Le fait qu’il ait fallu attendre
Ces guerres amères qui amenèrent les armées à de cruelles extrémités furent, comme toutes les expériences désastreuses, sans doute refoulées, sauf par quelques « originaux » qui persistèrent à s’y intéresser, dans l’indifférence quasi générale. David Galula, ancien lieutenant-colonel dans le Djebel Mimoun de Grande Kabylie de 1956 à 1958, mais aussi fin observateur de la prise du pouvoir par les communistes chinois (période 1945 – 1949), fut de ceux là qui choisit de partir s’exiler aux Etats-Unis. C’est là-bas, alors que la superpuissance était à la veille de s’impliquer dans ce qui allait devenir la guerre du Vietnam, que l’auteur, sollicitait par quelques visionnaires de la Rand Corporation, fut invité à coucher sur le papier, en anglais dans le texte, un récit de son expérience algérienne (« Pacification in Algeria 1956-1958 ») en 1963.Un an plus tard, il livrera cette fois-ci un véritable traité, « Counterinsurgency Warfare : Theory and Practice », qui paraît enfin en français.
Le résultat est d’une qualité époustouflante et on comprend, en le lisant, à quel point ce livre a pu marquer les esprits, outre-Atlantique, au point de devenir une lecture obligatoire pour tous les élèves officiers du Command and General Staff College[1] et d’inspirer largement les rédacteurs du manuel FM 3-24[2].
Porté par une écriture claire et sans fioritures inutiles, le propos est limpide, accessible à tous, les parties s’articulent de manière cohérente et l’ensemble général dresse un portrait particulièrement réussi de l’ennemi insurrectionnel, ses forces et ses faiblesses, en proposant des orientations stratégiques et tactiques pertinentes pour le contrer du mieux possible. A vrai dire, l’ouvrage est si synthétique, résultat des efforts visibles de l’auteur pour en augmenter la densité et la portée, qu’il est très difficile d’en réaliser… une synthèse justement.
Tâchons d’y parvenir en présentant les grandes idées de Galula sachant que sa lecture complète (qui plus est un moment agréable) s’impose pour toutes personnes, civiles ou militaires, s’intéressant un tant soit peu au phénomène insurrectionnel, aujourd’hui si prégnant.
INTRODUCTION :
De l’introduction, nous retiendrons une mise au point sémantique lumineuse car, refusant de se qualifier de contre-révolutionnaire, un terme qu’il sait connoté négativement dans l’opinion, l’auteur propose ces définitions que nous suivrons également : « nous appellerons donc l’un des acteurs « l’insurgé » et son action « l’insurrection » ; dans l’autre camp, nous parlerons de « loyaliste » et de « contre-insurrection ». Enfin, nous appellerons « guerre révolutionnaire » le choc entre l’insurrection et la contre-insurrection ».
PREMIER CHAPITRE : Nature et traits généraux de la guerre révolutionnaire.
Comme son titre l’indique, il s’agit ici de tracer les grandes lignes de la guerre révolutionnaire, de voir à quel point elle diffère des guerres « classiques ». David Galula définit l’insurrection, en paraphrasant Clausewitz, comme « la poursuite de la politique d’un parti, dans un pays donné, par tous les moyens possibles ». Ni complot, ni révolution, elle emprunte au premier son caractère clandestin, planifié, et à la seconde l’utilisation des masses : « c’est un combat dans la durée, mené avec méthode (…) qui se développe de façon lente : les meneurs font leur apparition puis les masses se mettent en mouvement. »
D’autres caractéristiques apparaissent : « l’asymétrie singulière » entre l’insurgé et le loyaliste (le premier bénéficiant d’une abondance initiale de ressources matérielles tandis que le second peut compter sur une nette supériorité dans le domaine immatériel) ; le caractère politique de la guerre révolutionnaire où le contrôle de la population est l’objectif majeur des deux camps ; la transition progressive de la paix à la guerre et le fait qu’une fois déclenché le conflit révolutionnaire sera obligatoirement long, que l’issue soit favorable à l’un ou l’autre des camps ; l’insurrection est peu couteuse et souple, tandis que la contre-insurrection est rigide et onéreuse (le loyaliste doit utiliser une bonne part de sa puissance à préserver sa position tandis que l’insurgé, même peu puissant, peut commencer à la lui disputer) ; le révolutionnaire, enfin, reste dans ce type de guerre et ne va jamais, même s’il est parvenu au stade où il dispose de vastes forces, singer le loyaliste en se lançant dans la guerre conventionnelle : le caractère politique de sa lutte et le fait qu’il doive conserver son emprise sur la population lui impose de conserver une organisation révolutionnaire qui ne mutera pas en armée conventionnelle tant que le loyaliste n’aura pas été totalement défait.
