Fêlures et fissures
On ne sait pas vraiment à quoi rapporter ce film. Peut-être finalement à la Science-Fiction plutôt qu’au Réalisme ou au Naturalisme, comme au Mélodrame, genres auxquels il devrait faire penser. On se félicite surtout de passer un moment inconfortable avec des acteurs qui dominent parfaitement les incertitudes de leurs rôles, pris dans l’entre-deux de vies disparues dont ils portent encore des bribes avec eux. On est atteint de plein-fouet par leurs fêlures, celles qui séparent définitivement l’avant et l’après.
Il y a eu une vie de travail, je veux dire d’un travail normal rythmé de déplacements, de temps de vacances et de vies communes et il y a maintenant une vie pour faire comme si : dans le volontarisme syndical, dans le volontarisme associatif, dans l’écoute implacable des détresses, dans la drogue quotidienne jusqu’à ce que tous les faux-semblants ne suffisent plus à masquer le vide.
Il y a eu une France prestigieuse ; premier pays du monde, patrie de l’art, accueillant dans la ville-lumière l’élite et les richesses du monde entier. Et puis il y a des faux-semblants : les slogans répétés à vide inconsidérément et hors de propos, les discours sur l’exception culturelle française et le patriotisme économique et les défilés du quatorze juillet qui n’impressionnent et ne convainquent plus personne.
Fin d'un monde
Ce film c’est l’anti « Minuit à Paris » de Woody Allen : quand la nuit arrive, les habitants hurlent à la lune pour faire fuir les chiens, ils se retournent dans leurs lits, quand ils en ont un, dérobent des fleurs pour garnir les murs sans soleil, mais n’évoquent aucun artiste, aucune création, aucune magie cachée dans les replis de mondes parallèles. La Closerie des Lilas, le Procope, les Deux Magots, le Lapin Agile sont devenus des attractions touristiques autour desquelles gravitent les mondes des cours d’immeubles où se gèrent les peurs de l’avenir et les regrets du passé. Il n’y a plus que des rêves impossibles. Même les pavillons de l’enfance ont été transformés. Comme Winnie dans « Oh les beaux jours », les personnages de la Cour peuvent dire : « je les bénis les bruits, ils m’aident à … tirer ma journée »
C’est aussi l’anti « Paris 1900 » d’une France frileuse qui n’attend qu’un effondrement et semble souhaiter une disparition, tandis que Catherine Deneuve regarde fascinée une fissure qui s’agrandit, tandis que Gustave Kervern arrose des pavés où les feuilles mortes semblent coller pour toujours, tandis que Fédor Atkine détourne les yeux du malheur qui l’encercle, tandis que Pio Marmar accumule des vélos volés, comme s’il sauvait des restes d’une humanité qui touche à sa fin en proposant une dernière solution face à un désastre écologique inéluctable.
Science-Fiction ou métaphore ? Désespoir ou anticipation ? Faut-il rire ou pleurer ? Pierre Salvadori est finalement un scénariste politique qui a recréé dans le laboratoire d’une cour d’immeuble parisien, un conseil des ministres informel où la mort du premier d’entre eux est la seule solution finale pour sortir de la crise. Je suppose qu’à l’Elysée, on regarde ce film avec beaucoup d’attention. On l'a peut-être même étudié en avant-première !
"Vous pouvez retenir la souffrance du monde, vous êtes libre de le faire, et c'est en accord avec votre nature. Mais peut-être est-ce la seule souffrance que vous auriez pu éviter" aurait écrit Franz Kafka.
Dans la Cour. Sortie le 23 avril 2014. Pierre Salvadori.