Quand les murs ont la parole
Un nom de série américaine qui ressemble à une sorte de masque. Voilà un artiste dont on ne connaît que la silhouette maigre et nerveuse, coiffée d’un Stetson noir comme un soliste de la Mano Negra. On le découvre grimpant le long des murs, s’infiltrant dans le labyrinthe des favelas pour saisir en noir et blanc des visages souriants ou des visages ridés, coordonnant des colleurs d’affiche de la Ville de Paris ou de New York, deux villes où il habite en priorité, ou se faisant recouvrir de poudre colorée dans les rues indiennes.
Plusieurs films permettent de prendre la mesure de son travail . Ce sont de véritables documentaires de création qui témoignent d’une approche attentive, d’un dialogue rapproché, puis d’un étonnement du public, habitants et passant mêlés lorsque l’œuvre s’installe et d’un plus grand étonnement encore quand elle se délite et disparaît sous l’usure des pas, ou sous l’outrage de la pluie et du vent.
JR est né en 1983 et ce sont surtout les lieux où il est intervenu qui l’ont fait connaître. En 2007, dans le travail intitulé « Face 2 Face », il installe de chaque côté de la frontière violente qui contrôle les passages entre Israël et les territoires palestiniens des portraits : visages tristes, grimaçants, interloqués, amusés, en pleurs qui se regardent en semblant ne plus comprendre pourquoi la loi n’est pas la même de part et d’autre de la rue.
En 2008, c’est au sein de la Favela Morro da Providencia de Rio de Janeiro qu’il rend hommage aux femmes de tous âges, en placardant leurs regards, leurs dents éclatantes, leurs visages ensoleillés ou usés sur des murs de fortune, percés de tuyaux sauvages, d’antennes de télévision improvisées, dans le désordre le plus troublant d’une ville bricolée. Œuvre habitée - au sens propre, qui ne peut être découverte dans sa totalité que de loin, elle affirme : « Women are heroes » et fera l’objet d’un travail suivi au Kenya, au Libéria, en Sierra Leone, en Inde et au Cambodge.
Il faudrait citer également « Wrinkles of the City » qui a traqué ces dernières années les marques de l’âge sur les visages et les corps, celles qui avouent la peine des hommes dans des lieux dont la mémoire propre, la situation géopolitique mettent en perspective l’histoire de l’humanité toute entière : Los Angeles, La Havane, Shanghai et la ville frontière par excellence, Berlin.
Les frontières de Baden-Baden
A la Fondation Frieder Burda , sont proposées à la fois une rétrospective des travaux précédents : « Portrait of a generation » exposant sur les quais de l’île de la Cité à Paris les visages des banlieues de Clichy-Montfermeil et « Inside Out », installation d’une cabine de photomaton où chacun peut se créer un portrait photographique à dimension murale, posters d’anonymes capables de rivaliser à Times Square avec les photographies d’Obama ou des banquiers de Wall Street et en Tunisie avec celui du Dictateur dont on peut ainsi dénoncer la trop grande puissance totalitaire. Vaste partage d’indignés de tous les continents réclamant leur droit à l’image publique, non pas pour dominer, mais pour affirmer un partage et une reconnaissance d’êtres humains trop souvent considérés comme les variables ajustables des statistiques.
Et tout autant à Baden-Baden, ville aujourd’hui riche et favorisée à de nombreux points de vue, comme au XIXe siècle qui lui a donné son caractère de ville d’eaux princière, mais ville proche d’une frontière mouvante, ayant accueilli jusqu’en 1999 les FFA (Forces françaises en Allemagne) et dont la mémoire témoigne donc de moments forts qui suivent l’humiliation d’une nation dont les chefs ont perdu la tête et finalement la guerre.
Après le travail réalisé à Marseille en 2013 , « Unframed Baden-Baden » est une œuvre qui, comme son nom l’indique, sort des murs du musée pour s’afficher ici entre deux maisons, le long de la voie verte qui mène au centre-ville, là sur les murs de soutènement qui bordent la rivière, là encore près de la mairie où une petite fille pleure derrière un grillage en semblant regarder les élus et les implorer, soixante-dix années après. Des QRcodes sont à disposition à proximité de chaque œuvre pour aider les visiteurs à les replacer dans leur contexte historique fait de moments de douleurs ou de joie : l’entrée des soldats français en avril 1945, deux enfants qui sautent d’une fenêtre en 1951, l’interview de Romy Schneider en 1956.
Dans le « street art », les rues et les murs sont censés prendre la parole que JR y inscrit en parlant avec les habitants. Ce travail de partage est d’une force rare et on ne peut que féliciter la municipalité de Baden-Baden d’avoir accepté de faire revivre la mémoire récente, même douloureuse, en la rendant accessible et touchable et en donnant ainsi un exemple à d’autres villes thermales pour que se relise aujourd’hui les drames qui se sont joués entre opulence et misère, puissance absolue et démocratie, traités de paix et réconciliations.
JR. 1er mars au 29 juin 2014. Museum Frieder Burda Lichtentaler Allee 8b – 76530 Baden-Baden.