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Wikipédia est-elle une superpuissance ? (1)

Publié le 03 mai 2014 par Pierrotlechroniqueur

J'avais effleuré le sujet lors d'un billet publié il y a quelques mois (c'est celui-ci) : le journaliste et écrivain Daniel Ichbiah a récemment écrit un livre intitulé Les nouvelles superpuissances — et que votre aimable serviteur s'est procuré — consacré aux géants d'une économie qui, finalement, n'a véritablement commencé à être importante que depuis une quinzaine d'année, celle d'Internet. Il est donc question, bien évidemment, des pionniers (pour ne pas dire fossiles) Microsoft et Apple, mais aussi GoogleYahoo, les deux principaux réseaux sociaux (Twitter et Facebook), et enfin (ce qui va nous intéresser) ... Wikipédia. L'ouvrage est une plongée au cœur de ces structures, une plongée en eaux troubles, manifestement, aux yeux de son auteur. Nous sommes prévenus dès le bas de couverture (pas même besoin de tourner la page), avec cette petite alerte aguichante : "Vos livres, vos musiques, vos films, votre vie leur appartiennent. Vos libertés ? Ils n'en ont cure." Fort de ma perspicacité redoutable (que vous connaissez si bien, ami lecteur), j'ai tout de suite senti que ce livre allait être un panégyrique tout à la gloire des entreprises et fondation (ben oui, au singulier) citées. Quelle ne fut donc pas ma grande surprise (oui, je sais. L'ironie est un peu lourde. C'est voulu. Si si) de découvrir une véritable série de pamphlets, avec tous les grands acteurs du Web alignés un par un, façon exécutions au Far West, pour les passer au vitriol. La couverture, pour une fois, n'est pas vraiment une jolie phrase choc enroulée en papier cadeau pour attirer le chaland vers les étagères du libraire : on ressort bel et bien convaincu de cette lecture que tous, de Yahoo à Instagram, en passant aussi par Amazon, complotent contre l'humanité toute entière pour l'asservir, lui prendre son argent, l'acculturer et la vampiriser. Internet = nazis, et Bill Gates est sans aucun doute le nouvel Adolf Hitler. Ou Mark Zuckerberg plutôt. À moins qu'il ne s'agisse de Jimmy Wales. Ah, curieux, il ne semble pas y avoir de hiérarchie certaine, comme un hic pour un régime prétendûment totalitaire.

Reste le chapitre qui va nous intéresser spécifiquement, celui consacré à Wikipédia. Je vais déjà formuler deux observations préalables, à partir, toujours, de la couverture du livre :

  • La première c'est que Wikipédia, finalement, est la seule des structures épinglées à ne pas être une entreprise. Et à ne pas avoir de but lucratif. Cela ne l'empêche donc pas d'être une "nouvelle superpuissance", un constat tiré — je suppose — de l'audience du projet d'encyclopédie libre et collective (cinq ou sixième site le plus consulté au monde, selon les périodes). Un premier élément de surprise, finalement, car il semble par conséquent difficile de reprocher à Wikipédia de se construire une immense fortune sur le dos des pauvres internautes victimes de tout un tas d'horreurs, paraît-il. La critique d'Ichbiah ne sera donc pas, pour le coup, axée sur cette thématique.
  • Le deuxième élément est de voir Wikipédia épinglée comme voulant que "les livres, les musiques, les films et la vie" de tout internaute "lui appartiennent" car, de leurs libertés, elle "n'en a cure". Bon, à la rigueur, il est possible de subodorer une violente charge contre le principe même du libre (ce qui n'aurait rien d'original) mais ... même pas. Étrangement, cet aspect de Wikipédia est, nous y reviendrons plus en avant dans le billet, totalement absent du chapitre rédigé par Daniel Ichbiah. Reste l'atteinte aux libertés mais, à première vue (je suis un peu bête, il faut dire), j'aurais comme une petite tendance, probablement trop idéaliste, à considérer qu'un projet qui amène gratuitement l'ensemble des savoirs humains (ou presque, il n'est pas encore tout à fait fini) à l'humanité entière a plutôt pour effet d'amener plus de liberté grâce à une diffusion gratuite de la culture. Car, on le sait, un être ignorant est bien plus facilement aliéné, donc privé de liberté, qu'une personne instruite. Ce n'est pas pour rien, après tout, que les dictateurs les plus épouvantables de la planète exercent un contrôle intense de l'information dispensée à leurs concitoyens, y compris et surtout à l'école. Le titre du chapitre consacré à Wikipédia (c'est le numéro 6), "Une encyclopédie pour les gouverner tous", permet de lever une partie du voile : le principal tort de Wikipédia semble d'être lue par beaucoup trop de monde, ce qui en ferait un instrument de domination culturelle. En gros parce que, finalement, le sujet est à peine effleuré par l'auteur. Qui a au final préféré décortiquer les coulisses (du moins, le croit-il) de la version francophone du projet, notamment en compilant un certain nombre d'anecdotes plus ou moins réelles, et via deux sources principales : Anthère (bon, très bien) et ... Wikibuster. Aïe ...