DEUXIÈME CHAPITRE : Conditions de la victoire de l’insurrection.
Ayant défini les grandes caractéristiques de l’insurrection, Galula examine à présent quelles sont ses conditions de réussites. Il en identifie quatre : « premièrement, une Cause efficace, deuxièmement l’existence de failles dans la police et l’administration du régime loyaliste, troisièmement un environnement géographique favorable et quatrièmement un soutien extérieur à mi-vie et dans les derniers temps de l’insurrection. »
Bien sur, les interactions entre les deux premiers éléments (la Cause et les faiblesses intrinsèques du régime antagoniste) sont complexes : par exemple, les raisons de la lutte se nourrissent des difficultés de tous ordres qui apparaissent dans un pays donné et l’idéologie choisie doit-être à la fois suffisamment radicale par rapport au régime en place pour que celui-ci ne s’en empare pas pour son propre bénéfice et suffisamment attrayante pour que toutes les couches sociétales puissent s’y reconnaître. Le soutien extérieur, pour sa part, est une condition théoriquement facultative mais qui, dans les faits, s’avère primordiale et permet souvent à l’insurrection, en lui fournissant des soutiens divers (en particulier lorsque le pays pro-insurrection est limitrophe du pays en guerre, et cela rejoint ici les facteurs géographiques favorables abordés dans le troisième point), de lui permettre de réaliser un saut qualitatif.
TROISIÈME CHAPITRE : Doctrine de l’insurgé.
L’auteur, du fait de son expérience en tant qu’observateur de la prise du pouvoir par les révolutionnaires chinois et d’acteur du conflit algérien, isole « deux modèles principaux de stratégie d’insurrection » : ce qu’il nomme le modèle orthodoxe (communiste), complexe et largement codifié, et le modèle « bourgeois nationaliste », un « raccourci » du précédent qui correspond à ce que nous appellerions les guerres de libération nationale ou d’indépendance.
La doctrine orthodoxe, contrairement à celle employée par les nationalistes, ne vise pas seulement à renverser l’ordre existant mais à mener une transformation complète du pays. David Galula codifie cinq étapes dans sa marche vers le succès : la création d’un parti (phase lente et difficile mais qui peut, dans les pays où l’opposition est tolérée, s’accomplir par des moyens légaux et pacifiques) ; la constitution d’un front uni (lorsque les insurgés ne sont pas encore dans une posture de guerre ouverte et où ils cherchent à rallier le maximum de partisans tout en identifiant au mieux leurs ennemis) ; le combat de guérilla (début véritable du combat armé révolutionnaire qui, compte tenu des faibles moyens à la disposition des insurgés, ne leur permet pas des actions militaire d’envergure) ; la guerre de mouvement (si l’approvisionnement en armes le permet, et on voit bien là l’intérêt de pouvoir compter sur un soutien extérieur à mi-vie tel que décrit par l’auteur dans son précédent chapitre, la guérilla se lance dans des campagnes plus ambitieuses et se dote d’une organisation militaire plus étoffée, mais s’interdit toute posture de défensive ferme) ; enfin, la campagne d’annihilation lorsque « la puissance de son outil militaire, la solidité de sa structure politique, le degré de mobilisation dans les zones qu’il contrôle, l’activité de subversion de ses agents clandestins dans les régions contrôlées par les loyalistes et enfin sa supériorité psychologique » permettent à l’insurrection d’en finir avec son adversaire, si besoin en lui faisant des propositions d’armistice en position de force.
La différence principale du modèle suivant, celui défini par l’auteur comme « bourgeois nationaliste », est qu’il ne vise que la prise de pouvoir, qu’il s’affranchit de longues années de fastidieux travail d’organisation, et qu’il se lance immédiatement dans des campagnes d’attentats et d’activités illégales. En pratiquant le terrorisme aveugle puis le terrorisme sélectif, il brise, par la violence, les liens pouvant exister entre la population et les loyalistes. Moins gourmand en temps, en hommes et en ressources, ce système est un raccourci du précédent et marchera d’autant mieux que la Cause choisie rencontrera l’assentiment rapide de la majorité de la population (contre une occupation étrangère, par exemple).
QUATRIÈME CHAPITRE : Contre-insurrection dans la guerre révolutionnaire « froide ».
Galula distingue deux types de guerre révolutionnaire à mener par le loyaliste : la guerre « froide », qui correspond à la période durant laquelle les insurgés se limitent à des actions légales et non-violentes, et la guerre « chaude » qui correspond à l’apparition de la violence armée proprement dite.
