QU’EST-CE QUE LA GUERRE MODERNE AUJOURD’HUI ?
L’ouvrage du colonel Trinquier présenté dans ces pages, et particulièrement certaines idées-forces qui y sont développées, mérite certainement qu’on les examine plus attentivement que sous la forme d’un résumé forcément succinct. Les menaces irrégulières, asymétriques, subversives, ou quels que soient le nom qu’on leur donne, sont aujourd’hui, et sans doute encore pour longtemps, le pain quotidien des armées occidentales, « l’adversaire principal » qui donne d’ailleurs bien du fil à retordre, comme cela a toujours été le cas dans l’histoire. En Irak et en Afghanistan, pour ne citer que les deux principaux abcès de fixation, les lourdes forces classiques cherchent à s’adapter et à vaincre en s’inspirant pour certaines des préceptes de Trinquier ou de Galula. Voilà pourquoi ce texte court mais si important doit inspirer quelques réflexions et commentaires dont je vous livre ici un premier échantillon.
Cet « examen » suit évidemment un processus évolutif, qui peut entrainer des prises de position initiales critiquables et/ou amendables. Mais, dans un environnement stratégique où l’étude la contre-insurrection est devenue indispensable, il faut sans doute en passer par des phases de tâtonnements, sachant que la recette idéale n’existe pas.
D’ailleurs, les conflits contemporains cités ci-dessus sont-ils des « guerres modernes », dans le sens retenu par l’inventeur du concept ?
Sans doute est-il nécessaire dans un premier temps de mettre quelques distances, en replaçant notamment le texte de Trinquier dans son environnement historique, entre ce qu’il décrit et ce que nous vivons aujourd’hui.
En 1961, date de parution de l’ouvrage, il apparaît à l’auteur, qui vient d’assister à la défaite en Indochine et pressent clairement le prochain désastre en Algérie, que la guerre a changé de grammaire (« une forme nouvelle de guerre est née »). Entre deux blocs lourdement antagonistes, mais que la possession d’armes nucléaires contraint à la circonspection, il ne peut plus y avoir d’affrontements « classiques » de grande envergure, sauf à risquer l’anéantissement mutuel. La guerre n’ayant nullement vocation à disparaitre, elle emprunte simplement d’autres voies dont l’éclosion est favorisée par une idéologie (le communisme) qui utilise une dialectique d’affrontement social entre classes et ne rechigne pas à sortir des sentiers battus pour peu que la victoire soit au bout du chemin.
Dans son optique, la guerre moderne n’a donc pas vocation à coexister avec la guerre classique, mais bien à se substituer à celle-ci pour devenir la routine des affrontements futurs. Les armées doivent s’adapter, selon ce darwinisme brutal qui est la marque des évolutions stratégiques, sous peine de disparaître. Persister dans la voie classique est vain : « nous poursuivons l’étude d’une guerre dépassée que nous ne ferons jamais ». Non qu’il faille renoncer aux moyens de la guerre passée, mais il faut simplement les adapter à ces guerres modernes que nous ne cessons de perdre et qui ont vocation à devenir, au moins jusqu’au prochain mouvement tellurique (que Trinquier n’explore d’ailleurs pas), « la » forme de guerre principale.
À travers les yeux de l’observateur contemporain, cette quasi-certitude de la disparition des guerres classiques apparait comme discutable : même du temps de la Guerre Froide, les conflits conventionnels ont marqué l’Histoire (les guerres israélo-arabes ou le conflit Iran-Irak, notamment) et, depuis la fin de cette ère et l’avènement d’un monde multipolaire qui n’a pas encore pris sa forme fixe, ils restent encore et toujours d’actualité. Il semble donc que les deux systèmes, conventionnels et irréguliers, anciens et modernes, soient amenés à cohabiter plus qu’à se supplanter. L’un sera préféré à l’autre s’il est plus utile, plus rentable ou simplement s’il est le seul utilisable compte tenu de la situation d’un des belligérants.
Ainsi, plus qu’une grammaire qui remplace l’autre, la guerre moderne, dans sa contemporaine complexité idéologique, telle que décrite par Trinquier, Galula ou Ximenés, est devenue un moyen de lutte efficace venant se surajouter à tous les autres… Il ne s’agit donc pas d’une rupture qui rend son prédécesseur caduc, mais d’une façon originale de soumettre la volonté adverse sans posséder sa richesse matérielle. De nos jours, la « guerre moderne », si elle emprunte toujours peu ou prou les mêmes voies et emploie les mêmes moyens pour parvenir à une fin sensiblement identique qu’à l’époque de l’auteur, n’est pas la seule et unique façon employée par les hommes pour convaincre par la contrainte. C’est une carte de plus dans le jeu, une pièce supplémentaire sur l’échiquier, une arme nouvelle dans l’arsenal guerrier. Elle reste diablement efficace puisque, lorsqu’elle nous est opposée, nous peinons toujours autant à vaincre. Mais ce n’est pas la seule et unique et, même, ce n’est pas forcément la plus payante en fonction du contexte. La guerre a simplement investi un champ intellectuel nouveau, comme elle peut s’inviter dans un champ spatial ou matériel inédit et le coloniser pour le transformer en terrain de batailles. La Première Guerre mondiale avait vu la naissance des « moteurs combattants » ; la guerre moderne a exacerbée les « consciences combattantes ».
Car la guerre moderne, c’est la guerre pour la conscience, pour l’esprit de l’homme, non plus collectivement parlant, comme population, mais individuellement, personnellement sommé de prendre parti en tant qu’être humain, combattant ou non, volontaire ou pas. La guerre moderne oblige chacun et chacune à s’impliquer dans la guerre comme un acteur et plus comme un simple spectateur. C’est sans doute en ce sens que le concept a repoussé encore un peu plus les limites de la guerre dans l’activité, dans la pensée de l’homme.
Ainsi, telle que décrite par Trinquier d’après son expérience tactique, la guerre moderne n’a pas supplanté l’ancienne comme il le prévoyait. En revanche, et c’est un fait établi, une fois qu’elle a colonisé un nouvel espace où s’épanouir, la guerre s’y installe et y prospère pour l’éternité. Voilà pourquoi, même dans les conflits du futur, nous retrouverons probablement cette dimension individuelle, cette « compromission » de chacun, civils et combattants, dans l’effort pour la victoire de la volonté collective. Du reste, ce mouvement historique vers l’implication intégrale de la société dans l’activité conflictuelle n’est pas neuf : il a simplement franchi un cap supplémentaire en obligeant chacun à prendre parti, en faisant de chacun une cible potentielle d’attaques physiques, mais aussi psychologiques, économiques, financières…
La guerre moderne interdit aux citoyens l’indifférence en se portant toute contre lui, en colonisant son esprit et sa conscience par tous les moyens, matériels et immatériels, dont elle dispose. Cet accroissement de son importance par l’intrusion forcée de chaque être dans un monde d’affrontement permanent et omnidimensionnel, c’est aussi la victoire de la guerre moderne.