Les (nombreuses) erreurs factuelles

Je l'avais déjà indiqué dans le billet susmentionné (je vous remets le lien) : le livre de Daniel Ichbiah contient un nombre assez impressionnant, pour un chapitre de quelques dizaines de pages, de grossières erreurs factuelles. Le fruit, selon les cas, d'un manque de rigueur aboutissant à un travail clairement bâclé ou d'une simple (et totale) ignorance des tenants et des aboutissants de la problématique traitée. Un paradoxe quand on sait qu'un des axes du pamphlet consiste, comme c'est original, à expliquer qu'il y a beaucoup trop d'erreurs dans Wikipédia. Un discrédit pour l'auteur également car, pour ma part, je suis très sceptique à propos de la véracité de ce que j'ai lu dans les autres chapitres, concernant les autres "superpuissances" évoquées, quand je vois un tel déferlement d'approximations et de bêtises sur un sujet que je connais bien.

J'avais donc relevé en décembre dernier quelques petits imprécisions amusantes, comme Wikinade qui se retrouve administratrice, ou le pauvre Fabrice Ferrer qui ne savait même pas qu'il était devenu un méchant banni. En réalité, le chapitre en est truffé. Je ne vais pas en faire la liste globale (ce serait fastidieux), mais j'ai pu établir deux axes autour desquels s'articulent les erreurs : 

  • Le premier axe, et c'est un grand classique, est de voir des administrateurs partout. Et de les doter, tant qu'on y est, du plus de superpouvoirs possibles. De fil en aiguille, on se retrouve donc avec d'authentiques Supermans dictatoriaux dirigeant une "superpuissance" qui gère les cerveaux d'un milliard d'être humains. Il faudrait songer à demander une augmentation vu les responsabilités ... Dès qu'un contributeur avec un peu de bouteille a mal agi (selon Ichbiah, en tout cas), il se retrouve affublé du qualificatif d'administrateur. Le mal peut aussi être général. Le pauvre Yann Moix (les contributeurs les plus anciens se souviendront du remue-ménage d'il y a quelques années à propos de l'article sur l'écrivain) se serait ainsi retrouvé en butte à une colossale force administrative, qui semblait n'avoir pour ambition dans la vie que de le contrarier, qui plus est omnisciente en manifestant sa "nervosité croissante" devant l'évolution de l'article, avant d'entrer en guerre contre l'armée des "zélateurs". On imagine volontiers, à la lecture de ces passages, une cabale d'administrateurs encagoulés rafraîchissant toutes les minutes la page de Yann Moix et complotant à qui mieux mieux pour veiller à ce qu'elle reste critique ...
  • La méconnaissance générale du fonctionnement de Wikipédia. Les principes fondateurs ne sont pas abordés, et semblent méconnus. Le processus de rédaction est ignoré. Certaines critiques font franchement sourire le Wikipédien assidu. Que ce soit sur la vérifiabilité — "Sur cette encyclopédie, la fiabilité est donc une notion mouvante" (une vraie confusion entre contenant et contenu. L'exigence de sources, pour démontrer la fiabilité de l'information, n'est pas mentionnée par Daniel Ichbiah. Le prétexte en est la critique fort classique (j'y reviendrai) de l'ouverture générale du projet à qui veut bien y participer) —, le libre, vu comme l'opposition aux encyclopédies traditionnelles rédigées par des experts (énorme confusion là aussi. Et là aussi très classique. Le placement sous licence libre du contenu de Wikipédia n'est d'ailleurs absolument pas évoqué dans l'ouvrage. Alors que c'est un, là aussi, des principes fondateurs), le contenu (avec une consternation lancinante devant le manque de fiabilité et de vérité, sans comprendre que Wikipédia se distingue aussi des encyclopédies précédentes par un autre principe fondateur, la neutralité de point de vue, créé pour tenir compte de la nature participative et collective du site), ou encore l'organisation (avec la stigmatisation d'un clan unique qui passerait son temps à s'autorégénérer pour manger les nouveaux. Il n'y a qu'un clan sur Wikipédia, c'est bien connu !).

