
Dans votre livre, vous notez que ce dogme a été aussi conforté au XXs siècle par les thèses de Freud
L.B. Freud grandit dans la Vienne bourgeoise de l’époque. Même s’il est juif, il est imprégné de la morale issue de la doctrine du péché originel. Il a une vision effroyable des humains. Ils n’ont qu’une idée en tête : exploiter et manipuler leur prochain. Si certains psys ont depuis pris leurs distances avec cette vision, elle demeure encore présente dans cette profession.
Si vous souhaitez abandonner le péché originel, vous proposez par contre de parler de la réalité du péché, pourquoi ?
L.B. Il faut bien distinguer d’une part le dogme du péché originel, cette faute qui se transmettrait depuis Adam et Eve par hérédité, et d’autre part le péché. Le récit de la Genèse n’est pas historique et la doctrine induit une vision désespérante de la nature humaine : il me semble bon d’abandonner cette construction théologique. Par contre, nous sentons bien que nous sommes toujours tentés par ce repli sur nous-mêmes que la Bible appelle « péché ». Il me semble vital de parler de cette non-relation aux autres dans laquelle nous nous enfermons régulièrement. Cette tentation est bien réelle. Mais j’évite le terme même de « péché », car le grand public le confond avec le péché originel.
Pécher, n'est-ce pas commettre une faute ?
L.B. Non, je ne crois pas. Si je suis préoccupé uniquement par le souci d’être en règle, je vais passer mon temps à calculer mes fautes et mes mérites. Je risque de faire moi-même les questions et les réponses et de renforcer renfermement dans lequel je suis pris. Et même si vous demeurez à côté de moi, je ne vous verrai pas.
Le péché, c'est donc se replier sur soi ?
L.B. Les mots « repentance » et « pénitence » n’existent pas en hébreu biblique : il y est question de « revenir », « faire retour ». Cet appel retentit à travers toute la Bible, où Dieu cherche à se faire entendre pour que l’humain revienne à la relation.
Comment ce retour vers les autres est-il possible ?
L.B. C’est portés par le moindre regard ou geste bienveillant sollicitant notre être profond que nous osons sortir de notre prison. En venant ainsi nous chercher, l’autre nous permet de toucher notre propre bienveillance, cette image de Dieu, déjà présente en nous dès notre naissance. Nous nous découvrons « capables de Dieu ». C’est-à-dire, dans tous les sens du terme, capables de l’autre.
Un simple regard bienveillant suffit-il ?
L.B. Parfois oui, si une personne s’approche avec cette bienveillance, ce regard sur moi va réveiller ma capacité d’entrer en lien avec les autres alors que je me pensais peut-être irrécupérable pour la relation. Car souvent j’ai intériorisé toute la noirceur que l’on a projetée sur moi. Pour ma part, la personne qui m’a accompagnée dans mon chemin de guérison, que j’appelle mon père spirituel, m’a aidée avant tout par sa bienveillance. Je ne l’ai jamais entendu prononcer un mot pour démolir quiconque, je sentais vraiment une bienveillance d’origine divine.