Le Sang des papillons

Par Pralinerie @Pralinerie
Merci aux Chroniques de la rentrée littéraire pour ce roman des éditions JC Lattès. J’ai choisi de lire ce premier roman de Vivian Lofiego, auteur argentin, pour une raison qui n’en est pas une, à savoir le titre, que je trouvais mystérieux et poétique, et les titres des chapitres tels que « La fillette, la religieuse, la mort » ou « Des roses à sainte Rita ». J’y ai découvert un énième roman sur la dictature argentine (1976-1983) qui a torturé et fait disparaître plus de 30 000 personnes. Sur ce même sujet, j'avais beaucoup aimé Luz ou le temps sauvage, que vous connaissez certainement. Je suis sûre qu’il y a des études à faire sur l’écriture des fictions suite au traumatisme politique et personnel de tout un continent aux mains de dictateurs et, notamment, sur la variation du traitement narratif à mesure que ces faits s’éloignent dans le temps. Bref, tout cela pour souligner l’abondante production romanesque, souvent d’inspiration autobiographique, sur le sujet
Tamara est encore une enfant lorsque elle voit, cachée derrière un rideau du salon, son père traîné dans la rue et emmené loin d’elle par des hommes armés. A partir de cet événement traumatisant, la narratrice nous conte dans un joyeux désordre l’enfance et l’adolescence de Tamara, l’histoire des femmes de cette famille, de leur maison… Le décor est planté par la lettre de Tamara à Angélica, sa grand-mère. Elle écrit d’Europe où elle voyage et revient à demi-mots sur le drame et le silence qui ont voilé son enfance. Chaque nouveau chapitre sera alors un élément pour mieux comprendre une histoire familiale complexe (Angélica a quand même pour amant un juif polonais dont la mère a été déportée et l’amoureux de Tamara part faire la guerre des Malouines, on a difficilement un destin plus lourd), noyée dans le silence. Ces femmes, éternelles Pénélope, tissent leur vie dans l’attente et la patience, espérant le retour d’un homme, ne supportant pas la vue du Rio de la Plata qui enferme en ses eaux les corps torturés d’opposants au régime.  Ce qui fait l’originalité de ce roman parmi l’abondante production sur le sujet, c’est d’abord le point de vue. Celui d’une enfant solitaire qui observe sans comprendre. Seule l’introduction « Ne pleure pas pour moi, Argentine, 1976 » (oui, c’est un peu facile comme titre, mais les autres sont mieux) et quelques paragraphes du chapitre « Tamara, l’inutile combat », dressent le tableau politique du pays. Dans tout le roman, il restera à l’arrière-plan, puissance lointaine et menaçante. Ce n’est donc pas une dénonciation violente des crimes de la junte mais plutôt un point de vue personnel sur la façon dont ils étaient vécus par une famille qui en était victime. La loi du silence, la méfiance, la patience, qui propulsent Tamara dans un monde hors de l’enfance, un monde où elle doit se conduire comme une adulte qu’elle n’est pas. D’ailleurs, la narratrice oscille entre point de vue interne et externe en permanence, comme si elle n’arrivait pas à trouver sa place. Est-elle vraiment cette fillette ? Ou, détachée, se contente-t-elle de la regarder vivre ?  Autre point fort de ce livre, une plume poétique sans être lyrique. La narration est élégante et vive, contrastant nettement avec le contexte dictatorial, la peur et l’ombre menaçante qui imprègnent le roman. Comparaisons et métaphores partent un peu dans tous les sens (végétales, animales, mythologiques, etc) : « Tamara, tisser, c’est comme écrire. Les mots sont des fils qui communiquent entre eux, ils créent une trame, une phrase, un vers, une histoire, un pont qui nous mène vers quelque chose qui nous abrite, comme un gilet ou une écharpe ». Néanmoins, la figure du papillon domine. Régulièrement, s’invitent aussi des figures antiques, Pénélope, Minos, Icare ou Antigone, proposant des modèles éternels et une continuité dans la tragique condition humaine. Ils donnent au drame de Tamara une grandeur et un réconfort, absents des relations familiales.  Ce premier roman est une belle réussite car le point de vue enfantin n’influe pas sur le ton du livre, ce qui aurait pu lui donner une naïveté bien souvent agaçante pour le lecteur. L’enfance n’est ici pas dénuée d’un regard intelligent et subtil, même si tout ne lui est pas immédiatement compréhensible. On sent également le goût pour la poésie de l’auteur, poète et traductrice, qui transparaît beaucoup dans sa plume, créant des images frappantes, sans alourdir le récit. Un roman très personnel et intime qui renouvelle la façon d’aborder une période sombre de l’histoire argentine.