Autant d'exemples qui préfigurent le contenu critique du chapitre, simpliste au possible.

Une critique éculée et simpliste du principe-même de Wikipédia

1. La démonstration par l'exemple

Simpliste, le pamphlet l'est déjà sur la forme. Démarche qui, par excellence, n'a rien de scientifique ni de probant, la démonstration par l'exemple est considérée — le plus souvent à juste titre — comme étant la preuve qu'une thèse souffre d'un grand déficit intellectuel et argumentatif. En ce sens, le chapitre qui nous intéresse, dans le livre de Daniel Ichbiah, fait démonstration de sa pauvreté rien que par sa structure argumentative. Ni analyse théorique, ni argumentaire, mais une compilation d'exemples et d'anecdotes plus ou moins pertinents qui est censée démontrer la faiblesse congénitale de Wikipédia et illustrer sa volonté d'être l'avant-garde d'un nouvel — et fatalement mauvais — élan culturel, qui serait en réalité synonyme de mise au pas intellectuelle au nom d'un conformisme et d'une absence de choix érigés en vertus cardinales. En tout cas, c'est en gros ce que j'ai compris de la prose de l'auteur.

Yann Moix, témoignages ô combien sérieux repris sur Wikibuster, intervention de Nezumi : l'ensemble de la démonstration s'articule autour d'anecdotes isolées. Une petite somme d'erreurs individuelles de jugement suffit, aux yeux d'Ichbiah, à faire la démonstration que Wikipédia n'est pas fiable et que son fonctionnement est abusif. Tant mieux s'il est satisfait mais, pour me convaincre, il faudrait un minimum de sérieux ...

2. Le problème de la fiabilité

C'est sans doute la critique portée à Wikipédia la plus éculée qui soit ... en même temps que la plus pertinente, selon le point de vue adopté. Wikipédia ne serait pas fiable. Comme je l'indique dans le paragraphe précédent, l'auteur, pour évoquer le problème de la fiabilité, montre quelques exemples d'erreurs, en particulier Yann Moix (encore et toujours), cas qui est mis en évidence durant toute la première partie du chapitre. 

La démarche, là encore, manque de rigueur puisqu'on se situe toujours dans le cadre de la démonstration par l'exemple. La portée aurait pu être intéressante (après tout, si Wikipédia veut être une encyclopédie digne de ce nom, elle se doit d'être la plus fiable possible. La critique est parfaitement recevable, même si elle s'applique à toutes les encyclopédies passées et présentes : même dans Larousse, Britannica ou Universalis, l'on trouvera toujours une ou deux erreurs ...) si elle avait été davantage développée (j'y reviendrai) au lieu de se contenter de cas d'espèce pas vraiment intéressants.