Avant que les insurgés ne parviennent à s’être suffisamment développés pour mener des opérations armées, le loyaliste peut utiliser quatre modes d’action : l’action directe contre les dirigeants de l’insurrection (ce qui n’est pas sans demander des ajustements législatifs et judiciaires par rapport aux normes des états démocratiques en vue d’assurer leur sauvegarde, l’auteur le reconnait lui-même) ; l’action indirecte sur les conditions de l’insurrection (« priver l’insurgé d’une bonne cause implique de résoudre les problèmes de base du pays ») ; l’infiltration du mouvement d’insurrection (une technique très efficace si elle est utilisée au plus tôt, lorsque le parti adverse ne peut compter, en fait, que sur des généraux sans soldats car, comme le dit Galula : « l’histoire est pleine de cas d’obscurs mouvements politiques qui ont pataugé puis disparu peu de temps après leur création à cause de querelles entre leurs dirigeants ») ; le renforcement de l’appareil politique loyaliste, bien sur, qui « constitue la stratégie la plus payante ».
CINQUIÈME CHAPITRE : Contre-insurrection dans la guerre révolutionnaire « chaude ».
Lorsque la violence est là, « paradoxalement (…) le loyaliste se trouve débarrassé d’un certain nombre de difficultés » : « les intentions de l’ennemi apparaissent de façon plus claire et les mesures répressives sont plus faciles à justifier ». Non que cette phase soit aisée, bien au contraire, mais le loyaliste dispose, du moins dans les premiers temps et s’il est déterminé et avisé de la nature de la menace qu’il affronte, d’un avantage certain en termes de capacité et de moyens.
Au début de l’affrontement, le pays doit-être cartographié selon trois types de régions : les rouges dans lesquelles « l’insurgé exerce un contrôle effectif de la population et mène un combat de guérilla » ; les roses où il tente de s’établir et les blanches qui sont menacées mais non encore affectées, « l’insurrection y mène des opérations de subversion mais tout y paraît calme ».
Dans cette guerre révolutionnaire, le loyaliste doit respecter « les lois spécifiques de la contre-insurrection ». Galula en donne quatre :
- Le soutien de la population est aussi vital pour les loyalistes que pour l’insurgé : il est facile pour le loyaliste, plus puissant, d’envahir les « zones rouges », mais « la difficulté est de continuer à contrôler chaque région tout en conservant la liberté d’action pour opérer ailleurs ».
- Ce soutien s’obtient par l’action d’une minorité active : pour le loyaliste, « la victoire n’est pas la destruction des forces insurgées et de leur appareil politique dans une région donnée. (…) La victoire est cela plus la rupture définitive des liens entre l’insurgé et la population, non pas aux dépends de la population mais avec l’aide de celle-ci ». Vis-à vis de toute cause politique, même non violente, même non insurrectionnelle, « il existe toujours une minorité active soutenant la cause, une majorité neutre et une minorité active combattant la cause ». Dans le cadre de la guerre révolutionnaire, il s’agira de s’appuyer sur la minorité favorable aux loyalistes pour convaincre la majorité neutre tout en neutralisant la minorité hostile.
- Le soutien de la population ne s’obtient que sous certaines conditions : « une fois que l’insurgé a établi son contrôle sur la population, la minorité qui lui était hostile s’efface ou disparaît ». Par conséquent, « la population ne se ralliera que lorsqu’elle sera convaincue que les loyalistes ont la volonté et les moyens de gagner ».
- L’intensité des efforts et la quantité des moyens sont essentielles : La stratégie du loyaliste doit être méthodique, cohérente et se poursuivre dans le temps. Elle requiert notamment « une forte concentration d’efforts, de ressources et de personnel. Cela signifie que les efforts ne peuvent pas être dilués à travers le pays : ils doivent être appliqués successivement à chaque région ».
SIXIÈME CHAPITRE : De la stratégie à la tactique.
