LA CAUSE ET LES CAUSES DE LA GUERRE MODERNE.
De par son
Toutefois, en parcourant avec attention son ouvrage, le lecteur s’avise qu’une dimension pourtant essentielle des conflits subversifs est laissée de côté ou à peine effleurée : la Cause qui anime les combattants adverses. Pour Trinquier, il semble que ce ne soit pas tant cette dernière qui importe que les moyens utilisés par l’ennemi pour la répandre, moyens qu’il faut contrer et qu’il circoncit à un mode d’action bien particulier, et quasi unique : la terreur. La population, centre de gravité du combat entre les insurgés et les loyalistes, ne se range d’un côté ou de l’autre que mue par la crainte des représailles ou, à l’inverse, par la promesse d’une sécurité assurée par le camp le plus puissant (idéalement, le loyaliste puisque ses forces sécuritaires sont les garantes de la stabilité sociale alors que les insurgés ont intérêt à générer un maximum d’insécurité).
Cette lecture à la fois habituelle[i] et quelque peu manichéenne peut s’expliquer dans l’esprit de l’auteur par son parti pris de ce qu’est la guerre moderne : une forme nouvelle de lutte pour la défense du territoire national, non plus contre un ennemi qui viendrait d’au-delà des frontières mais qui, installé dans nos murs, sape de l’intérieur l’autorité étatique pour la supplanter. L’adversaire, bien qu’inspiré et soutenu par une ou plusieurs puissances complices, est donc bien un élément interne qui se retourne contre la société qui l’a fait naître et l’a nourri pour mieux la détruire. La guerre moderne c’est aussi et surtout la bataille contre l’ennemi intime, lorsque le plus grand danger vient de certains éléments irréguliers installés au sein même des populations qu’on a la charge de protéger. La lutte contre la subversion n’est pas seulement une affaire de sécurité nationale : c’est un problème de Défense nationale. Pour Trinquier, le militaire qui défend sa patrie, la Cause qui fait se dresser contre elle certains de ses concitoyens ne mérite pas réellement l’examen : elle est fondamentalement perverse, mensongère puisque déloyale et s’inocule par la violence et la contrainte.
Tentons une analogie un peu hardie entre la contre-insurrection et la médecine : dans les deux cas, l’objectif n’est pas de tuer le patient (c'est-à-dire la population) mais bien de le guérir de son infection. Comprendre la nature profonde de cette dernière, et pas seulement les symptômes qui affligent le malade est donc essentiel si l’on veut administrer le remède adéquat. Certains traitements, on le sait, loin d’améliorer la situation vont à l’inverse fertiliser encore un peu plus le terreau infectieux. Avant d’entamer la thérapie, il faut avoir cerné correctement les caractéristiques, forces et faiblesses, du mal dont on est atteint. Mais la comparaison s’arrête ici, car un virus n’a pas d’intelligence, pas plus qu’on ne peut convaincre une bactérie : tomber malade n’est pas un choix lors même que l’insurgé, en choisissant de remettre l’ordre social en question par la violence, exerce sa liberté de pensée et d’action.
En réduisant ce choix à une contrainte, Trinquier l’affaiblit au point qu’il semble plus facile à abattre qu’il ne l’est en réalité : c’est à des convictions, profondes, ancrées, extrêmes que le loyaliste s’attaque et non, comme on peut en avoir parfois le sentiment en lisant « La guerre moderne », à un noyau dur d’exaltés qui maintient la majorité sous sa coupe par la terreur et les sévices. La Cause qu’il décrit comme anti étatique ne saurait être attrayante pour l’ensemble de la population puisqu’elle ne se sert que des armes de l’oppression et que ce sont les contre-insurgés qui, en fait, libèrent en protégeant. Si la Cause ennemie n’est pas séduisante au point d’éveiller l’intérêt, à défaut de la sympathie, d’une majorité de la population, la minorité agissante des débuts, si violente et déterminée soit-elle, sera condamnée à végéter dans le terrorisme publicitaire avant de disparaître irrésistiblement sous les coups du pouvoir, déconnectée des envies réelles de ceux qu’elle prétend entraîner avec elle dans la lutte. L’histoire est pleine de ces groupuscules violents dont les leaders ont péri sous les balles ou sur la paille humide des cachots pour avoir cru à tort que leurs fantasmes étaient partagés par tous.
Une Cause ne sera donc embrassée par la majorité que si elle est attrayante et, aussi écœurante ou étrangère puisse-t-elle nous sembler, faire l’erreur d’en minimiser les aspects positifs ne la rendra que plus dangereuse car, telle une bactérie proliférant dans un environnement favorable, nous n’aurons pas su détecter ce qui lui permettait de croitre et de se répandre.
Roger Trinquier ne veut voir dans ses ennemis que des terroristes doués, des manipulateurs particulièrement ingénieux bénéficiant de complicités étrangères efficaces et que les forces loyalistes, incapables de s’adapter aux nouvelles règles qu’on leur imposait, ne pouvaient combattre efficacement malgré leurs moyens supérieurs. En cela, il a raison. Mais si leur Cause n’avait pas semblé bonne à beaucoup, toutes ces qualités bien réelles, et l’exploitation habile des défauts adverses n’auraient pu suffire à leur faire emporter la partie sur le long terme.
La Cause n’est pas seulement la Fin de l’insurgé, elle est aussi son Moyen essentiel, l’une des seules richesses qu’il a au commencement et dont il use sans retenue tout au long de son combat.
Une bonne idée, ou ressentie comme telle, défendue par d’habiles zélotes vaut tous les canons du monde. Comme le disait Napoléon Bonaparte, « il n'y a que deux puissances au monde, le sabre et l'esprit. A la longue, l'esprit finit toujours par l'emporter ».
[i] Sans prétendre amoindrir leurs pensées, il est de rigueur pour les auteurs de la contre-insurrection de se focaliser sur les aspects particuliers de la lutte qu’ils mènent à un moment donné, en restreignant le champ de leurs réflexions aux variables qu’ils connaissent plutôt qu’à celles, par définition délicates à prévoir, qui surviendront face aux générations futures. Trinquier, comme Galula d’ailleurs (quoiqu’à un moindre niveau pour ce dernier), ne fait pas exception.