Surtout, le reste du propos de Daniel Ichbiah va ensuite mettre en évidence quelques incohérences fondamentales. Ainsi, après avoir déploré le manque de fiabilité allégué du projet, le journaliste, dans le cadre d'un autre sujet (les vilains administrateurs qui sont méchants avec les nouveaux) va critiquer Coyote du 86 qui a supprimé un article sous le prétexte d'un manque de sources, et explique au nouveau déçu qu'il faut effectivement apporter des sources afin que l'article soit vérifiable, et donc potentiellement admissible. Un comportement qui, selon Ichbiah, témoigne d'un climat de "cour de récréation". Fort bien, admettons. Mais dans ce cas, il aurait fallu nous expliquer comment on peut à la fois critiquer un manque structurel de fiabilité et s'opposer à ce qu'il faille fournir des sources pour créer un article sous prétexte qu'il "ne faut pas demander la permission pour créer une page". Parce que, s'il a la réponse, moi je prends !

Autre incohérence : Ichbiah s'en prend également "aux changements de version incessants", qui sont effectivement la conséquence inévitable de la philosophie novatrice de Wikipédia : l'ouverture à toutes et tous, et l'invitation à contribuer matérialisée par une des règles de base : n'hésitez pas ! Un autre frein à la fiabilité, paraît-il, puisqu'on peut alors introduire des erreurs comme on veut. Certes, mais c'est ignorer qu'il y a une patrouille qui veille au grain. Et surtout "oublier" que, dans ce cas, l'inverse est vrai aussi : il est très facile de corriger des erreurs ... 

3. Le refus de la doctrine participative

Cela étant, je reconnais que j'exagère (un peu). En réalité, la pensée de Daniel Ichbiah se veut cohérente et structurée ... à condition d'accepter ses préjugés de base. La critique du caractère mouvant du projet Wikipédia ne s'inscrit pas seulement dans celle du manque de fiabilité (revendiquée mais non démontrée, sinon par quelques exemples isolés), elle se situe aussi sur le terrain de la remise en cause du modèle participatif et collectif. Selon, là aussi, un schéma on ne peut plus classique qui se développe sur deux axes :

  • Puisque tout le monde peut contribuer, il n'y a aucun moyen de vérifier la qualité des contributeurs. L'expertise du rédacteur n'est pas exigée, et la compétence n'est pas un préalable requis. Pour Ichbiah, c'est un tort. Pour un Wikipédien, c'est un débat tranché depuis, en gros, la disparition de Nupedia et le départ de Larry Sanger pour fonder Citizendium. Tout a déjà été dit là-dessus. Je respecte poliment la position très old school de l'auteur, et il est inutile de poursuivre plus avant.
  • Le journaliste et écrivain dénonce ensuite — et c'est un peu plus intéressant — la théorie de l'autorégulation : "Tel est certes l'esprit de Wikipédia, ainsi que l'a conçue son initiateur, Jimmy Wales. Son hypothèse, généreuse, est qu'une erreur ne demeurera pas éternellement en ligne. Tôt ou tard, quelqu'un viendra la corriger. Nous obtenons donc une encyclopédie dans laquelle, virtuellement, n'importe qui peut théoriquement écrire n'importe quoi, le temps jouant en la faveur de la véracité." Cette critique théorique, qui se manifeste surtout par des craintes, était sans aucun doute acceptable et recevable vers 2002 ou 2003, au début de l'aventure ... Aujourd'hui, le recul, et surtout le développement considérable de Wikipédia, montrent que l'autorégulation, philosophie libérale s'il en est, fonctionne globalement. La "Main invisible" de la communauté veille pour tracer le chemin vers l'aboutissement d'une encyclopédie la plus fiable possible. Ichbiah semble d'ailleurs en avoir conscience : il reconnaît qu'une erreur sera, la plupart du temps, assez rapidement corrigée. Mais son attaque se situe sur un angle adjacent : la correction peut être réalisée insuffisamment rapidement, ce qui permettrait à l'erreur de prospérer ailleurs, vu que Wikipédia est trop abondamment utilisée comme source. C'est le problème de la circulation de l'information erronée. Son constat lui permet ensuite d'enchaîner sur l'axe qui lui tient à cœur : l'omnipotence culturelle de Wikipédia. Peut-être ... Mais il est difficile de reprocher à quelqu'un, ou à quelque chose, d'être victime de la rançon de son succès ...

To be continued ...


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