Il faut maintenant mettre en œuvre, sur le terrain, les principes et enseignements exposés ci-dessus. Le loyaliste, qui pratique et possède les moyens de la guerre conventionnelle, doit s’adapter aux contraintes de la guerre révolutionnaire pour utiliser au mieux les outils dont il dispose. Ceci suppose certains ajustements, notamment par rapport aux fondamentaux du système de commandement :
- L’unicité : dans sa lutte systémique contre l’insurrection, le loyaliste doit pouvoir effectuer trois types de tâches de natures différentes, militaires, judiciaires et politiques. « Le résultat final recherché (…) n’est pas une addition mais une multiplication des différentes opérations. Chacune est essentielle et si l’une d’elles présente un résultat nul, le produit de l’ensemble sera nul. » Le principe de l’unicité du commandement doit donc prévaloir : « un seul et même chef doit diriger les opérations du début à la fin ». Or, ces tâches exigent un nombre très important de personnels et seules les forces armées disposent généralement sur le terrain des effectifs suffisants pour pallier aux carences momentanées en agents de la Force Publique : le soldat doit dont « être préparé à tenir chacun des rôles clés de cette situation. (…) Mais cela ne doit être le cas que dans la période où il est le seul disponible, car il vaut mieux confier les missions civiles à des civils. »
- La primauté du pouvoir politique sur le pouvoir militaire : « si essentielles soit-elle, l’action militaire est secondaire par rapport à l’action politique puisque son but est de permettre de disposer de suffisamment de liberté d’action pour évoluer en sécurité au sein de la population ».
- La coordination des efforts : l’état-major contre-insurrectionnel doit disposer de personnels parfaitement informés des tenants et aboutissants de la lutte à mener ainsi que d’une doctrine commune. « La doctrine apparaît comme la réponse pratique au besoin de canalisation des efforts dans une même direction ».
- La primauté du commandement local : de manière naturelle, les forces loyalistes vont s’organiser en unités mobiles et en unités statiques (locales). Ces dernières jouent, dans le cadre de la guerre révolutionnaire, un rôle décisif pour l’obtention de la victoire : les forces mobiles opérant dans une région donnée seront donc placées sous le commandement du responsable des unités statiques du lieu « même s’il se trouve être moins gradé que le chef des unités mobiles ».
- L’adaptation des forces armées aux nécessités de la contre-insurrection : une armée dans cette posture a plus besoin d’infanterie, d’aviation tactique et de transmission efficaces que de moyens lourds[3]. Non seulement l’armée conventionnelle doit s’adapter à cette nouvelle donne militaire mais elle doit, en plus, être capable de mener une multitude de tâches non-militaires.
- L’adaptation des mentalités : « la règle est de faire de la force un usage aussi limité que possible » et, contrairement à un conflit classique, le militaire doit comprendre et s’imprégner de son rôle politique. Galula prescrit de favoriser, par un systéme de récompense, l’éclosion d’une élite dans l’armée, consciente des caractéristiques particulières de la guerre révolutionnaire, puis de lui confier des missions de formation.
En tout état de cause, le loyaliste « doit s’armer d’une contre-cause compétitive » afin de rendre moins attrayant le programme politique de l’insurgé. Il doit « élaborer un programme de réformes même mineures ou secondaires » tout en restant « suffisamment sage pour vérifier que ce qu’il propose est réellement voulu par le peuple ». Le moment de la divulgation de ce programme est crucial : s’il intervient trop tôt, le gouvernement loyaliste apparaitra comme faible et les insurgés surenchériront dans leurs revendications. Une gestion fine de cette contre-cause est un point délicat mais essentiel dans la guerre révolutionnaire.
SEPTIÈME CHAPITRE : Opérations.
David Galula propose dans cette section un cheminement tactique en huit étapes, combinaisons d’actions militaires, politiques, administratives, sociétales et de propagande. Bien sur, la réussite de cette voie suppose la bonne compréhension des principes auparavant exposés. Ce mouvement contre-insurrectionnel se décompose de la manière suivante :
1. Destruction ou expulsion des forces d’insurrection :
« Ce but est atteint lorsque les unités locales que le gouvernement déploie dans les zones « nettoyées » disposent de la liberté de mouvement nécessaire à leurs actions ». Cette première étape doit être menée de la manière la plus rapide et efficace possible : seule la neutralité de la population est recherchée, ce qui suppose un emploi proportionné de la force.
2. Déploiement d’unités locales (statiques) :
A ce stade, les forces de la guérilla ont été détruites mais les cellules politiques clandestines sont encore actives. La population doit donc devenir le centre d’intérêt principal des loyalistes qui déploient des unités statiques sur zone pendant que les forces mobiles s’occupent à prévenir tous risques d’incursion de la guérilla dans la zone nettoyée. Les unités militaires les plus élémentaires deviennent primordiales : de leurs actions et réactions dépendront l’adhésion, ou pas, de la population locale qui est d’ailleurs tenu informée du changement de posture des troupes qui stationnent chez elle.
3. Prise de contrôle de la population :
Trois objectifs dans cette phase : « ré-établir l’autorité du loyaliste sur la population ; isoler au maximum la population de la guérilla par des moyens physiques ; recueillir les renseignements nécessaires pour lancer l’étape suivante : l’élimination des cellules politiques de l’insurrection ». Selon l’auteur lui-même, c’est la phase la plus sensible du processus : « pour la première fois dans le conflit une lourde part de politique se mêle à l’action militaire ». Recensement systématique de la population, surveillance de ses activités (couvre-feu), mesures de protection contre les insurgés (la population ne collaborera que si elle se sent protégée des représailles), recueil de renseignements (rares au début, il convient d’amorcer la pompe et d’augmenter progressivement le débit) sont quelques une des méthodes qui permettront de (re)conquérir le soutien des habitants tout en perturbant les activités insurrectionnelles.
4. Destruction de l’organisation politique insurgée :
Maintenant que les loyalistes sont bien implantés sur place, ils doivent désincrustés l’organisation politique clandestine par des actions qui concernent essentiellement la police et la justice. Pour autant, et en quête d’efficacité, le loyaliste « doit ignorer certains des concepts juridiques applicables dans des conditions ordinaires. Une application automatique et rigide de la loi inonderait les tribunaux de petites affaires et saturerait les prisons (…) d’insurgés irrécupérables comme d’agents qui auraient pu être ralliés ».
5. Organiser des élections locales :
Le plan loyaliste entre « dans sa phase constructive » : avec l’élimination des derniers reliquats de l’insurrection, « la population devrait ne plus avoir d’excuse pour refuser de coopérer » (si c’est encore le cas, c’est que le combat loyaliste est sans doute perdu…). Il est donc temps de confier « certains pouvoirs à des responsables locaux issus de la population ». Cela peut se faire par la désignation autoritaire d’éléments fidèles mais la meilleure méthode reste « l’élection libre d’un gouvernement local provisoire ».
6. Mettre à l’épreuve les dirigeants élus :
Le devoir des forces loyalistes est alors de surveiller les nouveaux dirigeants pour assurer leur protection (les insurgés tenteront vraisemblablement de les éliminer), vérifier leur fidélité, contrôler leurs compétences et leur honnêteté (des dirigeants corrompus ruineront les efforts loyalistes aussi certainement que la propagande insurgée). La population est aussi incitée à prendre une part active dans la guerre révolutionnaire : constitution de milices d’auto-défense, recueil accru de renseignements…
7. Organiser un parti politique :
La création d’un « parti national de la contre-insurrection » à partir des éléments civils ralliés les plus compétents est alors envisageable afin de doter la force loyaliste d’un appareil politique aussi puissant que celui de l’adversaire.
8. Rallier ou éliminer les derniers insurgés :
Pour traquer les derniers réduits insurgés, les militaires peuvent reprendre les opérations de grande envergure qui caractérisaient la première étape, avec cette fois l’assurance de pouvoir compter sur le soutien des populations locales. Désormais en position de force, les loyalistes doivent saisir la chance de proposer une amnistie pour les insurgés qui se rendront. Quoi qu’il arrive, il est vraisemblable qu’il restera toujours un très petit noyau d’irréductibles terrés dans des zones reculés : « ces survivants se rendront peut-être un jour si l’insurrection s’effondre totalement ; ils pourront quitter la région définitivement, ou bien continuer à se cacher. Quoi qu’il en soit, ils ne constituent plus réellement un problème pour le régime en place. »
CONCLUSION :
Selon l’auteur, la ligne directrice unique des actions contre-insurrectionnelles peut être résumée ainsi : « construire (ou reconstruire) un appareil politique au sein de la population ».
David Galula nous livre donc ici un traité clair, extrêmement pragmatique (certains sujets « sensibles » sont abordés sans circonvolutions inutiles) et qui suit un cheminement intellectuel particulièrement cohérent : partant de la philosophie de l’insurrection, il en arrive à des principes tactiques permettant de la contrer sur le terrain.
Les défauts de l’ouvrage tiennent essentiellement à son âge et au contexte historique dans lequel il fut écrit : en pleine Guerre Froide, le communisme était ressenti comme l’ennemi principal et Galula se concentre donc sur lui (et plus particulièrement sur le maoïsme). Les insurrections actuelles sont mues par d’autres ressorts mais les grands principes exposés dans son livre, ainsi que les lignes d’opérations proposées, restent encore largement valables.
[1] Equivalent US de notre Collège Interarmées de Défense (anciennement « Ecole de Guerre »).
[2] David Petraeus et John Nagl, deux des principaux initiateurs de la nouvelle politique contre-insurrectionnelle américaine, cosignent d’ailleurs une excellente préface de cette édition française.
[3] Rappelons que Galula écrit dans les années 60… Les techno-guérillas d’aujourd’hui n’existaient pas encore.